Catalogues d'instruments

 Liste des ouvrages numérisés

Les catalogues d'instruments de chirurgie

Présentation par le Dr. Julien Wyplosz

La BIU Santé possède des catalogues d’instruments utilisés en médecine et en chirurgie. (q.s)

Si l’instrument évoque tout de suite la chirurgie, la médecine n’en n’est pas moins tributaire. La découverte d’un nouvel instrument a souvent ouvert une discipline médicale nouvelle avec ses possibilités conceptuelles, sémiologiques et thérapeutiques.

Ces catalogues donne un cliché des acquis instrumentaux à un moment donné, mais à la place d’une photographie nous avons ces magnifiques planches gravées qui nous plongent dans toute une époque.

Instruments et chirurgie

La chirurgie (du grec cheira, main) comme son nom l’indique est définie par le geste manuel.

Ce geste « retenu », mûrement réfléchi et poli par l’expérience est le fruit d’une transmission qui ne peut se faire que de maître à élève. Il y faut parfois de dizaines de générations.

Mais dès son apparition il y a quelque 120.000 ans homo sapiens se sert d’instruments et transmet son savoir de génération en génération. Cette expérience a dû longtemps se confiner à l’intérieur de familles médicales et rester très secrète

Elle ne se conçoit pas sans l’aide d’instruments, car la main de l’homme a pour vertu majeure de construire et fabriquer des instruments. À tel point que les anthropologues ont pu discuter si c’était la caractéristique même de l’espèce humaine. En grec l’instrument se dit organon et Chantraine nous dit que organa est l’épithète de cheir.

D’où viennent ces instruments?

Au départ le guérisseur utilisera les outils qu’il sait fabriquer. C’est à dire le galet aménagé, les bifaces, les outils de pierre divers dont il se servait pour tuer les animaux, les dépouiller, les équarrir, les débiter.

Les trépanations qui remontent au néolithique portent des traces évidentes de l’utilisation de pierres taillées.

Dès le début du IVe millénaire avant notre ère les métaux apparaissent, d’abord le cuivre et le bronze, puis au début du Ier millénaire le fer. Des outils adaptés à chaque tâche apparaissent et se perfectionnent.

Le mot « instrument » vient du latin struo issu de l’indo européen *stru, qui veut dire empiler, construire, bâtir et avec le préverbe in il signifie équipé, instruit (Ernout et Meillet). Les artisans du bâtiment, tailleurs de pierre, maçons, menuisiers etc. ont besoin d’outils divers que la chirurgie va emprunter pour couper, scier, gratter, saisir etc. Elle va utiliser le trépan, les divers ciseaux, les pinces, les tenailles. Elle n’hésitera pas à emprunter aux bouchers, aux pelletiers, aux tailleurs pour avoir des couteaux, des rugines, des raspatoires, des forces etc.

Il est dès lors difficile, lors des fouilles, de savoir si les instruments découverts étaient spécialement affectés à la chirurgie. Il faut un contexte particulier pour le savoir.

Ainsi les instruments figurés sur un mur du temple de Kom-Ombo en Égypte, datant pourtant de la période romaine ne sont pas, de façon certaine, chirurgicaux, ils peuvent avoir appartenu à un embaumeur.

Par contre, « la maison du chirurgien » de Pompéi nous a fourni des instruments ayant appartenu de façon claire à un praticien médical du Ier siècle. Depuis l’antiquité gréco-latine un grand nombre d’instruments nous sont parvenus. Mais les écrits antiques ne donnent pas d’iconographie pour les instruments. Celse est contemporain des instruments trouvés à Pompéi et on peut ainsi mieux, mais pas toujours, en comprendre l’usage. Mais la lecture de Celse ne permet pas d’envisager l’extrême sophistication des instruments romains. Nul ne pouvait imaginer qu’on savait fabriquer des spéculums articulés à plusieurs branches très proches des instruments modernes alors que Récamier pouvait croire de bonne foi avoir découvert son spéculum, simple tube en bois de buis fabriqué en 1812. Mais les fouilles de Pompéi se sont faites au début de manière anarchique et les instruments ne furent connus qu’après la publication de Vulpes en 1847.

