Orfila, doyen de la Faculté de médecine et membre de l’Académie de médecine
(Étude de quelques documents inédits conservés par l’Académie nationale de médecine, Paris)

par Danielle GOUREVITCH
École Pratique des Hautes Études, Paris
dgourevitch@noos.fr

Orfila as a dean of the Faculty of medicine and as a member of the French Academy of medicine : a new documentation from Orfila’s file in the Archives of the National Academy of medicine in Paris

Introduction

«Dans le mois de juillet de l’année 1807, un jeune homme aux traits réguliers, à la physionomie intelligente et fine, quittait son pays natal pour venir à Paris entendre les leçons de quelques-uns des professeurs qui y brillaient à cette époque, et dont la réputation était devenue européenne. Il était dans l’avenir de cet étranger de créer une science nouvelle, de jeter un éclat sans égal dans l’une des chaires de l’École de médecine de Paris, d’être placé à la tête de l’administration de cette école, d’enrichir ses collections anatomiques et de la doter de cliniques nouvelles, d’organiser une partie de l’enseignement médical en France, de prendre part aux graves délibérations de l’administration des hôpitaux de Paris, de siéger dans le Conseil supérieur de l’instruction publique, de fonder une Société secourable pour les médecins tombés dans la détresse ou pour la famille de ces médecins [1], de servir encore la science et l’humanité en instituant, de son vivant, un legs d’une singulière munificence. Il lui était réservé de connaître tout ce que les honneurs dignement conquis, les louanges méritées, ont de plus enivrant ; mais il lui était aussi réservé de boire à cette coupe amère que l’adversité tient en réserve à côté des heureux du jour» [2].

En effet, le 24 avril 1787 Matheu Joseph Bonaventura Orfila [3] naît à Mahon, dans l’île de Minorque, le 12 mars 1853. Mathieu Joseph Bonaventure Orfila meurt à Paris, 45, rue Saint-André-des-Arts [4] à 66 ans, il y a 150 ans. Ce n’est pas cette seule nuance dans les prénoms qui les sépare.

Le petit garçon espagnol d’une famille d’origine française, installée aux Baléares dès le XIVe siècle, parle quatre langues, espagnol, français, anglais et allemand : peut-être parce qu’il n’est pas allé à l’école ! La carrière maritime qu’envisageait pour lui son négociant de père ne lui ayant pas convenu, il va en 1804 étudier la médecine à Valence puis à Barcelone. Une bourse lui est accordée pour aller étudier la chimie à Paris, avec promesse d’une place de professeur à Madrid à son retour. Arrivé à Paris en 1807, il ne rentrera pas, ou du moins seulement pour quelques vacances. Docteur de Paris en décembre 1811, médecin par quartier du roi Louis XVIII qui lui accorde ainsi l’indépendance financière, professeur de médecine légale en 1819, professeur de chimie médicale en 1823 (en remplacement de son maître Vauquelin, destitué, et avec le plein accord de celui-ci), assesseur du doyen de la faculté de médecine puis doyen en remplacement d’Antoine Dubois (1831) jusqu’en 1848 année où il est révoqué [5] et remplacé par le très libéral [6] Bouillaud [7], malgré une supplique adressée au maire de Paris, par des élèves conduits par Ricord (1800-1889) : calomnié à cette occasion, il en fut très affecté [8].

Orfila est aussi pendant 33 ans membre de l’Académie de médecine où il a été nommé par le roi [9], à l’âge de 33 ans, le plus jeune de la compagnie, en tant que « professeur de la Faculté de médecine de Paris », dans la fournée fondatrice de 1820 dans la section de médecine (alors qu’il est correspondant de l’Académie des sciences depuis 1815) ; en 1851 il en exerce la présidence [10], compensation aux malheureux avatars de 1848. Cette Académie a déjà plusieurs fois célébré ce savant, la dernière fois à l’occasion du bicentenaire de sa naissance [11]. Il s’agit cette fois du cent cinquantième anniversaire de sa mort, marqué à Mahon par un colloque scientifique, pour lequel je vais exploiter quelques documents de son dossier académique, d’ailleurs fort mince, qui éclairent sa façon d’agir et de travailler : comme les plus grands, il n’a pas considéré l’honneur académique comme un bâton de maréchal et il a énormément travaillé, comme savant - on dirait aujourd’hui comme chercheur - et comme administrateur universitaire.

