Marey et la chronophotographie

Thierry Lefebvre
UFR de Biologie et des Sciences de la Nature
Université Paris 7
2 place Jussieu
75251 Paris cedex 05
tlefeb@ccr.jussieu.fr

Novembre 2005

Pionnier et vulgarisateur de la « méthode graphique », Étienne-Jules Marey ne s’intéresse guère à la photographie avant décembre 1878. Âgé de 48 ans, le Maître semble alors au sommet de sa carrière scientifique : membre de l’Académie des sciences et de l’Académie de médecine, titulaire d’une chaire au Collège de France, il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont le plus apprécié – La Méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine – vient de paraître chez Masson.

Le 14 décembre 1878, Gaston Tissandier publie, dans l’hebdomadaire de vulgarisation scientifique La Nature, un article intitulé « Les allures du cheval représentées par la photographie instantanée » [1]. Le directeur de cette revue « grand public », qui tire alors à quelque 15 000 exemplaires, y présente les travaux, inédits en France, du photographe anglo-américain Eadweard Muybridge.

L’origine des recherches de Muybridge est bien connue. En 1874, le précédent ouvrage de Marey, La Machine animale, est traduit en anglais et parvient sur le bureau de l’ancien gouverneur de Californie, Leland Stanford. Cet homme très riche est vivement intéressé par les figures représentant le cheval au trot et au galop, inspirées à Marey par les résultats de la méthode graphique. Comme le confesse en février 1879 Muybridge, « la lecture [du] célèbre ouvrage sur le mécanisme animal a inspiré au gouverneur Leland la première idée de la possibilité de résoudre le problème de la locomotion à l’aide de la photographie. M. Stanford me consulta à ce propos et, sur sa demande, je résolus de le seconder dans sa tâche ». [2]

En juin 1878, dans le ranch de Stanford situé à Palo Alto, Muybridge imagine un procédé d’« electro-photographic investigation » particulièrement novateur. Lancé au galop ou au trot, un cheval déclenche successivement les obturateurs de douze appareils photographiques disposés le long d’une piste d’une dizaine de mètres de longueur. Il en résulte douze clichés représentant les différentes phases du mouvement de l’équidé, qui corroborent en grande partie les inductions de Marey.

Ces clichés sont présentés pour la première fois en France dans La Nature.

Marey est évidemment fasciné par les documents photographiques reproduits. Dès le 28 décembre, l’hebdomadaire publie une lettre de l’académicien, adressée à Gaston Tissandier : « Cher ami, je suis dans l’admiration des photographies instantanées de M. Muydridge que vous avez publiées dans votre avant-dernier numéro de La Nature. Pourriez-vous me mettre en rapport avec l’auteur ? Je voudrais le prier d’apporter son concours à la solution de certains problèmes de physiologie si difficiles à résoudre par les autres méthodes. Ainsi, pour la question du vol des oiseaux, je rêvais d’une sorte de fusil photographique saisissant l’oiseau dans une attitude ou mieux encore dans une série d’attitudes imprimant les phases successives du mouvement de ses ailes. […] » [3]

Ainsi, comme le rappelle Laurent Mannoni dans son ouvrage de référence Étienne-Jules Marey, la mémoire de l’œil [4], c’est par le biais de la principale revue française de vulgarisation du dernier quart du XIXe siècle que va se sceller l’« entrée en chronophotographie » de l’éminent scientifique.

Le 22 mars 1879, toujours dans La Nature, le capitaine Eugène Vassel esquisse les grandes lignes de ce fameux « fusil photographique », que Marey appelle de ses vœux : « La détente agit comme dans un fusil, mais elle actionne, au lieu du chien, un obturateur rectangulaire, se mouvant dans une coulisse, et percé au centre d’une fenêtre ronde […]. » [5]

Trois ans passent néanmoins avant que Marey mette au point un prototype satisfaisant. Entre-temps, tout en poursuivant de nombreuses autres recherches, le physiologiste échange plusieurs courriers avec Muybridge. Les deux hommes finissent par se rencontrer à Paris en septembre 1881. Cet événement aiguise l’intérêt du physiologiste pour la photographie.

C’est à Naples, où il réside une partie de l’année, que Marey élabore son fusil photographique, entre janvier et février 1882. Il en réserve l’annonce officielle à l’Académie des sciences : le 27 mars, puis le 10 avril, il monte à la tribune pour exposer les grandes lignes de son invention ; des images successives du vol de la mouette sont projetées dans la salle.

« Le canon de ce fusil est un tube qui contient un objectif photographique, précise-t-il. En arrière, et solidement montée sur la crosse, est une large culasse cylindrique dans laquelle est contenu un rouage d’horlogerie. Quand on presse la détente du fusil, le rouage se met en marche et imprime aux différentes pièces de l’instrument le mouvement nécessaire. Un axe central, qui fait douze tours par seconde, commande toutes les pièces de l’appareil. C’est d’abord un disque opaque et percé d’une étroite fenêtre. Ce disque forme obturateur et ne laisse pénétrer la lumière émanant de l’objectif que douze fois par seconde, et chaque fois pendant 1/720e de seconde. » [6] Derrière l’obturateur se trouve une plaque sensible, « de forme circulaire ou octogonale », animée d’un mouvement de rotation saccadé, mais régulier. Douze images successives s’inscrivent sur le pourtour de la plaque.

