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Journal de guerre (manuscrit Coll. particulière)

1914-1917

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Jean-Marie Mouthon
Docteur en médecine, Diplômé de l’École pratique des hautes études
jeanmarie@mouthon.com
Novembre 2014

Vanves, la maison de santé Falret, le Dr François Arnaud et sa famille

Table des matières

Introduction
Vanves et la Maison de santé Falret à travers ce Journal
Evènements, personnalités et lieux évoqués dans ce « Journal de la Guerre de 1914»
Le Dr François Arnaud et les siens à travers ce Journal
Au total

Introduction

Suzanne Arnaud, âgée d’à peine 16 ans le 1er août 1914 (née le 23 novembre 1898), a tenu un Journal des évènements vécus par elle et sa famille à Vanves, dans la Maison de santé Falret, dont son Père, le Docteur François-Léon Arnaud était le médecin- directeur. Quatrième fille d’une fratrie de sept enfants (six filles et un garçon, Robert, dernier-né), elle précisa : « le samedi 1 heure et demie de l’après-midi-1er août 1914 : j’écris ce journal d’abord pour m’occuper, et ensuite, si la guerre éclate, pour tout raconter afin de le relire plus tard ». Ce manuscrit, rédigé d’une écriture calligraphiée sur dix huit cahiers d’écolier, a été heureusement conservé par ses descendants et actuellement en la possession du docteur Henri Grivois, neuro-psychiatre, ancien chef de Service à l’Hôtel-Dieu de Paris, petit-fils du Dr François Arnaud. Ce journal a été tenu du 1er août 1914 au 29 décembre 1915, et du 4 janvier au 29 avril 1917 : le Dr H. Grivois regrette que les autres cahiers aient été perdus. La lecture de ces documents, autorisée par notre Confrère, apporte un éclairage tout particulier sur la commune de Vanves, la Maison de santé Falret, où résidait la famille Arnaud, mais aussi sur les évènements nationaux et internationaux lus dans les journaux de l’époque par l’intéressée, ainsi que sur des personnalités contemporaines ou anciennes.

Vanves et la Maison de santé Falret à travers ce Journal

Lorsque le Dr Félix Voisin créa la Maison de santé de Vanves en 1822, avant de s’associer à son collègue le Dr J-P Falret, deux ans plus tard, le village comptait un peu moins de 2000 habitants. A la veille de la Grande Guerre, le chiffre était monté à un peu plus de 14.000. La mobilisation entraîna un vide considérable dans le personnel masculin de l’établissement, comme dans la ville. Henri en particulier, valet et cocher, est parti comme les autres du même âge ; le Dr Vignaud, adjoint du Dr Arnaud, marié et père de deux enfants, ainsi que les deux internes, Dupytout et Faucher, furent aussi mobilisés. Un Dr Pasquier les remplacera. Outre les restrictions alimentaires qui vont rapidement se faire sentir, la main-d’œuvre dans l’établissement va manquer pour les tâches les plus élémentaires. Les enfants du Dr Arnaud vont devoir participer à l’entretien : Suzanne Arnaud prit en charge « le nettoyage des cabinets », qu’elle assurait encore en 1917.

Le 4 août 1914, en revenant de faire des courses, elle rencontre un troupeau de vaches sur le boulevard : « elles entrent au lycée Michelet, qui est plein de soldats, paraît-il ». Le lendemain, « cinq filles Arnaud avec d’autres jeunes sont allés au passage à niveau de la rue Diderot. Les Debruères nous ont prêté des petits drapeaux et Louis, leur fils en a pris un immense. Nous avons attendu assez longtemps, et enfin un train a passé. Il était bondé de soldats qui criaient « à Berlin », « bonjour » etc. Ils agitaient des drapeaux, nous sommes enchantés, tous, d’avoir vu ça. Demain nous y retournerons, je pense ». Le 10 août, avec son Père et sa sœur Marie, Suzanne Arnaud est allée visiter « le camp retranché de Paris », au Bon Marché. Le 14, « dans la journée, nous fanons un peu car on fait le regain en ce moment. Faner c’est retourner l’herbe coupée ». Toute la famille participe donc dorénavant à l’entretien du parc de la Maison de santé Falret.