ORFILA DOYEN

L’organisation des études médicales : dissection, anatomie et vie quotidienne

À Clamart

Le dossier académique permet de compléter une intéressante contribution de Louis Auquier [12] par une lettre non datée d’Orfila à Serres [13], qui témoigne d’un conflit entre les deux hommes. On peut y ajouter une attestation conservée dans le dossier Serres.

Étienne Renaud Augustin Serres, né le 12 décembre 1786, mourra en 1868 à Paris. Interne en 1808, docteur en 1810, nommé en 1812 médecin inspecteur de l’Hôtel Dieu, il devient en 1814 chef des travaux anatomiques de l’amphithéâtre central des hôpitaux : cette fonction le passionne, et il ne l’abandonnera jamais sauf pour le grade supérieur de directeur de l’École anatomique des hôpitaux, quel que soit le niveau de sa prestigieuse carrière [14] : agrégé en 1823 et membre de l’Académie de médecine, membre de l’Académie des sciences au fauteuil de Chaussier en 1828, professeur d’anatomie et d’histoire naturelle de l’homme au Muséum du jardin des plantes en 1839, puis professeur d’anatomie comparée après la mort de Blainville en 1859, président de l’Académie des sciences en 1841.Jules Guérin [15], dans le discours qu’il prononce pour le décès de cet infatigable travailleur de 82 ans, souligne que, devenant professeur au Muséum, il ne conserve « de ses fonctions antérieures que celles de directeur de l’École anatomique des hôpitaux où il avait été d’abord chef des travaux anatomiques » et qu’alors fréquente assez peu l’Académie. « Directeur de l’École anatomique de Clamart où, malgré ses quatre-vingts ans, en hiver comme en été, par tous les temps, il se rendait pour surveiller l’équitable distribution des cadavres, assurer la bonne direction des études, la salubrité des salles, salubrité qu’il a étendue, comme chacun sait, à l’établissement tout entier, par la création d’égouts collecteurs qui transportent au loin, assainies par des filtres, les eaux de lavage qui ont servi aux dissections. »

Son dossier contient une attestation autographe qui prouve bien qu’il était attentif aux demandes des étudiants : «Je soussigné, chevalier de la Légion d’honneur, médecin de l’hôpital de la Pitié, chef des travaux anatomiques des hôpitaux civils de Paris, etc. etc., certifie que M. Léon Reubatten [16] de Wigan en Angleterre a disséqué avec assiduité à l’amphithéâtre des hôpitaux pendant les semestres de l’hiver de l’année mil huit cent trente et mil huit cent trente et un (sic). En foi de quoi, je lui ai délivré le présent certificat. Fait à Paris le 25 d’Avril 1831. Serres».

C’est pourtant là-dessus qu’un conflit est sensible entre les deux académiciens. En effet, comme l’écrivait Auquier (p. 478), « en 1832, Orfila propose la construction de pavillons de dissection sur l’emplacement des jardins du couvent (des Cordeliers) devenus un jardin botanique. Il fit transférer ce dernier dans la pépinière du Luxembourg. En 1835, le percement de la rue Racine ayant emporté l’emplacement de l’Ecole pratique, on ne put construire que dix pavillons de dissection, trop petits pour accueillir tous les étudiants. Le doyen crée donc l’amphithéâtre de la rue du Fer à Moulin, récemment reconstruit ».