Les manuscrits médiévaux sont eux riches en miniatures. Le manuscrit d’Apollonius de Citium datant du XIe s. montre des machines chirurgicales. En arabe Le Kitab al-Tasrif d’Abulcasis dont un manuscrit daté de 1106 existe au musée de Damas montre de très nombreux instruments. Puis à partir de l’École de Salerne de mutiples manuscrits en latin (Roger, Roland, Guillaume de Salicet) donnent maints aspects de la chirurgie médiévale.

Dès lors les instruments sont connus et leur utilisation est précisée.

Ambroise Paré a remarquablement fait représenter les instruments de son temps et bien sûr la manière de s’en servir.

L’âge des instruments chirurgicaux français se situe au XIXe siècle où plusieurs fabricants installent leurs boutiques autour de la Faculté de médecine de Paris et font fabriquer leur instruments notamment à Nogent-en-Bassigny près de Chaumont en Haute-Marne qui était un centre de coutellerie ancien et où une demi-douzaine d’entreprises persistent encore.

Collin, Chevalier, Mathieu, et d’autres fournissent en instruments les chirurgiens français et étrangers. Ils fabriquent de manière très artisanale des pièces d’une grande perfection.

Certains se spécialisent : Delamotte fabrique des sondes en gomme, Lüer des seringues et des instruments ORL.

Ces fabricants sont des pionniers et avec l’aide des chirurgiens les plus inventifs ils vont mettre au point un arsenal qui dure encore.

Comme les chirurgiens leur commandaient les instruments qu’ils souhaitaient avoir, les fabricants leur donnaient tout naturellement le nom du client. Se met en place ainsi une éponymie qui va perpétuer des noms. Ceux-ci restent vivants dans le langage des chirurgiens, autrement ils ne seraient plus connus que des historiens de la médecine. Cette reconnaissance est bien légitime pour ceux qui ont permis l’exercice de leur art. Bien plus, elle crée un intérêt pour l’histoire de la chirurgie. Kocher, Péan, Terrier, Farabeuf… qui étaient-ils ? Quand ont-ils vécu ? Pourquoi ont-ils découvert une pince, un écarteur, une valve ? Sans eux le travail du chirurgien est impossible.

Puis viendront de multiples appareils pour l’anesthésie, les divers instruments et appareils pour les diverses branches spécialisées de la chirurgie.

Signalons entre mille le cœur-poumon artificiel dû à Gibbon (1953) et Lillehei (1956) qui a permis la chirurgie à cœur ouvert ou l’endoscope inventé dès 1865 par Desormaux qui connaît de nos jours un engouement extraordinaire et modifie toutes les techniques chirurgicales.

Mais toutes les inventions ne sont pas révolutionnaires et l’esprit curieux pourra chiner dans les catalogues et sera content de trouver la description de l’Appareil de Goy , breveté pour la guérison des ongles incarnés, la Tige élastique et le Curvateur intra-utérin du prof. Vulliet pour le redressement et la gymnastique de l’utérus ainsi que la Pince en fer à friser du prof. Aug. Reverdin pour saisir le ligament large… entre autres merveilles.

Instruments et médecine

Le médecin, lui, se sent moins proche de ce monde d’objets indispensables. Il ne se sépare pourtant guère de son stéthoscope et parfois d’un marteau à réflexe qu’il appelle « un babinski » ainsi que d’une épingle à nourrice.

Tous connaissent Laënnec, l’inventeur du stéthoscope qui n’a pas inventé l’auscultation, déjà bien connue de auteurs hippocratiques, mais a décrit une sémiologie qui a fait date.

Sans appareil à tension et sans thermomètre on ne peut faire un examen dit « clinique » élémentaire.

Le premier fut fabriqué par Galilée en 1592 et on peut le voir au Museo di storia della scienza à Florence, le second est dû à Vierordt 1855 et Potain dont on peut voir le sphygmomanomètre dans le catalogue de Mathieu.