Le 19 août, à la fin du premier cahier, la jeune auteure mentionne ceux qui partent, les amis et connaissances, notamment leurs cousins Marcel, Jean et Jacques Porée, futurs avocats, le Dr Vignaud et deux frères de son épouse, les deux internes de la Maison de santé, Dupytout et Faucher, les trois frères de Madame Daniélou, très liée aux Arnaud. Le dimanche 30 août, le père explique qu’il faut partir. De plus, le médecin-directeur « a été prévenu qu’il devait faire évacuer la maison. Les malades fileront les uns chez Mr. Pottier, les autres chez Mr. Parant à Toulouse. Nos parents iront si ça se gâte, habiter Paris, rue du Bac, ou chez les cousins Porée… ». En fait plusieurs seront dispersés aussi dans d’autres établissements parisiens et ne regagneront Vanves qu’au début décembre 1914.

Suzanne, ses sœurs et son frère partiront donc en train jusque dans l’Hérault avec plusieurs malades de la Maison de santé : « …nous allons voyager avec Mr R. et d’autres mabouls : ça nous fait tordre…on nous donne la galette que nous mettons dans un petit sac après notre corset…on emmène quelques malades femmes et trois vieilles ruines, de vieux paralytiques tout cassés…A Austerlitz, un des deux porteurs est vanvriot et nous reconnaît. Nous avions pas mal de place…C’est tout de même tordant de voyager avec tous ces mabouls. Toutes les personnes du wagon bavardent avec eux et discutent sur la guerre. Nous pensons que si elles savaient avec qui elles parlent, elles seraient un peu estomaquées… ». A partir de Limoges, des blessés les ont rejoints dans le train. La destination finale de la fratrie fut Bédarieux et Clermont l’Hérault. Les enfants Arnaud seront finalement très heureux de regagner Vanves à la mi-novembre. Le jeudi 10 décembre 1914, Suzanne Arnaud a noté que « tous les malades sont rentrés maintenant, ceux de Picpus, Grenelle, Sainte Anne, Charonne etc…Il ne manque que les trois de Toulouse, qu’on va rappeler ».

Le mardi 22 décembre 1914, on a pu lire qu’à « l’hôpital de Vanves, il y a eu vingt-sept blessés vendredi. Maintenant plusieurs sont partis. Il en reste encore treize. C’est Jeanne (une de ses sœurs) qui fait les paperasses ». Cet hôpital était peut-être situé dans un bâtiment du lycée Michelet. A la mi-janvier 1915, une distribution de lait a eu lieu à la mairie de Vanves : Madame Arnaud y participa, comme elle le fera à nouveau le 18 octobre 1915. L’hiver fut particulièrement rigoureux et le jeudi 28 janvier, « il y a de la glace sur les ruisseaux ». la scarlatine et la diphtérie étaient redoutées. Les taches ménagères continuèrent d’être assurées par les filles Arnaud : « …nous faisons le ménage, Marie notre chambre, moi la salle d’étude, toujours mes WC ! et la salle de bains… ».

Le 1er mai 1915, le muguet « coûte très cher cette année, parce qu’il parait qu’il en venait énormément d’Allemagne ». Le dimanche 23 mai, c’était « la Journée Française : on vend des petits drapeaux et des médailles (50 centimes) pour les français ; familles de mobilisés, prisonniers civils délivrés, réfugiés, pays envahis etc…C’est organisé par le Secours National. On a fait une réunion et nommé un Comité à la Mairie hier. Maman y était. C’était très drôle, paraît-il, à cause des socialistes qui grognaient tout le temps… ». En mai, il fut question aussi de l’hôpital du Séminaire d’Issy. Le 14 juillet 1915, une grand-messe eut lieu à l’église Saint-Rémy pour les soldats de Vanves tués à l’ennemi : « …au premier rang le Maire (Mr Duru) et plusieurs conseillers municipaux (dont Papa), puis les vétérans avec leurs drapeaux couverts de crêpe, beaucoup de femmes en deuil, en avant les familles de ceux qui sont tués, puis plusieurs soldats de l’hôpital et du lycée, dans l’assistance quelques soldats aussi, plein de femmes et d’hommes qui pleurent. On ne voit que des yeux rouges … ». Une cérémonie municipale eut lieu ensuite au cimetière, où deux discours « très bien » furent prononcés.