Montrons donc les lieux où les étudiants de première année dissèquent sous la direction d’un chef de travaux anatomiques et de prosecteurs, avec examen à la clef. D’abord « Clamart », ainsi nommé d’après l’hôtel de Clamart, dont les jardins avaient servi de cimetière aux morts de l’Hôtel-Dieu que les familles ne réclamaient pas. Dans son Tableau de Paris (1781-1789) Sébastien Mercier signalait déjà que « les jeunes chirurgiens escaladaient les murs du cimetière et enlevaient les cadavres pour s’exercer sur eux à la dissection ». Le cimetière fut définitivement fermé en 1793. Mais le lieu était marqué, et c’est là qu’en 1833, du moins sur la majeure partie, s’installa l’amphithéâtre, au numéro 17 de la rue du Fer à Moulin. Mais il ne figure pas encore sur le plan daté de 1835 que je vous montre [17].

En effet, les pavillons des Cordeliers avaient été réduits à dix, par le percement de la rue Racine, ce qui était notoirement insuffisant ; en outre leur existence même fut très vite contestée, parce qu’ils étaient trop proches du nouvel Hôpital des Cliniques (qui avait remplacé l’ancien hôpital de l’Observance).

Orfila accuse clairement Serres de tolérer un trafic de cadavres à Clamart, et voici la lettre autographe, plutôt désagréable, adressée à un confrère qui a exactement le même âge que lui et autant de notoriété, « Monsieur le docteur Serres, Paris »  : « Monsieur et cher collègue, J’apprends pour la dixième fois au moins qu’il se fait à Clamart un commerce de cadavres qui est au détriment de la plupart des élèves ; les internes vendent les corps à certains élèves privilégiés qui peuvent toujours disséquer, tandis que les autres attendent en vain. Je tiens le fait de personnes parfaitement instruites ; et je suis certain qu’il suffira de vous le signaler pour que vous y mettiez ordre. Vous rendrez un grand service à la majorité des élèves. Je proffite (sic) de cette occasion pour vous recommander le fils de Bouillon Lagrange afin que vous ayez la bonté de lui faciliter les moyens de disséquer, lorsque son tour arrivera. Agréez, je vous prie, Monsieur et honoré confrère, l’assurance de mes sentiments distingués. » Le père du jeune homme, installé au 9 boulevard des Italiens, est en effet un collègue académicien ! [18]

Au musée d’anatomie

Auquier (p. 479) poursuivait : « en 1835, Orfila installe dans l’ancien réfectoire des Cordeliers … un Musée d’anatomie pathologique auquel il fit donner le nom de Dupuytren, en raison du legs de 200.000 francs fait par ce chirurgien … À l’exemple de Dupuytren, le doyen devait faire un don important et effectua de nombreuses démarches qui aboutiront à la création d’un musée d’anatomie comparée qui fut ouvert le 1er mars 1845… ». Ici aussi une lettre adressée à un certain Thompson apporte quelque chose, mais reste encore obscure à mes yeux sur bien des points [19] : « Paris ce 23 février 1838. Par votre lettre de ce jour, vous me demandez de vous prêter un dessin fait par Mr Charal (?) [20] d’après une pièce préparée par vous. Ce dessin appartient à la Faculté et ne saurait être distrait de ses collections ; vous pouvez, si vous le désirez, le faire copier dans une des salles du Muséum , par l’artiste que vous désignerez à cet effet. Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée. Orfila »

On constate la vigilance avec laquelle le doyen veille sur ses précieuses collections - qui, malheureusement, ne paraissent plus aussi précieuses aujourd’hui -. Peut-être même le prend-il de haut, avec une certaine mesquinerie, puisque le demandeur est fort impliqué dans la production de la pièce ! Mais qui est-ce ? Ce Thompson serait-il celui qui deviendra Sir Henry Thompson, 1820-1904, urologue, anatomo-pathologiste, collectionneur et auteur notamment d’un Catalogue to the collection of calculi of the bladder [21].