Quoique séduisant, le fusil photographique laisse Marey sur sa faim. Les clichés obtenus sont trop petits, plutôt ternes, parfois illisibles. Les problèmes techniques de son appareil sont également fréquents et difficiles à résoudre. Il s’en suit la mise au point de la caméra chronophotographique à plaque fixe, présentée trois mois plus tard, le 3 juillet 1882, toujours devant ses collègues de l’Académie des sciences.

Comme le rappelle Laurent Mannoni, il s’agit cette fois « d’une chambre photographique traditionnelle, mais légèrement transformée et équipée d’un disque tournant. La fenêtre de cet obturateur peut être élargie ou resserrée, de manière à régler la durée de la pose suivant l’intensité de la lumière et la vitesse de rotation du disque. Avec une fenêtre resserrée et une rotation lente, on a des images très espacées les unes des autres. Une rotation rapide donne des images plus rapprochées. Le disque tourne grâce à un moteur à ressort ou à poids et c’est un petit volet qui ouvre et ferme la prise de vues. » [7]

Marey a fait installer, dans la Station physiologique du Parc des Princes qu’il dirige depuis quelques mois, un hangar tendu de velours noir. Habillé de blanc et éclairé par la lumière du jour, un homme marche ou court, et toutes les phases de son passage s’inscrivent, comme par enchantement, sur la plaque photographique. Extrêmement séduisante, cette iconographie est rapidement popularisée, entre autres dans les pages de La Nature. Son influence sur les orientations futures de l’art moderne (le futurisme, Duchamp, etc.) sera considérable.

En décembre 1882, le chercheur demande à son nouveau préparateur, Georges Demenÿ, « d’acheter pour le compte du laboratoire des costumes collants comme ceux des clowns, l’un blanc, l’autre noir, avec gants et chaussures sans talon »  [8]. Le sujet photographié se déplace désormais tout de noir vêtu, presque invisible, comme « absorbé » par l’écran de velours noir. Seuls des lignes et des points brillants, disposés aux points d’articulation ou le long des membres, impressionnent la plaque photographique, produisant des « trajectoires squelettiques » envisagées une cinquantaine d’années plus tôt à Göttingen par les frères Wilhelm et Eduard Friedrich Weber [9]. Ces expériences marquent la naissance de ce qu’il est convenu d’appeler la chronophotographie géométrique sur plaque fixe.

Durant plusieurs années, Marey et Demenÿ réaliseront une multitude d’expériences devant ce hangar mythique. Des hommes, des sportifs, de très nombreux animaux, seront tour à tour chronophotographiés, sans répit, donnant lieu à un étonnant bestiaire qui fascine encore aujourd’hui.

Marey reste cependant insatisfait : de nombreux mouvements restent inaccessibles aux investigations chronophotographiques. Certains déplacements, trop lents, n’aboutissent qu’à des images entremêlées, difficiles à décrypter et plus encore à analyser. Vers l’automne 1888, le physiologiste apporte une amélioration décisive à son procédé. Le 29 octobre, il présente son premier film chronophotographique sur papier à l’Académie des sciences : « J’ai l’honneur de présenter aujourd’hui une bande de papier sensible sur laquelle une série d’images a été obtenue, à raison de vingt images par seconde. » [10]

La plaque fixe de 1882 est désormais remplacée par une bande en papier de gélatino-bromure d’argent qui se déroule dans la chambre noire du chronophotographe. Un électro-aimant interrompt brièvement le défilement, le temps d’enregistrer une image. Et, ainsi de suite… Ce procédé, auquel il convient de donner le nom de chronophotographie sur bande de papier sensible et mobile, préfigure directement le cinématographe. Les images sont disposées comme sur un film moderne. Il n’y manque que les perforations latérales, qui seront proposées en 1889 par l’Américain Thomas Alva Edison.

Marey ne tarde pas à délaisser le papier sensible, opaque et trop fragile (avec un risque de déchirures), au profit du celluloïd, plus souple et surtout transparent. Avec la chronophotographie sur pellicule celluloïd mobile (1889), la voie de la projection sur écran est désormais tracée, mais il faudra attendre près de six ans avant d’arriver à une solution satisfaisante. Marey, comme tant d’autres, échouera dans la mise en œuvre de ce dernier dispositif, même s’il parvient à mettre au point un projecteur, cependant défectueux…

Précurseur du cinéma, Étienne-Jules Marey est aussi l’inventeur incontesté du cinéma scientifique. Dès avril-mai 1891, à Naples, il adapte son chronophotographe à bande mobile à l’oculaire d’un microscope. Il obtient ainsi plusieurs séries d’images de l’« infiniment petit » (comme on a coutume de dire à l’époque), représentant par exemple le mouvement des vorticelles.