Si on ne connaît pas la tension artérielle c’est tout un pan de la médecine qui disparaît ou plutôt ne peut apparaître.

Il est bien intéressant de voir les avatars de ces instruments depuis leur invention.

La médecine ne se conçoit plus sans microscope mais entre les travaux de Leeuwenhoek et ceux de Pasteur deux siècles s’écoulent. C’est que l’instrument mit longtemps à se perfectionner et Bichat ne voulait pas s’en servir disant que les images obtenues étaient trompeuses. On en verra plusieurs exemplaires dans ces catalogues.

Il n’est pas question de voir ici tous les instruments indispensables pour l’exploration d’un malade à l’heure actuelle qui vont de l’électrocardiographe jusqu’à l’imagerie par résonance magnétique, mais bien plutôt de divers instruments et appareils qui ont eu leur heure de gloire et que ces catalogues nous restituent.

Il en est ainsi de l’appareil de Lucas-Championnière, de le seringue de Tzanck dont on sait encore l’usage mais aussi de bien d’autres qui n’évoquent plus rien pour nous : le Pistolet musculaire de Du Bois-Reymond, le Myophone , Rachigraphe , le Phonendoscope , le Cyrtomètre et le Plessigraphe de Peter sans oublier le Marteau à percussion centrale automatique du Dr Maurice Dupont.

On voit ainsi la science progresser, comme toujours, avec ses hésitations et ses fausses routes mais aussi avec ses inventeurs inspirés et ses génies révolutionnaires.

Frédéric Charrière : ses ateliers et son établissement

par Jimmy DRULHON
 


Article extrait de :
Frédéric Charrière (1803-1876) Fabricant d’instruments de
chirurgie et 150 ans de l’histoire d’un établissement parisien
du quartier des Cordeliers, Paris, 2008

Joseph Frédéric Benoit Charrière (1803-1876)
© Coll. Académie nationale de médecine
Seringue de type "Pravaz" dans sa boîte avec deux aiguilles, par Charrière
© Coll. Musée de l'AP-HP - coll. de l'ancien musée Pierre Fauchard

Frédéric Charrière, qui a été placé au nombre des ouvriers habiles et heureux, fut le premier industriel d’instruments de chirurgie, en France et à l’étranger. Il fut le premier aussi à avoir formé dans ses ateliers un très grand nombre d’émules qui, plus tard, s’établirent à leur compte et devinrent un peu ses concurrents ; mais ils formèrent à leur tour d’autres artisans qui tous mirent dans leur pratique quelque chose qui venait des ateliers de la rue de l’École de Médecine. La renommée de l’instrumentation chirurgicale française lui doit tout.

Longtemps laissée entre les mains des forgerons et des couteliers, la fabrication des instruments de chirurgie n’avait pas progressé d’un pas, ou si peu. En ce début du XIXe siècle, l’art de fabriquer les instruments se plaça en France au-dessus de toute concurrence, par suite des perfectionnements dus à l’intelligence et aux travaux de plusieurs artisans éminents. Charrière fut l’un de ceux-là, et aussi l’un des tout premiers. Il travaillait sans relâche dans ses ateliers, seul ou avec les ouvriers et les contremaîtres. Il a tout de suite senti que, seul dans son coin ou dans son magasin, il ne pourrait donner à son talent qu’une petite part de ses possibilités. Il lui fallait aller là où s’appliquaient les instruments qui sortaient de ses mains. Il l’a écrit lui-même, dans l’introduction de sa notice de 1834 : « J’ai compris tout l’avantage qu’il y aurait de voir fonctionner mes instruments. J’ai donc demandé à assister à des opérations chirurgicales. J’ai été singulièrement favorisé par les chirurgiens de la capitale, car tous m’ont accueilli avec une grande bienveillance, et la plupart m’ont, j’ose le dire, servi de maîtres ».