ORFILA ACADÉMICIEN

L’impasse du pharmacien savoyard

Souvent critiqué comme auteur, détesté des étudiants libéraux, Orfila académicien est extrêmement sollicité. Et notamment en 1845 par un certain Bonjean, pharmacien à Chambéry (Savoie) [22], à qui il répond le 13 novembre 1845 sur papier à en tête de la Faculté : « Monsieur, J’ai bien reçu votre lettre du 24 octobre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire et qui ne m’est parvenue qu’avant-hier ; je vous remercie de l’ouvrage que vous m’avez envoyé et dont je connaissais déjà, par extrait, les principaux faits ; je le lirai avec intérêt et je remettrai l’exemplaire que vous destinez à l’Académie mardi prochain. En général l’Académie préfère choisir ses correspondants parmi les hommes qui lui ont envoyé des mémoires sur lesquels il a été fait des rapports favorables dont les conclusions étaient (sic): l’auteur sera placé sur la liste des correspondants ; ce qui n’empêche pas que d’autres savants puissent également occuper une place honorable sur cette liste. Vous n’avez aucune démarche à faire ; en présentant votre livre au Conseil d’administration, j’exprimerai votre désir et je recommanderai votre candidature au rapporteur de la commission. Malheureusement le travail est très avancé, les choix sont à peu près faits. Mais je verrai s’il n’y a pas moyen d’obtenir quelque chose. Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée. Orfila. »

Effectivement l’exemplaire coté 32084 porte une dédicace manuscrite : « À l’Académie nationale de médecine, pour sa bibliothèque, de la part de l’auteur ». Signé : Jh Bonjean . L’erreur sur le statut alors royal de l’Académie n’a pas dû faire bon effet. Toujours est-il qu’Orfila n’a pas fait preuve d’un grand zèle puisque ce n’est pas le mardi suivant, mais beaucoup plus tard, à la séance du 6 janvier 1846, sous la présidence de Roche, qu’il remettra l’ouvrage, cité d’ailleurs dans cette notule avec un titre faux [23]. Il s’agit en réalité du Traité théorique et pratique de l’ergot de seigle envisagé dans ses rapports avec l’histoire naturelle, la chimie, la toxicologie et la thérapeutique, ouvrage couronné par la Société royale de pharmacie de Paris, dans sa séance publique du 22 décembre 1841, par Joseph Bonjean, pharmacien à Chambéry, visiteur des officines du duché de Savoie etc…, Paris (Germer Baillière), Lyon (Ch. Savy jeune), Turin (Pomba), extrait des Mémoires de la Société royale académique de Savoie, tome XII, 1845. Le travail est honorable ; l’auteur regrette de n’avoir pas fait d’études de médecine, mais précise qu’il a fait appel à un collaborateur médecin lorsqu’il l’a jugé nécessaire.  Il cite Orfila à plusieurs reprises, mais sans flagornerie. Bonjean a écrit et écrira d’autres ouvrages, publiés pendant une quarantaine d’années, tant à Chambéry qu’à Paris, sur les eaux d’Aix en Savoie (1836), les épizooties bovines (1845), la pomme de terre (1846), la rage (1878).

Bonjean néanmoins n’obtint ni une nomination ni le prix qu’on lui aurait fait miroiter, selon Orfila : il s’agissait du «concours Itard», fondé par M. le Dr Itard (mort le 15 juillet 1834), membre de l’Académie de médecine, extrait de son testament : « Je lègue à l’Académie royale de médecine une inscription de 1000 fr. à 5 p. 100, pour fonder un prix triennal de 3.000 fr., qui sera décerné au meilleur livre ou meilleur mémoire de médecine pratique ou de thérapeutique appliquée ; et pour que les ouvrages puissent subir l’épreuve du temps, il sera de condition rigoureuse qu’ils aient au moins deux ans de publication [24]. » Le prix, dont le concours est ouvert depuis le 22 septembre 1846, sera décerné en 1849. Donc apparemment il n’était pas éligible, puisque nous sommes en octobre-novembre 1845, et Orfila se serait trompé ! Et effectivement dans ce même bulletin on lit à la page précédente [25]: « Prix fondé par M. Itard : La commission n’a pas encore pu terminer les travaux relatifs au jugement de ce prix. Il sera décerné en 1847 ». Et dans le Bulletin suivant [26]: « Ce prix, qui était de 3.000 francs, n’avait pu être décerné en 1846. L’Académie accorde ce prix à M. le docteur Valleix [27], médecin de l’Hôtel-Dieu annexe, pour son Traité des névralgies » et Bonjean n’est resté qu’une ombre.