Vers la même époque, il filme le retournement d’une étoile de mer en ralentissant considérablement le rythme de son chronophotographe et en ne capturant qu’une image toutes les minutes. « Ce mouvement de culbute est assez long à se produire, et exige de dix à vingt minutes d’ordinaire ; aussi doit-on, pour en rendre les phases saisissables, laisser environ une minute d’intervalle entre les deux images successives. »  [11] Le procédé conduira à l’accéléré (ou time-lapse photography).

Le ralenti (slow-motion) est aussi né de l’une de ses initiatives. Durant l’automne 1894, il analyse la chute d’un chat en portant la cadence de son chronophotographe à 60 images par seconde. Il la pousse jusqu’à plus de 100 images par seconde, quand il s’agit d’étudier le mouvement infime de microorganismes.

En 1898, Marey crée une association internationale en vue d’installer, à côté de la Station physiologique du Parc des Princes, un institut indépendant du Collège de France. L’Institut Marey, établissement privé subventionné par l’État, est reconnu d’utilité publique le 30 juillet 1903, quelques mois avant la mort de son fondateur. Plusieurs élèves de Marey y poursuivront les recherches du Maître dans le domaine de la chronophotographie. Lucien Bull et Pierre Noguès perfectionneront les prises de vues au ralenti (« chronophotographie des mouvements rapides »). Bull, en particulier, parvient, après la Seconde Guerre mondiale, à des cadences folles de l’ordre de 15 000 images par seconde. Joachim-Léon Carvallo perfectionnera, de son côté, un système original de radiochronophotographie (couplage de la chronophotographie à la radiographie).

Après bien des vicissitudes, la Station physiologique du Parc des Princes et l’Institut Marey finiront pas être détruits en 1979, en vue de l’extension, jugée prioritaire, du stade Rolland-Garros (!).

Conclusion

Le 28 décembre 1895, le Cinématographe des frères Lumière est présenté dans les sous-sols du Grand Café, boulevard des Capucines à Paris. Le succès est considérable : le « mythe Lumière » va occulter, durant plusieurs décennies, l’apport fondamental de Marey

Comme l’a écrit Laurent Mannoni, « les frères Lumière ne sont pas les inventeurs du cinéma en tant qu’art, industrie, ou technique ; Marey non plus ; Edison ou Demenÿ, idem. Il n’y a pas un inventeur du septième art, mais une multitude de chercheurs plus ou moins actifs qui, depuis la Renaissance, ont œuvré dans des sens différents, sans penser à un avenir aussi phénoménal, mais toujours dans le but d’étudier ou de recréer le mouvement – par le dessin, par l’optique, la catoptrique, la photographie, etc. » [12]

La contribution d’Étienne-Jules Marey fut néanmoins fondamentale. Artisan majeur de cette découverte, il fut aussi l’inventeur incontesté de la chronophotographie sur plaque fixe, mode parallèle de représentation qui ne cesse d’influencer l’art, la publicité et les sciences…

Notes
 

1. La Nature, n° 289, December 14, 1878, p. 23-26.
2. La Nature, n° 303, March 22, 1879, p. 246.
3. La Nature, n° 291, December 28, 1878, p. 54.
4. Laurent Mannoni, Etienne-Jules Marey, la mémoire de l’oeil, Paris, Milan, La Cinémathèque fran¸caise, Mazzotta, 1999, p. 154¬156.
5. La Nature, n° 303, March 22nd, 1879, p. 246.
6. Etienne-Jules Marey, « Emploi de la photographie instantanée pour l’analyse des mouvements chez les animaux », (Instant photography used to analyse the movements of animals), Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, 1882, volume 94, p. 1013-1020.
7. Laurent Mannoni, op. cit., p. 164.
8. Thierry Lefebvre, Jacques Malthête, Laurent Mannoni (editors). Lettres d’Etienne-Jules Marey - Georges Demenÿ, 1880-1894. Paris, AFRHC / Bibliothèque du film, 1999, p. 88.
9. Thierry Lefebvre. « La longue marche d’Etienne-Jules Marey » [« Marey’s long walk »], La revue du praticien, 2002, tome 52, p. 705-707.
10. Etienne-Jules Marey. « Décomposition des phases d’un mouvement au moyen d’images photographiques successives, recueillies sur une bande de papier sensible qui se déroule » [« Decomposition of the various phases of a movement using successive photographic images, collected on an unrolling ribbon of sensitized paper »], Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, 1888, tome 107, p. 677-678.
11. Etienne-Jules Marey, « La chronophotographie. Nouvelle méthode pour analyser le mouvement dans les sciences physiques et naturelles » [« Chronophotography, a new method for analysing movement in physical and natural sciences »], Revue générale des sciences pures et appliquées, November 15, 1891, p. 712.
12. Laurent Mannoni, op. cit., p.340.

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