Ainsi, de jour en jour, associé de plus en plus étroitement aux exploits des chirurgiens, Frédéric Charrière devint, en quelque sorte, l’animateur du progrès de l’arsenal chirurgical qui a profondément marqué le XIXe siècle. Façonnés par sa main, les instruments qui sortaient de ses ateliers acquirent une qualité qu’ils n’avaient eue qu’imparfaitement jusqu’alors. Il fallait entendre par là, que les nouveaux instruments, sous le petit encombrement qu’il avait réussi à leur donner, avaient maintenant une force et une résistance qui permettaient aux praticiens de vaincre les grands obstacles présentés par le corps humain. Cette solidité à toute épreuve, ce fut la trempe de l’acier qui la leur donna, trempe où excella notre coutelier. C’est la pensée que le docteur Tuffier, chargé de rédiger le rapport centennal sur les instruments de chirurgie à l’exposition de 1900, exprima pour évoquer Frédéric Charrière et son œuvre. Il y avait donc bien une « qualité Charrière ».

À son talent d’inventeur, à sa belle capacité de travail, Charrière avait ajouté des dons exceptionnels de mécanicien et même de solides notions de physique et de chimie. En 1842, avant de déposer un brevet pour un nouveau système de galvanisation des métaux, il fit et refit sans cesse des expériences pour assouplir l’os et l’ivoire, expériences qui aboutirent en 1840 à un brevet très lucratif pour des tétines de biberons et des bouts de seins artificiels ; il proposa même un nouvel électro-aimant qui semble, en revanche, n’avoir pas beaucoup retenu l’attention des électriciens.

Mais son vrai domaine, celui où il était à l’aise et qu’il porta à l’excellence fut la fabrication des instruments de chirurgie. Cette industrie, pour ainsi dire, naquit en France, à Paris, plus exactement dans ses ateliers. « Sous l’impulsion de M. Charrière, elle a pris, il y a environ quarante ans, une importance considérable et elle a fait des progrès incessants. » C’est ainsi que le docteur Onimus concluait son rapport sur les instruments au retour de l’Exposition internationale de Vienne (1873). Charrière était à cette date retiré des affaires, mais tous les observateurs reconnaissaient en lui son action passée : la création et l’animation de cette industrie française qui fut si prospère jusqu’avant la Première Guerre mondiale.

Notons que cette qualité des instruments Charrière que nous louons aujourd’hui déjà à son époque faisait l’objet d’éloges quasi unanimes. Les chirurgiens surtout appréciaient leur maniabilité, la qualité de l’acier, la perfection des tranchants, la finesse de leur exécution, la facilité de leur démontage qui permettait un meilleur entretien. Le premier de ces praticiens, le grand Dupuytren, l’autorisa à suivre ses interventions afin qu’il se rendît compte des gestes que l’opérateur avait à faire. Ainsi entre les deux hommes s’installa une très belle coopération qui aboutit à la création de quelques instruments restés dans les annales de l’arsenal chirurgical : les lithotomes simple et double, l’amygdalotome, par exemple. Le célèbre urologue Jean Civiale fit de Frédéric Charrière son fabricant attitré. Pour lui, ce dernier créa à sa demande ou suivant ses propres idées, dans un domaine où très peu d’instruments existaient, un grand nombre d’instruments et d’appareils qui permirent d’exécuter des opérations que personne encore n’avait imaginées. Pour Duchenne de Boulogne, il construisit la machine volta-faradique qui fut à l’origine de l’introduction de la photographies dans le domaine médical. Pour le jeune chirurgien Maisonneuve, il mit au point l’un des tout premiers appareils d’anesthésie ; il exécuta pour Pravaz la seringue que celui-ci avait dessinée.

Finalement Charrière est aujourd’hui un personnage mal connu alors qu’il fut le premier des industriels de la coutellerie chirurgicale, celui qui la créa de toutes pièces et la porta si haut qu’il fit de la France et de Paris la première place mondiale dans ce domaine et de son nom, de sa signature comme on dit, le gage d’une excellence. L’écrivain polygraphe Noël Régnier, dans le chapitre consacré à l’Exposition universelle de 1867, résuma ainsi la situation : « La France tenait le premier rang pour les instruments de chirurgie, les appareils orthopédiques, hydrothérapiques, etc. 5000 personnes travaillaient dans cette industrie spéciale dont le rapport atteignit 15 000 000 francs1. »

La maison Charrière renvoyait l’image respectée et respectable d’un pays en pleine expansion industrielle et commerciale. Elle était aussi bien placée au sein du mouvement qui entraînait les entreprises dans une véritable révolution industrielle et sociale.