La patience de Daremberg

Le dossier Orfila à l’Académie contient aussi une lettre adressée à un M. Martinet : « Paris, ce 6 avril 1843 (et ajouté entre parenthèses : « Rue Saint-Jacques, 223 ») Monsieur [28], J’ai fait faire par Mr Daremberg la bibliographie des poisons ; il y aura une feuille ; j’enverrai samedi matin la moitié de la copie ; l’autre moitié vous sera remise lundi prochain par Mr Daremberg, dont je vous enverrai l’adresse [29]. Je vous prierai de faire composer le tout de suite et d’envoyer l’épreuve à Mr Daremberg avec prière de le corriger et de vous le renvoyer de suite. J’espère que vous pourrez avoir le bon à tirer au plus tard Mercredi prochain et par conséquent la publication n’éprouvera pas de retard sensible. Bien entendu que cette feuille sera placée immédiatement après la préface et la table du tome 1er. La pagination pourra être faite en caractères romains. Je compte sur votre obligeance pour faire composer promptement cet opuscule qui donnera, je l’espère, quelque valeur à l’ouvrage. Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée. Orfila ».

Ce travail est la quatrième édition, revue, corrigée et augmentée, du Traité de toxicologie, éditée chez Fortin, Masson et Cie, en 1843. Orfila, il faut bien l’avouer, n’a rien compris au fond à cette nécessité d’un éclairage historique de ses recherches, mais il a laissé faire en cédant à Daremberg, lui-même féru de bibliographie et peut-être poussé par la publication très récente de l’ouvrage de Ludwig Choulant, Handbuch der Bücherkunde für die ältere Medicin, Leipzig, Leopold Voss, 1841, pour lequel il a très longtemps - avec son ami anglais Alexander Greenhill [30] - envisagé un complément et une traduction. Cette bibliographie de 15 pages (XVII-XXXII) représente donc un travail inconnu de Daremberg à inclure dans sa bibliographie [31]. Ce travail de jeunesse n’est pas parfaitement présenté, et par exemple Daremberg n’a pas de politique pour la présentation des prénoms : A. Paré, mais Grévin (Jacques), ou pas de prénom du tout pour Anglada ; ou encore il oublie quelquefois la ville de publication, ce qu’il n’aurait pas laissé passer dans des travaux ultérieurs. Mais la bibliographie chronologique est raisonnée, avec des justifications si nécessaire, et un découpage raisonné et raisonnable en quatre parties, « Des poisons en général », « Poisons végétaux », « Poisons animaux », « Poisons minéraux ». Elle est au fait des publications anglaises et surtout allemandes [32] ; elle est à jour, avec des titres de 1842 et même de 1843, dont un du J. Bonjean rencontré au paragraphe précédent, Faits chimiques et toxicologiques relatifs à l’empoisonnement par l’acide prussique. Orfila n’y figure pas, ce qui ne peut résulter que d’une convention entre l’auteur officiel et son nègre : pour une fois il faut peut-être préférer la formule anglaise de ghost-writer !

Daremberg, né en 1817, a alors 26 ans ; outre sa thèse (1841), sur laquelle nous reviendrons, il a publié un grand livre de traduction, Hippocrate, Le Serment, La Loi, De l’Art, Du Médecin, Prorrhétiques, Le Pronostic, Prénotions de Cos, Des Airs, des eaux et des lieux, Epidémies livres I et III, Du Régime dans les maladies aiguës, Aphorismes, Fragments de plusieurs autres traités, traduits du grec sur les textes manuscrits et imprimés, accompagnés d'introductions et de notes, Paris, Lefèvre, octobre 1843, 566 p., in 12°. Il n’est pas encore bibliothécaire de l’Académie, mais il désire le devenir : il ne peut donc qu’être heureux de se faire valoir auprès de l’académicien-auteur.