Le mercredi 21 juillet 1915, le Dr Vignaud a une permission de 4 jours et ne fait que passer avant d’aller voir ses enfants et son épouse à Limoges : « il nous dit qu’il comprend la rage de Dupytout (un des deux internes mobilisés) contre les civils. Il paraît que près de Bordeaux, il y a des quantités de médecins embusqués : ils continuent leur clientèle, tout en étant en uniforme. Rien que là on en a déjà envoyé quatre-vingts au front. Il parait qu’on va les rechercher partout. C’est dégoûtant cette graine d’embusqué. On en trouve partout et toujours ! ». Le 26 juillet Suzanne Arnaud croise, place Falret, un soldat qui bavardait et se retourne : c’était Mr Heslouin, le teinturier, très chic en uniforme, qui lui fait un splendide salut militaire. Elle ajoute : « voilà encore un permissionnaire qui est encourageant à voir ! Tous sont comme cela du reste ! ». Le 31 juillet, elle a noté qu’il y a un an, Jaurès était assassiné. Cet anniversaire témoignait des sentiments républicains du Dr Arnaud et des siens, puisque les évènements étaient régulièrement portés à la connaissance de chacun et discutés lors des conversations familiales. Le 3 août, la jeune-fille a même écrit : « j’adore Poincaré et je chante les bienfaits de Marianne ».

Le 11 août 1915, jour de la Sainte Suzanne, elle a noté que Pierre Carpentier fait de la radiographie tout le temps dans un hôpit : « Il se démolit les doigts avec ces histoires de rayons X », ce détail en radiologie, important pour l’époque, montre que la protection était alors très imparfaite, traduisait l’information qu’elle avait bien enregistrée auprès de son père médecin. Ce dernier, malgré sa charge d’ aliéniste et directeur de la Maison de santé Falret, ne manquait pas de faire de véritables randonnées dans les environs de Vanves, à travers les bois de Meudon, Chaville, se rendant même à proximité de l’aérodrome de Villacoublay, atteignant la fontaine Sainte-Marie, remontant sur Châtillon, son fort, la Tour Biret et le boulevard de Vanves, accomplissant ainsi un périple d’une vingtaine de kilomètres le 22 septembre 1915, en pleine guerre. La rédactrice du Journal avait raison d’écrire qu’ils étaient privilégiés. Mais ce même père n’omettait pas de lire « à la famille réunie le 26 septembre, qu’en Champagne, nos troupes avaient pénétré dans les lignes allemandes sur un front de 25 kms et sur une profondeur variant de 1 à 4 kms ; elles ont au cours de la nuit maintenu toutes les positions conquises. Le nombre de prisonniers, actuellement dénombré, dépasse douze mille hommes ».

Les hivers furent rudes et le verglas précoce, ainsi que Suzanne Arnaud l’a noté le lundi 29 novembre 1915 en marchant dans Vanves, où « les pavés luisaient et on y marchait absolument comme sur la rivière, sans patins en janvier 1914. Jusqu’au commissariat, on avance à la vitesse d’un pas en cinq minutes, avec beaucoup d’angoisse !... ». Le 19 décembre suivant, un dimanche, a commencé à la Mairie, la semaine de Noël : cinq des filles Arnaud ont participé à la grande distribution, qui comportait même des sucres d’orge pour les enfants. Une fête a eu lieu aussi le 25 décembre pour ce second Noël de guerre dans les locaux de la Mairie, en présence de Monsieur le Maire.

Le 4 janvier 1917, dans ce Journal, est cité André Collet, d’une famille de blanchisseurs à Vanves. Le 21 janvier, Mr Duru, Maire « pour varier un peu, au lieu de faire encore une quête pour les prisonniers et combattants de Vanves, a demandé aux Vanvriots de se priver cette semaine de quelque superflu, pour faire ainsi quelques économies qu’ils offriront…Alors nous nous sommes creusé la tête pour chercher ce que nous pourrions faire.

En résumé, nous supprimerons les œufs, remplacés par de la soupe. Et nous supprimerons le dessert. C’est peu… ». En février 1917, le froid fut particulièrement vif et dans la salle de billard on gelait sur place. L’encre gelait aussi et les engelures n’épargnaient personne à Vanves et à la Maison de santé Falret. Pas d’électricité le 4 février : « heureusement nous avions des bougies et des allumettes et le gaz marche dans la salle de bains. Mais autre chose : l’eau ne coule plus…moins 16° cette nuit…En passant devant Long, place Falret, nous lisons sur la porte : Fermé, manque de charbon ». Ce charbonnier existait encore pendant et après la seconde guerre mondiale. Les restrictions s’installent : à partir du 25 février, pas de pain frais car on n’aura le droit de le vendre que 12 heures après la cuisson (sans doute pour réduire la consommation, la farine devenue plus rare et chère, et faire des économies). Les théâtres seront fermés deux fois par semaine, de même les pâtisseries et salons de thé. Les gâteaux seront interdits le mardi et le mercredi. Les journaux paraîtront avec deux pages deux fois par semaine : « ce que les boches doivent rire » conclut la jeune rédactrice du Journal, le samedi 10 février 1917.