Aujourd’hui, Frédéric Charrière ne peut plus être considéré comme simple ouvrier ou marchand. Il doit compter parmi les hommes qui ont su joindre à une grande activité un vif désir de servir les intérêts de l’humanité et de la science.

Joseph Frédéric Benoît Charrière, le 20 mars 1803, naquit à Cerniat, petit village tranquille (aujourd’hui de trois cent trente-huit habitants) du canton de Fribourg, en Suisse, dans la région aux prairies verdoyantes de la Gruyère du nom de son emblème un échassier appelé grue. Peu après ses dix ans, il vint à Paris retrouver ses parents qui s’y étaient installés, depuis peu, l’un comme garçon de recette, l’autre en qualité de couturière. En 1816, il entra en apprentissage chez un « artisan repasseur » en coutellerie, un certain Vincent, qui employa jusqu’à huit ouvriers et trois apprentis parmi lesquels se trouvait Hippolyte Guyot. Ce compagnon d’apprentissage ne quitta plus Frédéric qui lui confia, beaucoup plus tard, la direction de ses ateliers et l’apprentissage de son fils.

Chez Vincent, l’assiduité du jeune Charrière étonnait tout le voisinage : « On remarquait particulièrement qu’au lieu d’imiter la plupart de ses compagnons, il restait le dimanche dans l’atelier s’amusant à forger, à limer le fer, à chercher, à penser2. »

Après quelques années de formation, il passa son grade de maître coutelier en 1821 et, à l’âge de dix-huit ans, s’installa à son compte dans le local de son ancien employeur qu’il acquit pour la somme de 2 500 francs3, local que lui céda la veuve Vincent qui ne pouvait plus continuer d’exercer l’activité de feu son mari. En effet, les veuves ne pouvaient que « tenir boutique » ; elles ne pouvaient ni engager de nouveaux ouvriers ni former de nouveaux apprentis, elles continuaient seulement l’apprentissage de ceux que leur mari avait commencé à former4.

Le local de la veuve Vincent était situé dans la Cour Saint-Jean-de-Latran dans le Ve arrondissement. Cette cour était en fait un passage qui traversait l’enclos du même nom et conduisait de la place de Cambrai (aujourd’hui place Marcellin-Berthelot) à la rue Saint-Jean-de-Beauvais (aujourd’hui rue Jean-de-Beauvais). La pioche des démolisseurs la détruisit en novembre 1854 lors du percement de la rue des Écoles.

Frédéric Charrière resta à cette adresse jusqu’en 1833. Dans le catalogue de la première vente des instruments provenant de l’ancien musée de Frédéric Charrière, le n° 79 décrit un magnifique lithotome double de Dupuytren que le fabricant fit graver ainsi dans un cartouche orné de deux serpents enroulés autour d’un vase surmonté par deux couronnes de laurier : « Charrière En face le Collège de France au fond de la cour St Jean de Latran n° 34-35 ». Cette signature dans son cadre emblématique ne sera que très rarement reproduite sur un autre instrument de cette qualité.

Le développement qu’il avait donné à sa petite industrie de la Cour Saint-Jean-de-Latran l’obligea bientôt à chercher un nouveau local beaucoup plus vaste. Il le trouva en 1833 dans le quartier des Cordeliers où il déménagea ateliers et magasins. Il s’installa d’abord au 7, puis au 9 de la rue de l’École de Médecine (aujourd’hui n°7 bis). Ce ne fut qu’à la fin de l’année 1842 qu’il traversa la rue pour s’établir définitivement au numéro 6. L’entrée des ouvriers se faisait par la rue Pierre Sarrazin. Pour cette année 1842, le revenu brut déclaré de Frédéric Charrière est de 6 600 francs5.

