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Physiologie de M. Cullen,... traduite de l'anglais sur la troisième et dernière édition, par M. Bosquillon,...

Paris : T. Barrois jeune. 1785

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Claire Etchegaray
pour le projet ANR Philomed
maître de conférences en philosophie à l’Université Paris-Ouest
claire.etchegaray@gmail.com
13/03/2012

William Cullen (15 avril 1710 - 5 février 1790) a d’abord pratiqué la chirurgie à Glasgow et sur un navire marchand sur lequel il s’était embarqué en 1726. Après des études nourries de thèses boerhaaviennes, il exerce la médecine tout en poursuivant des recherches en botanique et en chimie. Il obtient une chaire en médecine à Glasgow en 1751, puis une autre en chimie en 1755 à Edimbourg, où, à la mort de Robert Whytt en 1766, il enseignera finalement comme professeur de médecine. Membre de la Royal Society de Londres en 1777, il contribue à la fondation de celle d’Edimbourg en 1783. À partir de 1778, John Brown et ses partisans critiqueront vigoureusement les principes étiologiques et thérapeutiques du « Old Spasm » (sobriquet dont ils affublent Cullen), afin de substituer le principe quantifiable d’excitabilité à la sensibilité nerveuse, que ce soit dans l’explication physiologique ou l’action curative.

Comme W.F. Bynum l’a relevé, bien que Cullen n’ait pas fait de découverte médicale considérable, et qu’il ait finalement assez peu contribué au système de neuropathologie qui prendra tout son essor au XIXe siècle, ses écrits présentent un intérêt pour l’historien et le philosophe des sciences sous deux aspects. Il faut d’une part comprendre les raisons de l’importance accordée au système nerveux chez lui, et d’autre part réfléchir à l’articulation entre théorie et pratique défendue dans son enseignement. Les travaux d’histoire sociale menés par Christopher Lawrence fournissent en outre l’indice que les enjeux en sont anthropologiques : en étudiant le système nerveux, Cullen met en valeur en médecine ce que les élites écossaises conceptualisent au XVIIIe siècle, et notamment Hume en morale et Smith pour la société, à savoir l’idée d’une sympathie, donc d’une sensibilité qui fait l’unité de l’homme vivant, en rapport à ce qui l’entoure.

Sur ces points, l’œuvre reproduite ici, traduction d’un manuel destiné à ses étudiants paru à Edimbourg en 1772 (Institutions of medicine. Part I. Physiology), mérite l’attention. Comme son titre l’indique, elle appartient à la physiologie, branche de la médecine distincte de la pathologie (à laquelle Cullen intègre la branche traditionnellement séparée de la « sémiotique ») et de la thérapeutique (où « l’hygiène » est également comprise). Elle ne doit pas être confondue avec les Institutions de médecine pratique , titre traduisant celui de First Lines of the Practice of Physic, qui présente les principes généraux permettant de guider le raisonnement pour traiter une maladie en tant que phénomène particulier chez tel individu. Ainsi, pour évaluer la place de la physiologie dans la pensée de Cullen, on doit tenir compte du fait que la médecine ne se réduit pas à un système théorique achevé. Par ailleurs, la sensibilité devenant un concept physiologique clé, on doit s’efforcer d’identifier la juste place du pouvoir nerveux par rapport aux autres fonctions vitales.

Il faut se méfier du prisme déformant que constitua l’édition des Works of William Cullen par J. Thomson en 1827, qui fit référence jusqu’au début du XXIe siècle. Accentuant l’effet systématique du corpus, elle semblait faire du système nerveux l’alpha et l’omega de la pensée de Cullen, point que M. Barfoot s’est récemment efforcé de relativiser. Thomson présentait en effet les ouvrages non selon leur chronologie mais selon un ordre supposé plus dialectique et insérait de longs passages tirés de manuscrits et d’autres conférences au sein même du corps du texte. C’est pourquoi il est utile de revenir à l’édition originale de la Physiologie et particulièrement à celle sur laquelle se fonde Bosquillon, parue peu avant sa traduction chez C. Elliot (Edimbourg) et T. Cadell (Londres) en 1785 : c’est une édition révisée que Cullen lui-même dit plus « correcte » que la première (dans l’avertissement, déjà présent dans la seconde édition originale de 1777).

L’articulation entre théorie physiologique et médecine pratique.

Comme l’a montré Barfoot, le système médical de Cullen est ouvert, précisément parce qu’il doit être nourri par la pratique. Un élément biographique le confirmera : dès 1768, en plus de la Chaire de médecine théorique, il partage avec John Gregory celle de médecine pratique et à la mort de ce dernier en 1773, il en devient le seul titulaire. Surtout, dans les First Lines of the Practice of Physic, il souligne que le praticien ne doit pas se contenter d’appliquer déductivement des principes généraux car son action doit suivre une induction qui, instruite des principes de physiologie mais relative aux circonstances, est consciente que la connaissance de ce qui vient, chez tel individu, entraver les pouvoirs et fonctions physiologiques, nous échappe en partie.

La place du système nerveux dans la physiologie.

