En novembre, les dieVx passent la pommade

Il y a des dieVx à revendre dans le calendrier de ce mois-ci, grâce à un document tout nouvellement acquis par la bibliothèque.

Télécharger le calendrier de novembre 2018.

Jacques André Millot candidat. François Chopart président. De uteri prolapsu. Parisiis : In Regiis chirurgicorum scholis. 1771. Cote BIU Santé : CISE 141

La thèse soutenue au Collège royal de chirurgie le 30 décembre 1771 par Jacques André Millot, sous la présidence de François Chopart, est une grande affiche (96 cm x 67 cm) imprimée sur deux feuilles accolées, dont nous n’avons pas localisé pour l’instant d’autre exemplaire. Elle appartient à la famille des «thèses à image».

Mais qu’est-ce qu’une thèse, qu’est-ce qu’une thèse à image, qu’est-ce qu’une thèse de chirurgie ? Tous ces mots sont des faux amis, qui nous poussent dans les horreurs de l’anachronisme. Qui sont Millot et Chopart, et qu’est-ce qu’entrer au Collège royal de chirurgie ? Que représente enfin cette grande image solennelle ?

[thème de l’image ci-dessous : le réservoir de Bethezda]

Disdier, François-Michel candidat. Jallet Nicolas – René président. Paris, 1750. Une autre thèse à image de la BIU Santé (cliquez dessus pour la numérisation originale). Cote 318, coll. artistiques FMP.

 

Les thèses de l’Ancien régime n’étaient pas ces travaux de recherche parfois monumentaux et normalement originaux qui sont aujourd’hui les «chefs-d’œuvre» réclamés au candidat en échange du plus haut diplôme universitaire, le doctorat. Ni même les mémoires, moins épais et moins souvent originaux, qui sont demandés pour l’obtention du doctorat en médecine. Depuis le Moyen Âge, l’étudiant, à la Faculté de médecine notamment, devait défendre plusieurs thèses au cours de sa formation : c’est-à-dire qu’il devait se soumettre, au cours de cérémonies réglées de plusieurs heures, au feu des questions de ses maîtres et de ses pairs, sur un sujet connu à l’avance. Cette cérémonie  dans certains cas (mais pas dans tous) devait s’accompagner d’une publication. La thèse de médecine écrite compta longtemps cinq paragraphes, pas un de plus ni de moins, sous la forme d’une affiche. En voici un exemple ordinaire du XVIIe siècle :

Patin, Guy – candidat. Guerin, Denis – président – Datùrne certum graviditatis indicium ex urina ? Paris, 1626.

À partir de 1732, la thèse de médecine devint une brochure in-quarto (18 cm x 25 cm environ) de quelques pages[1]. Mais le principe de la cérémonie ne changea pas. La thèse publiée n’était nécessairement ni originale dans son contenu, ni écrite par le candidat : l’auteur était souvent le président de thèse. C’est le cas de la thèse de Guy Patin reproduite ici, qui est en fait de Denis Guérin[2]. Une thèse pouvait aussi avoir été déjà soutenue, bien des années auparavant, parfois dans une autre faculté.

La thèse de chirurgie a une histoire particulière. La position sociale des chirurgiens a varié au fil des temps, on le sait, et l’existence de la thèse de chirurgie est un des marqueurs de cette variation. Subordonnés aux médecins durant la plus grande partie de l’époque moderne et privés de tous les symboles de l’érudition supérieure, ils n’ont pas soutenu de thèses, et surtout pas en latin, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle[3].

Le XVIIIe siècle vit l’ascension des chirurgiens, et l’affaiblissement de la Faculté de médecine de Paris. Deux manifestations particulièrement symboliques de ces mouvements nous intéressent ici : d’une part, un arrêt du conseil du roi du 12 avril 1749 ordonna que tout chirurgien accédant à la maîtrise en chirurgie devrait soutenir une thèse, qui serait imprimée (au format in-quarto) ;

La dédicace de la thèse de Millot dans sa version in-quarto (cote BIU Santé Ms 2339). La plaque de cuivre a servi également pour le cartouche de la thèse à image. Le texte est à peu près identique dans la thèse à image et dans la thèse in-quarto: cependant, un développement consacré à l’observation d’un cas manque dans la thèse à image, ce qui démontre bien sa fonction d’apparat.

d’autre part, le roi Louis XV accorda aux chirurgiens la construction d’un somptueux bâtiment, celui-là même qui constitue la partie la plus ancienne de la Faculté de médecine de Paris, aujourd’hui siège de l’Université Paris Descartes rue de l’École de médecine et où se trouve la BIU Santé : lorsque Millot soutint sa thèse le 31 décembre 1771, dans les locaux de l’Académie (au 5 de l’actuelle rue de l’École de médecine), les travaux avaient commencé depuis deux ans à quelques dizaines de mètres de là, à l’actuel numéro 12 de la même rue. Le prestige de la chirurgie était visible pour tous les yeux.