Né de parents inconnus, néanmoins mystérieusement financé, et visiblement protégé par la famille de Broglie, il ne tire pas vraiment le diable par la queue, mais vit très étroitement, exerçant des fonctions médiocrement payées de médecin des écoles et des bureaux de bienfaisance. Il désire donc se rendre nécessaire, et il a raison puisqu’il deviendra bibliothécaire de l’Académie trois ans après, en 1846, et il est bien probable que ce geste envers l’illustre Orfila y a été pour quelque chose. À l’Académie, il amorcera de sérieuses améliorations jusqu’à ce qu’une réduction de salaire, décidée à la faveur d’une de ses missions officielles à l’étranger [33], lui fasse quitter la place pour la Mazarine (1849), où il restera jusqu’à la fin de ses jours. Il ne sera membre correspondant libre de l’Académie qu’en 1868, donc vingt-cinq ans après ce service rendu, et bien d’autres, y compris hors de l’Académie de médecine! Mais enfin, il avait atteint son but. Ce document permet donc d’ajouter cette bibliographie des poisons à la bibliographie personnelle de Daremberg.

Je voudrais donner un autre exemple de l’insistance de cet historien convaincu auprès des savants pour les persuader que l’abord historique est une nécessité, en présentant son prêche auprès de Claude Bernard (1813-1878). Vingt ans après cette intervention après d’Orfila, Daremberg récidivera en effet, en s’adressant cette fois à l’illustre physiologiste pour qu’il donne un éclairage historique à son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale [34]. Le rapprochement entre des notes bernardiennes conservées aux Archives du Collège de France et une lettre du 1er août 1862, envoyée par Daremberg à son illustre ami [35], en fournit la preuve : Daremberg, alors l’un des bibliothécaires de la Mazarine nous l’avons dit, en vacances au Mesnil-le-Roy où il possède une maison de campagne non loin de celle de Littré, essaie de le persuader, alors qu’il rédige à Saint-Julien-en-Beaujolais, d’éclairer sa lanterne en se reportant à tel et tel passage des Administrations anatomiques de Galien [36], ou à la rigueur aux pages 13 et 80 de sa thèse de médecine [37]. Bernard sentait bien qu’en effet, ce serait une bonne chose que de compléter ses propres connaissances par une telle lecture, mais l’a-t-il fait ? Mirko Grmek, dans l’enthousiasme de ses premiers travaux sur Claude Bernard, y croyait dur comme fer [38]; en réalité Daremberg lui a forcé la main, et le savant du Collège ne s’est reporté qu’à la thèse de l’érudit et au Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne, dirigé par Dezeimeris, Paris, 1828-1839.

Quand on connaît l’obstination de Daremberg en faveur de la bonne cause, celle de l’intégration de l’histoire de la discipline comme part constitutive de celle-ci, le rapprochement de ces deux exemples est fort significatif : il est très difficile de persuader le savant qui fait la science en allant de l’avant de regarder aussi en arrière.

Laisser sa trace

Il importe aussi que l’Académicien laisse sa trace : il suscite des discours funéraires, plus ou moins nombreux ou sincères ; il donne ses livres à son institution ou les lui vend ; il organise des legs [39] etc. Mais la meilleure preuve de l’estime qu’on lui porte est dans ce qu’on lui offre après sa mort. Et justement Orfila repose au cimetière du Montparnasse, dans la 4e division, sous un élégant monument pyramidal. Au-dessous d’un médaillon avec le nom d’Orfila, une inscription rend hommage au « Fondateur, président et bienfaiteur de l’Association des médecins de la Seine » et précise « Monument élevé par ses confrères, ses amis, ses élèves ». L’ensemble a été érigé en avril 1854 par Vossy, le buste en médaillon est de (Jean-Baptiste) Paul Cabet (1815-1876), élève, ami et collaborateur de Rude [40].

Le portrait du cimetière est aujourd’hui en piteux état. Et n’est-ce pas un « devoir de mémoire », selon l’expression à la mode, que de souhaiter amicalement et respectueusement faire restaurer un monument qui lui avait été offert par ses élèves et ses confrères amis ?