Evènements, personnalités et lieux évoqués dans ce « Journal de la Guerre de 1914»

Les enfants du Docteur Arnaud avaient incontestablement l’autorisation de lire les différents journaux qui arrivaient à la Maison de santé, non seulement La Presse, le Temps, mais aussi le Petit Journal, l’Illustration, l’Intransigeant, la Liberté et bien d’autres, voire même le Times, cité à plusieurs reprises par Suzanne. Ainsi elle a pu sélectionner les évènements qui ont prédominé à ses yeux à la lecture des quotidiens.

Le 8 août 1914, « nous apprenons que les Français sont entrés en Alsace, ça va bien, tout le monde est content ». Prise de Mulhouse le 9, mort du Pape Pie X le 20 août, « un aéroplane a lancé trois bombes au-dessus de Paris le 30 août, rue des Vinaigriers, pas de dégâts, mais, dame, ça peut recommencer ». Surtout le 31, le gouvernement avait quitté Paris en auto, probablement pour Bordeaux et « deux ou trois aéros boches ont volé au-dessus de la gare de Lyon. On a tiré dessus ; on les a ratés. Enfin il paraît que l’Etat-Major allemand (avec un petit a, avait décidé la rédactrice du Journal dès le début de sa tenue) est à la porte de Paris !!! Horrible ».

Le 16 janvier 1915, on a pu lire : « il y a 44 ans…Paris était bombardée et mangeait des rats. C’était pas drôle tout de même ! ». Ce rappel de 1871 témoigne chez Suzanne d’une culture et d’un souci de rappeler une période différente, mais aussi tragique que celle qu’elle était en train de vivre. D’autres faits notables font l’objet de rappels : le lundi 18 janvier 1915, jour anniversaire de la proclamation de l’empire allemand dans la galerie des Glaces à Versailles, par Bismarck, en présence de l’empereur Guillaume. Sa foi républicaine ne l’empêcha pas d’évoquer le 21 janvier la mort de Louis XVI en 1793 et en octobre celle de Marie-Antoinette. Le 29 janvier, juste au-dessus de la terrasse de la maison, la famille a pu voir le dirigeable Astra, « qui n’est pas du tout comme les autres : il est rigide, a deux nacelles, une forme bizarre. On dirait deux cylindres posés l’un sur l’autre. Il est passé très bas ».

Le 8 mai 1915 elle fait le commentaire sur « les brigands qui ont coulé le Lusitania. Il était parti de New-York, pensant que malgré leurs menaces, ces boches ne seraient pas assez crapules pour attaquer des passagers…Dans La Presse de ce soir, nouveaux détails, il y avait 1978 hommes sur ce bateau, la plupart anglais, environ 200 américains et d’autres de nationalités différentes. On a jusqu’à présent 600 rescapés…Le Lusitania a coulé en 20 ou 25 minutes ».

La politique étrangère intéresse aussi la rédactrice du Journal : elle constate le 24 mai 1915, que la France a beaucoup d’alliés, Russie, Belgique, Angleterre, Serbie, Italie, Portugal, Japon, « tout cela contre Allemagne, Autriche et Turquie, les défenseurs de la Justice et de la Civilisation contre les Barbares, comme disent tous les journaux ». Les Russes reprennent un peu, mais les « austro-boches » sont redoutés. « Il faut que les civils tiennent comme les poilus ». La Grèce et son roi, dont la santé est chancelante, sont souvent cités. Le 18 juin 1915, est rappelé le centième anniversaire de Waterloo avec un commentaire : « pauvre Napoléon, qu’il est dépassé, lui et ses grognards ».

Le 19 juin, un dirigeable, « l’Alsace », a été observé, très bas, à moitié dégonflé et plié presque en deux. Il s’est ensuite regonflé, est reparti, mais en fait est tombé au-dessus de Clamart. Le même jour « l’aviateur anglais Wamefort, qui avait démoli un Zeppelin, s’est tué à Villacoublay ou Buc en faisant la boucle ! Triste de mourir là, après avoir échappé à tant de dangers ». Par la Presse du 20 juin, on apprend que les Russes reculent pour mieux protéger Lemberg. Le 23 juin 1915, le Times publie toujours plein d’éloges sur les français, ce qui donne à Suzanne Arnaud « énormément de bonheur ; cette pensée que les anglais sont babas devant nous, c’est délicieux ! J’espère qu’on ne les admirera et imitera pas tant, après la guerre. Ils ont joliment baissé dans notre estime, ces bons alliés ». Le 23 juin, elle reçoit une lettre de sa Tante : « elle voit très souvent le Duc et la Duchesse de Vendôme et a baisé les mains de leurs Altesses Royales !!! Moi jamais je ne leur baiserai les mains ! Vive la république !! ». Elle confirmait ainsi les sentiments de la famille.