Dans le nota de l’introduction de son catalogue de 1842, Charrière expliquait à ses clients les raisons de son dernier déménagement : « Pour cause d’agrandissement, mes ateliers et magasins seront transférés, à la fin de cette année, dans la maison faisant face à celle que j’occupe actuellement. Là, je pourrai réunir des ateliers pour chaque genre d’articles, notamment pour la confection des bandages. Je pourrai en outre donner à la fabrication de tous les instruments, appareils et coutellerie, une extension plus grande que je n’ai pu le faire jusqu’à ce jour. »

Effectivement l’extension qu’il souhaitait se poursuivit très peu de temps après puisque le ministre de l’Agriculture et du Commerce, dans le rapport en demande de naturalisation qu’il adressa au ministre de la Justice, écrivait : « Il paraîtrait même, d’après les renseignements qui m’ont été transmis, que le Sr Charrière s’est vu, par suite de l’importance qu’a prise aujourd’hui [janvier 1843] son industrie, dans la nécessité de faire construire de nouveaux atteliers (sic) dans une maison qu’il vient d’acquérir6 ».

Au physique, selon Farabeuf qui l’a beaucoup fréquenté, Frédéric Charrière « était un homme grand et robuste, d’une énergie morale et physique extraordinaire. » ; il était acharné au travail. Dans une même journée, on pouvait le voir dans son magasin avec les clients et les employés, dans l’atelier avec les ouvriers, dans les salles d’opérations et les amphithéâtres avec les chirurgiens, dans son bureau, tard le soir, à rédiger les innombrables notices que publiait la maison ou les demandes de brevets, les projets de modification des instruments, les adresses aux Académies, etc.

Farabeuf qui habita quelque temps de l’autre côté de la rue fut le témoin direct de son ardeur au travail ; chargé de l’éloge du coutelier, il l’a dit sur sa tombe devant une assistance nombreuse le jour de ses funérailles : « Il fréquentait les cliniques et les amphithéâtres, faisait de ses mains et à ses frais essais sur essais pour réaliser ses conceptions ou celles des autres ; et le soir, lorsque la journée faite, la boutique était vide et l’atelier fermé, l’infatigable artisan descendait à la forge et forgeait toutes les pièces qui devaient occuper ses limeurs le lendemain. »

L’établissement de la rue de l’École de médecine était très prospère, tous les témoignages s’accordent pour le dire ; et en cette première moitié du XIXe siècle, l’industrie des instruments de chirurgie dont la maison Charrière était, en France, le plus beau représentant, constituait sans aucun doute la partie la plus intéressante de la coutellerie. En effet, aucun autre des articles de cette branche de l’industrie ne reçoit une destination aussi utile et aussi noble. Pour cette mission qui est de fournir aux chirurgiens des auxiliaires aussi puissants et indispensables, Frédéric Charrière a tout de suite compris le rôle qu’il pouvait jouer dans un domaine où manquait un innovateur : à sa grande habileté manuelle, il apporterait une connaissance technique et scientifique indiscutables. Il ne sera donc jamais le simple « industriel » qu’il aurait pu se contenter d’être, comme le furent bien d’autres parmi ses concurrents. Gaujot, et il n’est pas le seul, n’hésitait pas, pour sa part, à lui accoler le nom « d’artiste » qu’il trouvait bien digne, par ses travaux et les services qu’il rendait à la science, « de figurer honorablement à côté des chirurgiens. »

Tout obligeait le coutelier Charrière à satisfaire les goûts variés d’une clientèle d’élite et exigeante. Il devait prendre l’initiative des innovations réclamées qu’aucun sacrifice de temps ou d’argent ne pouvait arrêter. Dans ses tentatives, répétées jusqu’à une complète réussite, il pouvait compter sur l’aide de quelques ouvriers habiles qu’il avait formés patiemment.

À la demande de ses clients, les grands chirurgiens, ou de son propre chef, Frédéric Charrière façonnait des modèles qu’il faisait ensuite fabriquer « en grand » à Nogent7; les usines à vapeur de la Haute-Marne se trouvaient ainsi considérées comme une extension des ateliers de Paris.