Notes

1 Il s’agit de l’Association de prévoyance des médecins de la Seine. L’Académie possède une lettre (annotée par le secrétaire perpétuel, alors Dubois) du deuxième docteur Orfila, du 18 février 1861, annonçant au président l’envoi du rapport présenté par lui en janvier (dans le dossier, sans cote). Et on lit en effet dans le Bulletin, p. 421, « M. le docteur Orfila offre en hommage à l’Académie plusieurs exemplaires du dernier compte rendu de l’Association des médecins du département de la Seine ».
2 Sub nomine, CHÉREAU A., in Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1882, 17, Paris, Masson-Asselin.
3 La copie authentifiée du certificat de baptême que possède l’Académie ne permet plus d’hésiter sur ces prénoms, dont le troisième est abrégé en Bra.
4 Une fiche signalétique de l’Académie de médecine, alors 8, rue de Poitiers, du 28 avril 1829, porte une réponse de la main d’Orfila, « Mathieu Joseph Bonaventure Orfila, rue de Tournon n° 33, né en 1787 (24 avril) à Mahon (isle de Minorque) ».
5 Décret publié le 1er mars 1848 dans L’Officiel.
6 C’était un ami de Louis Blanc et de Ledru-Rollin.
7 L’Académie, magnanime, qui avait recruté Jean-Baptiste Bouillaud (1796-1881) en son sein dès 1825, ne lui en tiendra pas rigueur et le choisira comme président une dizaine d’années après cette déplorable affaire, en 1862. Cf. in Dr L. Laffort - Les Médecins devant la révolution de 1848, Paris, Le François, 1949, « Une victime et son adversaire, Orfila (1787-1853) et Bouillaud (1796-1881) ».
8 On verra quelques pages de titre annotées de façon malveillante, et datant de différentes périodes de sa carrière, mises en lignes sur ce site.
9 Article 20 : « Pour la première formation de l’Académie, nous nous réservons de nommer une partie des honoraires, des titulaires et des associés ». Les membres par la suite sont élus, mais il fallait bien commencer !
10 « Officiers de l’Académie. Bureau (1851), MM. Orfila, président ; Louis, vice-président ; Dubois (d’Amiens), secrétaire perpétuel ; Gibert, secrétaire annuel ; Pâtissier, trésorier. Soit, Pierre Charles Alexandre Louis, médecin statisticien, 1787-1872 ; Frédéric Dubois, dit Dubois d’Amiens, psychiatre, 1799-1873 ; Camille Melchior Gibert, dermatologue, vénérologue, 1797-1866 ; Philibert Pâtissier, spécialiste des eaux thermales et des maladies du travail, 1791-1863. Le conseil d’administration est composé en outre de Bricheteau, Jobert de Lamballe, Boutron-Charlard et Bousquet.
11 Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1987, 171, 28 avril 1987, « séance consacrée à la commémoration du bicentenaire de la naissance de Mateo Orfila (1787-1853) », avec BOTELLA LLUISIÀ J. (pas de titre) 443-446 ; DELMAS A. - Biographie d’Orfila 1787-1853, 447-457. TRUHAUT R - Orfila, fondateur de la toxicologie, 459-467. HADENGUE A. - Mateo Orfila et la médecine légale, 469-476. AUQUIER L. - Orfila et l’organisation des études médicales, 477-483.
12 AUQUIER L. - Orfila et les études médicales, 477-483. Bulletin de l’Académie nationale de médecine, 1987, 171, 477-483.
13 Elle n’a pas de cote dans le dossier. Une note au crayon précise : « à Serres, avant avril 1844 ». Je n’ai pas compris pourquoi.
14 Notons même une contribution en anthropologie historique, discipline alors dans les langes : - Sur le monument et les ossements celtiques découverts à Meudon. CR Ac Sciences, juillet 1845, XI, 607.
15 Jules Guérin (1801-1886) - Discours prononcé sur la tombe de M. Serres au nom de l’Académie de médecine - Bulletin, 1867-1868, 33, notamment p. 148. Orthopédiste, chirurgien, hygiéniste, propriétaire-rédacteur de la Gazette médicale de Paris, il est controversé mais jouit d’une grande autorité.