Le 28 juin est proposé un rappel de l’attentat de Sarajevo, un an auparavant. Le 29, « on dit, et ça me fait joliment plaisir, que les Anglais, nos chers alliés, ne se grouillent pas assez (sic). Nous sommes tout le temps obligés de leur donner des munitions !... ». Quant aux « pauvres Russes, ce n’est pas de leur faute ! Leurs chemins de fer sont si incomplets ! Ils sont en ce moment fortement battus ! Ils reculent ». Le 7 juillet, la situation aux Dardanelles s’améliore et la général Gouraud, soigné en France, n’est pas du tout en danger…mais est amputé d’un bras. Le 11 juillet 1915, Suzanne Arnaud a écrit à Poincaré et à Joffre, en l’honneur du 14 tout proche : toutes ses sœurs ont signé.

Ce 14 juillet 1915, aucune manifestation pour la fête nationale de guerre, mais on « transporte les cendres de Rouget-de-l’Isle au Panthéon. Bonne idée…Ce matin je réveille les Grandes en disant : Vive la République ! ». 21 juillet, Fête nationale de la Belgique. Le 29 juillet, elle rappelle qu’il y a un an, Madame Caillaux était acquittée et que Poincaré rentrait de Russie, sans oublier Jaurès assassiné le 31 juillet et le 4 août 1914, l’anniversaire de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, jour où Mr. de Schoen, ambassadeur d’Allemagne quittait Paris, mais aussi le 5 août, anniversaire de la déclaration de guerre de l’Angleterre à l’Allemagne.

Le 12 août, le Journal note que les gens portent leur or à la Banque de France et « on en apporte tant qu’il a fallu des guichets spéciaux. C’est merveilleux cet élan ! ». D’ailleurs le 15 août a été même lu en chaire à l’église Saint-Rémy de Vanves, comme dans toutes les églises de France, une lettre « invitant les catholiques français à porter leur or à la Banque de France en échange de bons de la Défense Nationale ». Le 13 août 1915, dans la Presse, il est rapporté qu’Hindenburg veut attraper Petrograd : par son mouvement enveloppant, il peut prendre Riga et atteindre plus tard Saint Petersbourg. Une autre nouvelle le 16 août : François-Joseph d’Autriche est malade : « il a de l’ataxie. On devrait l’inviter à Lamalou ! ». Le 20 août, il y a un an, la bataille de Charleroi commençait, alors que les allemands entraient à Bruxelles. Le lendemain, 21, il est question de Millerand, « qui a fait un très chic discours. Epatant cet homme là. Quelle patience et quelle énergie il doit avoir pour pouvoir résister à tous ces socialistes, radicaux, unifiés etc… Admirons-le ! ».

Le 22 août 1915, « une grande bataille est engagée en Russie. Les Russes s’appuient sur les marais de Pinsk et la forêt de Bicloireja. Les allemands essaient de les jeter dans ces marais. Ça serait un bon coup pour eux, ou de les couper en deux, en prenant Brest-Litovsk. On devient très fort en stratégie et surtout en géographie, à cause de la guerre ! ». Le lendemain, les Russes ont une victoire navale. Le même jour, 23 août, Suzanne Arnaud a noté que l’aviateur Eugène Gilbert s’est évadé de Suisse, où il avait été forcé d’atterrir à cause d’une panne de moteur, au retour d’une mission réussie, en bombardant un hangar de Zeppelin à Friedrichshafen fin juin : c’était un aviateur, as de cette guerre 14-18. Mais quelques jours plus tard, il a repris le train pour Genève, car il avait transgressé la loi helvétique, ayant donné sa parole de ne pas s’évader : « Il a dû se re-constituer prisonnier ». Le 29 août, La Presse a permis d’apprendre que « soixante de nos avions sont allés bombarder une usine de gaz suffocant, près de Sarrelouis. Puis d’autres escadrilles ont jeté des bombes ! Chic ! Ça leur apprendra ». Le 30 août, les Russes continuent de reculer en Galicie.