Mais pourquoi ce format d’affiche, alors que la thèse de chirurgie devait être imprimée au format in-quarto ? C’est la manifestation de l’orgueil nouveau des chirurgiens.

L’habitude s’était prise au XVIIe siècle, dans les diverses facultés, d’orner les thèses avec des «images» plus ou moins spectaculaires, souvent offertes en hommage à un protecteur réel ou espéré. C’est ainsi qu’en 1682 l’étudiant médecin Jean Poisson fit hommage de l’une des ses thèses à Louis XIV, en faisant graver un remarquable portrait. Nicolas Cappon, en 1635, dédiait sa thèse à Charles Guillemeau et l’ornait avec ses armoiries somptueusement gravées :

Cappon, Nicolas – candidat . Bazin, Simon – président. An imbecillitati Ventriculi adstringentia ? Dédicace de la thèse de médecine quodlibétaire imprimée, 1635. Cote : ms 76 n°820

Cet usage n’était d’ailleurs pas du tout propre aux thèses de médecine : les autres disciplines le partageaient. Cela faisait partie du faste qu’il était bon de déployer afin de bien engager sa carrière.

Lorsque le roi ordonna en 1749 que les chirurgiens, à leur tour, soutiendraient des thèses latines, ils reprirent aussitôt à leur compte l’usage pompeux et quelque peu passé de mode de la thèse à image : toutes les thèses de ce genre que nous connaissions déjà s’échelonnent de 1750 à 1763. La thèse de Millot, de 1771, est l’exemple le plus tardif parmi les chirurgiens (mais il continua de se graver des thèses à image presque jusqu’à la Révolution dans d’autres disciplines).

La maîtrise de chirurgie valait la peine, en terme de carrière, car elle permettait à son titulaire d’appartenir à la petite élite des chirurgiens membres de droit de l’Académie royale de chirurgie fondée en 1731. Les maîtres portaient la robe et le bonnet carré. Ils étaient répertoriés dans l’Almanach royal, avec la crème du royaume.

Qui était donc ce Millot candidat à la maîtrise en chirurgie ? Né en 1728, mort en 1811, Jacques André Millot a fait une assez belle carrière au service de l’aristocratie, et s’est spécialisé dans les accouchements. La Révolution lui réussit fort mal et le ruina : il tenta de se refaire en écrivant des ouvrages aguicheurs que les curieux connaissent encore, mais qui ne lui firent pas honneur auprès de ses pairs, et qui paraît-il ne firent pas non plus sa fortune ni celle de ses éditeurs : L’art de procréer les sexes à volonté, ou systême complet de génération (1800) ; La Gérocomie, ou code physiologique et philosophique, pour conduire les individus des deux sexes à une longue vie (1807).

Le président de la thèse, François Chopart (1743-1795), était un tout nouveau maître de l’année précédente. (Était-ce sa première présidence de thèse ? probablement.) Il fit une belle carrière académique, à l’École pratique, dans les degrés de l’Académie de chirurgie, puis après la Révolution à l’École de santé.

Le dédicataire enfin est Henri Léonard Jean Baptiste Bertin (1720-1792), contrôleur général des finances de Louis XV, agronome, fondateur notamment des premières écoles vétérinaires de Lyon et de Maisons Alfort. J’ignore quelle relation Millot entretenait avec lui.

Traiter du prolapsus vaginal ne surprend pas de la part d’un candidat qui fit carrière comme accoucheur. Il est peu probable qu’on puisse trouver des idées neuves dans la thèse, qu’on n’y attendait pas en tout cas : «On n’exige, dans ces sortes d’ouvrages, dont la destinée est pour l’ordinaire éphémère, que l’application de la saine doctrine avec la clarté et la méthode dans l’exposition du sujet», écrivait Pierre Sue dans la notice qu’il consacra à François Chopart[4]. Il y avait des exceptions pourtant, comme la thèse de Solayrès de Rhenac (De partu, 1771 également, que son auteur n’eut pas le temps de soutenir mais qui fut tout de même éditée et fort lue), considérée en son temps comme un chef-d’œuvre. On voit en tout cas que les sujets tendaient à s’adapter aux candidats.

Que représente donc l’allégorie ? En voici le programme succinct[5] :

«On y voit dans un temple l’Histoire écrivant les hauts faits du roi dont le Temps découvre et soutient le portrait posé sur un globe terrestre ; assise sur un nuage, la Prévoyance le couronne et observe la Prudence, mère de la Sagesse, de l’Abondance et des Arts ; la Renommée proclame la puissance du roi, Mars chasse ses ennemis. Au bas des positions [de thèse], Apollon et Hercule se reposent de part et d’autre d’un cartouche aux armes des Le Tellier[6]

«Comment ?», s’exclame le lecteur attentif. «De quel roi parlez-vous donc ? Où voyez-vous un globe terrestre, et qui sont donc ces Le Tellier ?»