16 Lecture peu sûre.
17 Petit atlas pittoresque des quarante-huit quartiers de la ville de Paris, par A.-M. Perrot, ingénieur, à Paris, chez E. Garnot, Libraire rue Pavée Saint-André des Arcs, 1835.
18 Il figure par exemple dans l’Almanach de l’Université royale de France pour l’année 1840.
19 Tout renseignement de la part des lecteurs sera le bienvenu.
20 La lecture de ce nom n’est pas sûre.
21 London, Spottiswoode, 1893 (cote 10267 à l’Académie).
22 La Savoie deviendra définitivement française le 24 mars 1860, par un traité entre Napoléon III et Victor-Emmanuel, confirmé par un plébiscite le 15 avril.
23 Bulletin, 11, p. 286 : « Lettre de M. le docteur Bonjean, de Chambéry, avec envoi d’un traité sur le seigle ergoté, qu’il destine au concours Itard »
24 Bulletin, 1846-47, 12, 189-190.
25 Bulletin, 1847-48, 12, 188.
26 Bulletin 1848-49 13, 458.
27 François Louis Isidore Valleix, Traité des névralgies ou des affections douloureuses des nerfs, 1841. Il publiera par la suite un Guide du médecin praticien ou Résumé général de pathologie interne et de thérapeutique appliquée (10 volumes, 1844-1848).
28 C’est-à-dire probablement le chef de la fabrication de l’éditeur.
29 C’est l’adresse de la rue Saint-Jacques ajoutée entre parenthèses.
30 Pour cette collaboration, cf. GOUREVITCH D. - Charles Daremberg, William Alexander Greenhill et le 'Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales" en 100 volumes. Histoire des sciences médicales, 1992, 26 (3), 207-213. - La traduction des textes scientifiques grecs ; la position de Daremberg et sa controverse avec Greenhill. Bulletin de la société des antiquaires de France, 1994, 296-307. - Un livre fantôme : le Galien arabe de Greenhill, Les voies de la science grecque, ed. D. Jacquart, Droz, Genève, 1997, 391-445.
31 Bibliographie déjà publiée en 2003 par mes soins avec la collaboration d’Henri Ferreira, sur le site internet de la BIU Santé.
32 Daremberg en effet ignorait cruellement l’anglais, mais avait appris l’allemand lors de ses études secondaires au petit séminaire de Plombières-lès-Dijon.
33 Cette fois il s’agit d’une mission en Italie, en compagnie de Renan, cf. La mission de Charles Daremberg en Italie (1849-1850), Mémoires et documents sur Rome et l'Italie méridionale, n.s. 5, manuscrit présenté, édité et annoté par D. GOUREVITCH, Centre Jean Bérard, Naples, 1994.
34 GOUREVITCH D. - Claude Bernard lecteur de Galien ? (d’après des notes conservées au Collège de France). Transmission et ecdotique des textes médicaux grecs,Actes du IVe colloque international, Paris, 2001, edd. A. Garzya et J. Jouanna, Napoli, M. d’Auria editore, 2003, 173-185.
35 GRMEK M. - Claude Bernard et les Daremberg. Histoire des sciences médicales, 1999, 33, 217-222.
36 Cet ouvrage passionne tout particulièrement Daremberg ; cf. GOUREVITCH D. - Un livre fantôme: le Galien arabe de Greenhill. Les voies de la science grecque, éd. D. Jacquart, Droz, Genève, 1997, 391-445.
37 DAREMBERG Ch. Exposition des connaissances de Galien sur l’anatomie, la physiologie du système nerveux. Thèse, Paris, 1841, 222.
38 GRMEK M. - Catalogue des manuscrits de Claude Bernard : avec la bibliographie de ses travaux imprimés et des études sur son œuvre, Paris, Masson, 1967. Et - Raisonnement expérimental et recherches toxicologiques chez Claude Bernard, Genève, Droz, 1973.
39 Dans le cas d’Orfila, cf. Bulletin, séance 4 janvier 1853, 304 –309.
40 Par exemple il laisse lui aussi un bas-relief sur un fronton de l’Opéra, celui de « Chant et Poésie ».