Le mercredi 1er septembre 1915, l’aviateur Adolphe Pégout, 26 ans, s’est tué près de Belfort : il s’était rendu célèbre en abattant plusieurs Taube et Aviaticks. Il avait surtout inventé « la boucle » ou looping. Les 5, 6 & 7 septembre est fêté l’anniversaire de la bataille de la Marne, tandis que les troupes de la défense de Paris combattaient sur l’Ourcq et le Grand Morin. Le 13 septembre, des succès russes sont à nouveau signalés en Galicie. Le 19 septembre, la rédactrice a rappelé qu’il y a un an, ils avaient appris que la cathédrale de Reims avait été bombardée. Le 24 septembre, beaucoup de choses se passent dans les Balkans, les allemands menaçant la Bulgarie et la Grèce. Par contre les Russes ont réussi à échapper à Hindenburg, du côté de Vilna.

Le 6 octobre 1915, le débarquement franco-anglo-russo-italien à Salonique a commencé, avec l’autorisation du roi. C’est aussi le premier anniversaire de la mort d’Albert de Mun (1841- 6 octobre 1914). Parlementaire du Finistère et du Morbihan, légitimiste, rallié à la République en 1892, antidreyfusard, il s’opposa à la loi de séparation des églises et de l’Etat. Ses écrits dans l’Echo de Paris, étaient appréciés : « ses articles nous emballaient et chaque matin, France (une des sœurs de Suzanne Arnaud) disait : prenons notre petit verre de de Mun ».

Le 7 octobre 1915, le cousin Jean Porée, du 119e, vint à Vanves, en permission pour quelques jours : « nous le regardons, il est vraiment beau ! La main est un peu enveloppée, le pouce et l’index libres et les trois autres doigts tenus ensemble par une bande de cuir. Ces trois doigts sont immobiles, comme il y a là-dedans probablement quelque chose de nerveux, on a choisi Babinski pour l’examiner. Il décidera s’il faut opérer ou s’il y a un traitement à suivre ». Ce choix du Dr Arnaud était tout à fait judicieux. Suzanne rappelle qu’ils étaient collègues et amis. Le Dr Joseph Babinski (1857-1932), neuro-séméiologiste réputé à l’hôpital de La Pitié, mitoyen de la Salpêtrière, faisait autorité pour distinguer les paralysies organiques de celles qui relevaient de l’hystérie ou de la simulation. Il avait surtout décrit en 1896 un signe capital de la neurologie : l’inversion du réflexe cutané-plantaire, qui traduit l’atteinte du faisceau neuro-moteur, dit pyramidal. Sa recherche est obligatoire lors de tout examen clinique. Le rendez-vous fut obtenu le lendemain, et le Dr Arnaud emmena son neveu lui-même. « le Dr Babinski a dit qu’il ne fallait pas d’opération, mais un traitement à l’électricité. Ce n’est pas un cas chirurgical, mais nerveux…Il sera évacué dans le Service de Babinski pour suivre cette thérapeutique ».Le 10 octobre, le cousin Jean confirme que Babinski « est convaincu que ça reviendra avec l’électricité et l’exercice ».

Le 12 octobre 1915, les Bulgares ont attaqué la Serbie, mais une autre nouvelle est transmise par La Presse : Jean-Henri Fabre, « le monsieur aux insectes » est mort. Docteur ès sciences, il était l’auteur notamment de « Souvenirs entomologiques ». Le 16 octobre, c’est le jour anniversaire de la mort de Marie-Antoinette en 1793 : « midi et demie, la tête tombe. Jeanne (une des sœurs Arnaud, pleure… elle a fait un pèlerinage place de la Concorde… ». Le 21 octobre Suzanne Arnaud écrit que la veille, en début d’après-midi, elle a entendu une véritable explosion. Elle a appris le soir, qu’il s’agissait « d’une explosion, dans une usine, rue de Tolbiac. On a maintenant des détails : c’est un épouvantable accident, qui a fait quarante-sept morts et une soixantaine de blessés. C’était une fabrique de munitions : une caisse est tombée, a explosé et l’usine a été démolie, ainsi qu’un grand nombre de petit bâtiments autour, et quantités de vitres brisées dans les environs. Sous les décombres, on a retrouvé toutes ces victimes ». Le 4 novembre, Maunoury est nommé gouverneur de Paris, en remplacement de Galliéni. Le dimanche 14, la famille Arnaud, catholique très pratiquante, se rend à Notre-Dame de Paris pour écouter le Père Janvier, frère dominicain, prédicateur très apprécié : il s’est adressé « à la duchesse de Vendôme, glorifiant la Belgique, le roi Albert et la reine Elisabeth…on a joué au grand orgue la Brabançonne et la Marseillaise !! ».