À cette époque-là, deux centres français principaux, Nogent et Paris, suffisaient pour alimenter la presque totalité de la coutellerie spécialisée en instruments de chirurgie. Arthur Daguin a noté que ce fait existait déjà en 1839 : « Tous les instruments spéciaux de la chirurgie se fabriquaient à Paris ; mais tous ceux qui se rattachent directement à la coutellerie et à la cisellerie, aussi bien que les pinces à anneaux, les daviers, les clefs à dents, sortent de Nogent où leur fabrication occupe un grand nombre d’ouvriers habiles. Les fabricants parisiens ne peuvent lutter avec ceux de Nogent, qui produisent dans d’excellentes conditions et à bas prix. »

Les deux autres centres, Châtellerault et Thiers, ne fournissaient que la coutellerie de table ou de jardin, « l’ordinaire et le bon marché ». Lors des statistiques établies en 1878, deux années seulement après la mort de Frédéric Charrière, Nogent comptait vingt usines mues par l’eau ou la vapeur, quarante maisons de commerce en gros et employait dix mille ouvriers répartis en ville et dans les quarante communes des cantons voisins. C’était à peu de chose près la même situation avant le décès du coutelier parisien.

Des deux districts contigus de Nogent et de Langres provenait la coutellerie dite fine et demi-fine : lames et ciseaux. La plupart des usines possédaient des « cabinets dans lesquels étaient rangés avec ordre des milliers de poinçons destinés à marquer les objets expédiés à qui de droit. Les fameux rasoirs anglais de M… lui sont expédiés de Nogent par 5 et 600 douzaines8. » Il est bien difficile ainsi de pouvoir affirmer que tel ou tel outil ou instrument portant le poinçon bien connu d’un coutelier de Paris ou de Londres sort d’un atelier parisien ou anglais puisqu’il a pu être fabriqué dans la Haute-Marne.

Les ouvriers des diverses branches de cette industrie travaillaient soit dans des usines ou des fabriques, soit dans leur foyer. Leur production était ensuite vendue pour les deux tiers aux couteliers parisiens et pour un tiers expédiée à l’étranger, principalement en Amérique du Sud. De toute cette production, la coutellerie chirurgicale n’occupait qu’une partie de l’activité des ouvriers et du commerce.

La marchandise des ateliers parisiens de Charrière provenait de Nogent, et plus particulièrement des usines des frères Eugène et Adolphe Vitry, créées en 1795. Elles s’étaient transmises dans « la même famille avec les meilleures traditions de loyauté et d’expérience acquise9. » Les frères, dont Eugène était le gendre de Frédéric Charrière, occupaient deux cent cinquante ouvriers en 1867. Ils avaient ajouté à leur fabrication très variée de ciseaux, couteaux de poche et instruments de jardinage, la fabrication des instruments de chirurgie. Guidés par les conseils de Frédéric Charrière qui les poussa aussi à développer à grande échelle cette branche de leur industrie, ils lui fournissaient l’essentiel des lames en acier trempé dont il leur avait imposé la technique apprise lors de son séjour à Sheffield.

Sous l’impulsion de Frédéric Charrière, les usines de Nogent avaient été modernisées à la fin des années quarante. Les moteurs à vapeur nouvellement installés permettaient de mouvoir de puissants tours-laminoirs ; de même, des ventilateurs remplaçaient les soufflets anciens, réduisant ainsi considérablement « les frais de bras ». Le même ouvrier qui conduisait la machine à vapeur pouvait aussi contrôler « une petite usine à gaz pour l’éclairage ». Cette économie sur les bras fut, bien entendu, répercutée sur le prix des articles qui sortaient des ateliers nogentais. Ainsi, une médaille de première classe attribuée lors de l’exposition de 1855 récompensa les auteurs de cette « coutellerie à bon marché » ; une deuxième fois en 1867, une double médaille d’argent couronna les frères Vitry pour leurs instruments de chirurgie et pour leurs ciseaux et sécateurs.