Quant à la présentation de la théorie physiologique, les propositions sont numérotées et certaines font référence les unes aux autres, donnant l’effet d’une démonstration more geometrico. Néanmoins l’enchaînement entre les différentes sections (portant respectivement sur la matière solide, le système nerveux, la circulation du sang, et enfin les autres fonctions naturelles) ne semble pas déductif. Il est clair que le système nerveux, en ses effets sensibles (tels la sensation), moteurs (le mouvement musculaire) et cérébraux (la volonté par exemple), devient la propriété principale de ce que Cullen nomme les solides vitaux, c’est-à-dire la matière vivante, distinguée de la « matière solide » dont les principes sont mécaniques (élasticité, flexibilité) et chimiques (mélanges de fluides). Il semble donc que le but de Cullen ne soit pas tant de nous proposer une théorie du système nerveux, qu’une explication neuromusculaire des fonctions et dysfonctions. Il est toutefois remarquable que contrairement à son compatriote R. Whytt, Cullen ne prenne pas la peine, pour chaque fonction, de montrer qu’elle repose entièrement ou même seulement partiellement sur les pouvoirs des nerfs. Certes, la circulation du sang dépend des mouvements du cœur, eux-mêmes dépendant du pouvoir nerveux (cf. proposition 156), et des mouvements alternatifs d’inspiration causés par le sentiment de malaise (« uneasiness ») lorsque les poumons sont saturés, une fois les muscles relâchés par l’expiration. Mais l’explication de la digestion par le mouvement des organes ne cherche pas à faire du pouvoir nerveux une cause centrale. Ainsi, la façon dont les différentes sortes de phénomènes (mécaniques, nerveux, circulatoires et proprement physiologiques) viennent se composer, voire s’intégrer, reste à éclaircir. Un même phénomène peut d’ailleurs avoir des causes de niveaux différents (cf. proposition 284 à propos de différentes causes possibles de sécrétion). En somme, le système nerveux joue certes un rôle déterminant mais à des degrés variables, dans des circonstances diverses, et peut-être selon des modalités différentes.

C’est finalement la métaphysique impliquée par cette neurophysiologie qui doit être interrogée, car les rapports entre matière inorganique et solide sensible, et plus généralement entre corps et esprit, sont essentiels à la définition de la physiologie donnée au début de l’ouvrage : exposer « les conditions du corps et de l’esprit, nécessaires à la vie et à la santé ». Comme l’a relevé J.P. Wright, le rôle du système nerveux suppose l’union du « système corporel nerveux » à une « substance immatérielle » (proposition 31). Et il semble clair que l’action du système nerveux n’émerge pas des conditions matérielles. Mais là encore à la différence de ce que R. Whytt avance, l’exercice des fonctions vitales n’a pas besoin de renvoyer à un pouvoir immatériel, ni de faire référence à l’esprit pour être expliqué, quand bien même la sensibilité nerveuse n’a rien de commun avec l’élasticité mécanique. Deux questions se posent alors. Quel est le rapport entre l’esprit et les conditions neuromusculaires ? Cullen, dont on rappelle souvent qu’il inventa le terme de névrose, conduirait-il, peu ou prou, à une psychologisation de la théorie médicale ? La thèse de Wright est que Cullen revient à un dualisme, non de substance, mais de fonctions, selon lequel les fonctions vitales s’accomplissent sans que l’on ait à considérer qu’une substance immatérielle doive par elle-même les causer. Le fait de l’union entre l’esprit et le système nerveux n’est pas ce qui explique les fonctions vitales. Wright cite l’un des manuscrits où Cullen note que le problème de l’action de l’esprit sur le corps se réduit à comprendre comment un état ou une partie du corps peut affecter une autre de ses parties, et en particulier comment certains états du cerveau affectent ceux des autres organes, comme le cœur : c’est ainsi que la sensation et la volition peuvent être physiologiquement expliquées. Donc le fait de l’union, d’une certaine manière, n’est pas ce qui explique les phénomènes physiologiques ; et c’est même l’inverse qu’il faut comprendre : seuls les phénomènes physiologiques peuvent apporter, dans la mesure du possible, les éléments éclairants de ce fait. C’est pourquoi la théorie médicale n’est pas psychologisée. Pour autant, Cullen ne procède pas non plus à une « neurologisation » des fonctions physiologiques, car celles-ci ne sont pas réduites à des mécanismes neurologiques ou nerveux. En outre, même si on lui attribue la paternité du terme de névrose, toute maladie n’est pas pour Cullen une maladie nerveuse.

Eléments de bibliographie

Michael BARFOOT, « Philosophy and Method in Cullen’s Medical Teaching », dans William Cullen and the Eighteenth Century Medical World, éd. A. Doig, J.P.S. Ferguson, I.A. Milne, R. Passmore, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1993, pp. 110-132.

William F. BYNUM, « Cullen and the Nervous System », dans William Cullen and the Eighteenth Century Medical World, éd. A. Doig, J.P.S. Ferguson, I.A. Milne, R. Passmore, Edimbourg, Edinburgh UniversityPress, 1993, pp. 152-162.

Christopher LAWRENCE, « The Nervous System and Society in the Scottish Enlightenment », Natural Order : Historical Studies in Scientific Culture, éd. B. Barnes, S. Shapin, Londres, Sage, 1979, pp. 19-36

John P. WRIGHT, « Metaphysics and Physiology : Mind, Body and the Animal Economy in Eighteenth-Century Scotland », dans Studies in the Philosophy of the Scottish Enlightenment, éd. M.A. Stewart, Oxford UP, 1990, pp. 251-301