Le lundi 22 novembre 1915, le Bon Marché est en feu, l’annexe brûle, sans perte humaine. Mais une partie de cette annexe avait été transformée en ambulance (terme employé depuis la guerre de 1870 pour désigner un hôpital de campagne provisoire ou une sorte de dispensaire). Les soldats ont dû être évacués. Le jeudi 25 novembre est « le grand jour de l’emprunt national, l’emprunt de la victoire. Tous les journaux et les affiches disent : allez porter vos économies à la Défense Nationale…Conclusion, Papa a souscrit le plus possible de sorte que nous sommes confiés à la France ». Le 22 décembre, on leur a donné les résultats de cet emprunt : quatorze milliards.

Le 5 décembre 1915, le Touring Club organisa sa séance annuelle dans une immense salle du Trocadéro. Le Dr Arnaud a emmené plusieurs de ses filles, qui ont apprécié l’ambiance et le spectacle : « au bout de quelques minutes, on joue la Marseillaise et on se lève pour saluer l’arrivée de Poincaré et de « Raymonde » et de plusieurs autres personnages. Papa nous a montré Deschanel et Dubost. C’est historique un président ! Ensuite conférence de l’Abbé Emile Wetterlé (1861-1931), prêtre-journaliste alsacien. On l’a bien applaudi, surtout qu’il a terminé en faisant un appel à l’union sacrée pour que après la guerre les Français s’aident et se soutiennent entre eux à l’étranger et soient mieux coordonnés, sans devenir des automates comme ces boches, naturellement ! Mais enfin il faudra leur prendre ce qu’ils ont de bon ».

Le vendredi 2 février 1917, l’Allemagne a décidé la guerre sous-marine à outrance : « elle veut tout bloquer, elle coulera tout. On se demande ce que les neutres vont dire. Ces neutres qui nous regardent depuis longtemps ! Et l’Amérique ! ». Le samedi 17 février, a eu lieu une réception à la mairie. La famille Arnaud est présente à l’arrivée de René Bazin (1853-1932), juriste et écrivain réputé principalement pour ses romans. « le Dr Arnaud ne l’impressionne pas avec ses six filles, car il en a autant ! » Son discours sera le premier, suivi de celui prononcé par Mr. Ambroise Rendu, avant celui de Mr. le Maire. Tous parlent de l’Union sacrée. Le 21 février est le jour anniversaire du commencement de la bataille de Verdun. Il neige. Le vendredi 16 mars 1917, le Dr Arnaud apporte La Presse, qui annonce l’abdication du Tsar : « on voit d’ici l’effet ! Nous n’avons pas de détails. Nous faisons tout de même beaucoup de raisonnements, tous dans la petite salle à manger. C’est triste mais pas au point de vue de la guerre, je crois. Ce sont toujours ces espèces de révolutionnaires qui sont cause de cela. Pauvre vieux Nicolas ! C’est un allié vraiment sympathique celui-là…On ne sait pas encore quelle répercussion cela aura pour nous ».

Le Dr François Arnaud et les siens à travers ce Journal

A la lecture de ces cahiers, au total l’équivalent de 310 pages dactylographiées, on est frappé par le jeune âge de la rédactrice - à peine 16 ans en août 1914 - , sa maturité, sa faculté de jugement, mais aussi sa spontanéité, sa gaîté face à la gravité des évènements. Toutes ces qualités furent favorisées par le milieu familial dans un environnement privilégié. La qualité de son style et de la narration est à souligner. Les parents ont incontestablement influencé l’atmosphère familiale dans ce climat de guerre violente, où la lecture de la presse était librement ouverte aux enfants. Les jugements émis par Suzanne Arnaud ont été à coup sûr favorisés, voire suscités par les discussions animées, qui avaient lieu le soir dans le bureau du Dr Arnaud, toujours écouté par ses filles et son fils. La table était toujours ouverte manifestement chez les Arnaud, non seulement aux nombreux cousins et proches, mais aussi à tous ceux qui passaient, les permissionnaires en particulier et parmi eux les internes. Les enfants Arnaud étaient aussi intégrés aux « Vanvriotes et Vanvriots » : la jeune Suzanne connaissait bien les commerçants. Avec sa Mère et ses sœurs, elle se rendait fréquemment à Paris. Le Bon Marché était préféré à tout autre pour faire leurs achats. La vie, devenue difficile avec les restrictions, continuait avec ses désagréments, même chez les Arnaud. Si les transports en commun étaient utilisés, on note, à la lecture de ce Journal, la vie en plein air dans le parc de la Maison de santé Falret, mais aussi les promenades dans les forêts avoisinantes, les forts accessibles à pied, les communes déjà plus éloignées, telle Bicêtre. Les kilomètres ainsi parcourus ne ménageaient pas les jambes des filles Arnaud. Suzanne, ses sœurs et leur petit frère meublaient enfin les soirées avec les jeux de société, en particulier « les dames » et un jeu de cartes, « la bésigue », en vogue à l’époque, et souvent cité.