Les frères couteliers avaient aussi amélioré, dans toutes leurs parties, les ateliers de production : la forge, l’ajustage, le montage et le poli et ils ont appliqué « autant que possible le régime de la division du travail ».

La production de l’établissement parisien de Frédéric Charrière et celle des usines associées de Nogent maintenant entièrement modernisées pouvaient affronter la production de la concurrence française et étrangère.

Après la mort de Frédéric Charrière, le 22 juillet 1876, Eugène Edmond Vitry acheta l’immeuble du 6 de la rue de l’Ecole de Médecine où il s’installa avec sa femme. Eugène Collin était alors son seul locataire (la société Robert et Collin sera dissoute en juin 188410). Peu de temps après, en 1877, Eugène Vitry céda l’usine de Nogent à son frère Adolphe qui la revendit en 1887 à M. Schwob.

En 1866, la maison Charrière fut adjugée après enchères à deux anciens employés de Frédéric Charrière : Robert et Collin qui publièrent leur premier et unique catalogue en 1867. L’établissement sera repris plus tard par Pierre Urbain Louis Collin ; son petit-fils Pierre lui succèdera en 1923. Pierre Gentille absorbera l’ancienne maison Charrière, devenue entre temps maison Collin, en 1957. Le fonds Charrière-Collin-Gentile fut vendu en 1972 lorsque Pierre Gentile prit sa retraite. Avec la vente de ce fonds s’achevaient cent cinquante ans d’activité de la plus illustre maison française d’instrumentation chirurgicale.

Notes

1 Soient aujourd’hui environ 55 millions d’euros (données INSEE communiquées à titre purement indicatif car reposant sur des hypothèses relativement fragiles)
2 Achille Chéreau, Charrière, extrait de la Bibliothèque universelle et Revue suisse, Lausanne, 1876.
3 Soient aujourd’hui environ 9 200 euros (idem).
4 Article « coutelier » in : Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers.
5 Soient aujourd’hui environ 35 000 euros (idem).
6 Archives nationales, dossier naturalisation, n° BB/11/444/1.
7 Nogent-le-Roi, Nogent-en-Bassigny, Nogent-sur-Seine ? Ces différentes dénominations désignent un même lieu en Haute-Marne ; nous dirons seulement Nogent.
8 Revue de l’Exposition de Dijon. Journal des exposants, 1858, p. 156.
9 Camille Pagé, La coutellerie depuis l’origine jusqu’à nos jours, Châtellerault, 1896-1905, 6 vol.
10 Calepin du cadastre, Archives de la ville de Paris, dossier n° DP4 374, année 1876

Références

CHÉREAU (A.), Charrière…[Extrait de la Bibliothèque universelle et Revue suisse]… Lausanne, G. Bridel, 1876
DAGUIN (A.), Nogent et la coutellerie dans la Haute-Marne.- Nogent, Mongin, 1878
DEMARQUAY, Rapport sur les instruments et les appareils de chirurgie… Paris, Imprimerie centrale des Chemins de fer, 1862
FARABEUF (L.H.), Joseph Frédéric Charrière… Éloge in Le Progrès médical, mai 1876
FOUCAUD (E.), Les artisans illustres… Paris, Béthune et Plon, 1841
GAUJOT (G.) & SPILLMANN (E.), Arsenal de la chirurgie contemporaine. Description, mode d’emploi et appré-ciation des appareils et instruments en usage pour le diagnostic et le traitement des maladies chirurgicales, l’orthopédie, la prothèse, les opérations simples, générales, spéciales et obstétricales… Paris, J.B. Baillière, 1867-1872, 2 volumes
ONIMUS (E.), Exposition universelle de Vienne en 1873. Section française. Rapport sur les instruments de précision et de l’art médical.- paris, 1873
REGNIER (N.), L’industrie française au XIXè s.- Paris, Léon sault, 1878
TUFFIER (T.),Musée rétrospectif de la classe 18. Médeicne et chirurgie à l’Exposition universelle de 1900 à Paris.- Paris, Belin frères, 1900