Certes. Il n’y a pas de roi, pas d’armes des Le Tellier, pas de globe terrestre dans notre thèse. Mais si on y regarde de près, pourquoi une allégorie dédiée à un financier comporte-t-elle toutes ces allusions à la guerre (voyez les armes sous les pieds des figures féminines, et le personnage armé d’une épée, qui représente donc Mars) ? Pourquoi cette sphère muette au milieu de l’estampe, et dont on se demande ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce que Hercule vient faire dans une soutenance de thèse de chirurgie ? Pourquoi ces têtes de statues couronnées tombées aux pieds du Temps ?

La thèse de Millot n’est pas du tout une estampe originale. Elle reprend un dessin de Charles Le Brun (1619-1690), gravé par François de Poilly (1622-1693) pour une thèse de théologie soutenue en février 1663 par Charles-Maurice Le Tellier, qui fut plus tard archevêque de Reims. Un portrait de Louis XIV ornait le cartouche central soutenu par le Temps. La planche, assez lourdement regravée, a été allégée d’un certain nombre des attributs qui reliaient précisément le dessin à la personne royale du dédicataire et auraient gêné le réemploi : on a effacé ce qui faisait de la sphère centrale un globe terrestre ; les évocations de batailles qui ornaient les colonnes ont été supprimées ; et le portrait du roi lui-même a été remplacé par les armes, gravées sur une plaque à part, du financier Bertin. (On voit sur le bord droit du cartouche que la feuille principale a été incisée, et que les armes sont collées dans l’espace évidé du cartouche.)

Le résultat est quelque peu bancal, il faut bien le dire. Dans la thèse offerte à Louis XIV, la flagornerie qui faisait porter son portrait par le Temps lui-même, au-dessus des images brisées des anciens souverains, pouvait passer pour habile ; mais si on remplace Louis XIV par Bertin, elle paraît incongrue, quels que fussent d’ailleurs ses mérites ; on ne voit pas bien non plus comment rattraper les allusions guerrières…

C’est que faire graver une image nouvelle et parfaitement adaptée à la circonstance était une dépense que peu de candidats pouvaient s’offrir. Et sans doute les dédicataires de ces flatteries mondaines n’y regardaient-ils pas de si près. Les candidats choisissaient donc, chez les marchands spécialisés, une solution aussi adaptée que possible à leur but, et à leur bourse.

J’ignore si la gravure de Le Tellier a servi pour d’autres thèses encore : mais je serais curieux de l’apprendre, et c’est fort probable.

Voici, numérisée dans Gallica, la thèse d’origine de Le Tellier :

Non content de mesurer le temps, le Calendrier des dieVx vous offre ce mois-ci un jeu des sept erreurs pour l’occuper.

Jean-François Vincent

[1] Voir le billet de blog de Solenne Coutagne consacré à la collection Baron, récemment mise en ligne intégralement dans Medic@.

[2] Pour tout savoir sur Guy Patin, consulter : Correspondance complète et autres écrits de Guy Patin, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. Plus particulièrement sur ses thèses, voir : Lettre à Claude II Belin, le 14 mai 1630. Note 4 ; et sur la thèse de médecine au XVIIe siècle : Lettre À Claude I Belin, le 20 avril 1630. Note 1 (Consultés le 18.10.2018)

[3] Un curieux exemple de thèse de chirurgie « à image » datant de 1657 se trouve pourtant dans la collection de la BIU Santé (Vivien, Pierre – candidat / Houllier, Jean – président. Utrum notitia circulationis sanguinis sit necessaria Chirurgico ? Thèse de chirurgie imprimée, 1657. Paris. Cote : ms 78 n°73). Pour en savoir plus sur cette thèse et aussi sur les autres thèses à image de chirurgie de la collection de la BIU Santé, voir : Édouard Turner: Quelques thèses à images [XVIIè – XVIIIè] exposées momentanément dans les salles d’examen de l’École de médecine de Paris. (In Études historiques. – Paris : Masson, 1876 – 1885, p. 135 – 162. – Extrait de la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, 1879.) et particulièrement p. 159.

[4] Pierre Sue. Notice historique sur François Chopart,… [Paris, Impr. de Migneret], 1812.

[5] Lothe, José. L’œuvre gravé de François et Nicolas de Poilly d’Abbeville : graveurs parisiens du XVIIe siècle : catalogue général avec les reproductions de 482 estampes. – Paris-musées : Commission des travaux historiques de la Ville de Paris, 1994. Cité d’après : Meyer, Véronique. L’illustration des thèses à Paris dans la seconde moitié du XVIIe siècle : peintres, graveurs, éditeurs. Paris Musées, 2002. p. 29 n. 70

[6] Ajoutons que plusieurs de ces individus sont assis ou appuyés sur des livres, un usage divin, peut-être, mais qu’un bibliothécaire se doit de vivement dénoncer.

En savoir plus

Consulter la thèse de Jacques André Millot sur Medic@

La bibliothèque possède neuf autres thèses de chirurgie à image du XVIIIe siècle. On peut voir toutes les autres dans Medic@.

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