L’éducation et la pratique religieuse catholiques tenaient une place importante. Elles n’empêchaient pas les sentiments authentiquement républicains d’être souvent proclamés, comme on a pu le constater. La Maison de santé était toute proche de l’église Saint-Rémy : et la journée était rythmée par les différents offices, les activités offertes par le patronage paroissial, dans lequel les filles Arnaud jouaient un rôle d’animation. Madame Arnaud et ses filles aidaient aux bonnes œuvres et participaient aux fêtes municipales, leur père faisant d’ailleurs partie du conseil, entourant le maire. Une avenue de Vanves porte encore son nom.

La scolarité des enfants Arnaud était assurée à domicile pour les filles. La qualité littéraire du Journal témoigne de la qualité de l’enseignement reçu par elles. La guerre avait sûrement accéléré la maturité. D’ailleurs, le 10 juin 1915, ses « sœurs ont déclaré qu’elle devenait idiote, parce qu’elle ne savait même plus faire le gamin… Je deviens trop sérieuse. Ça c’est vrai, mais dame ! C’est la guerre. Et tout de même faut pas passer sa vie à la rigolade. En attendant c’est bien triste de dégénérer comme cela ! ». Les six filles du Dr Arnaud furent formées à la même enseigne. Dès cette époque, sœur aînée de Suzanne, Jeanne Arnaud (née en 1894) commença à fréquenter la Sorbonne. Devenue Bouteloup, elle a soutenu en 1924, sa thèse de doctorat ès lettres, publiée la même année à la librairie ancienne Edouard Champion, 5 quai Malaquais : « Le rôle politique de Marie-Antoinette », précédée de « Marie-Antoinette et l’art de son temps » (377 p. et 146 p.). Robert, le petit dernier et seul fils fut élève au collège Stanislas et suivit la voie paternelle, avant d’exercer la médecine à Vanves. Suzanne Arnaud, y était née, avant d’y mourir le 27 juin 1997, dans sa quatre vingt dix neuvième année, en authentique « Vanvriote », terme de l’époque, cité dans son texte à plusieurs reprises et dont les descendants se souviennent.

Au total

Ce Journal de la Guerre de 1914, rédigé par Suzanne Arnaud, est une chance, même si la perte des cahiers au-delà du 20 avril 1917 est très regrettable. Le Dr Henri Grivois nous a permis de mieux connaître l’atmosphère et le vécu de celles et ceux qui étaient à l’arrière des lieux de combats. Vanves, la Maison de santé Falret et la famille Arnaud, vidées de leurs hommes par la mobilisation, ont été touchées comme l’ensemble des villages et villes français par les conséquences d’un conflit effroyable. C’est l’impression prédominante qui ressort de ce Journal. Le goût de l’écriture, le style et l’enthousiasme de son auteur ne sont pas en reste. La haine du « boche », une fois encore, est claire, traduisant bien l’ambiance de l’époque. Les évènements vécus et certains anniversaires de plus anciens, rappelés successivement, dépassent la seule ville de Vanves. Suzanne Arnaud était incontestablement une passionnée de lecture et d’écriture, aidée en cela par les nombreux journaux et hebdomadaires qui arrivaient à la Maison de santé Falret. S’y ajoutaient le soir après le repas, les nombreux échanges, qui avaient lieu généralement dans le bureau du Dr Arnaud, très écouté de ses filles. Enfin la forte imprégnation chrétienne de cette famille et la pratique religieuse rythmaient les journées, sans entraver la participation aux activités de solidarité municipale, dans une orientation toujours républicaine, soulignée à plusieurs reprises par Suzanne Arnaud. On peut se féliciter qu’elle ait confié à son Journal, resté inédit, ses réflexions quotidiennes et surtout qu’elle n’ait pas connu Internet, nous privant alors de ce manuscrit.

Le 21 novembre 2014,

Jean-Marie Mouthon