L. 351.  >
À Charles Spon,
le 26 mai 1654

Monsieur, [a][1]

Depuis ma dernière, laquelle fut du mardi, 19e de mai, avec une lettre pour notre bon ami M. Falconet, je vous dirai que je viens de recouvrer les quatre vers desquels je vous avais fait mention en ma dernière ; ils viennent d’Angleterre, les voici comme je les ai retenus : [2]

Cromwello surgente iacet domus alta Stuarti,
Et domus Auriaci Martia fracta iacet.
Quod iacet haud miror, miror quod Gallus Iberque,
Et Danus, et regum quidquid, ubique iacet
[1]

Ce 24e de mai. Je viens de recevoir votre dernière que m’a rendue M. Duhan, [3] pour laquelle je vous remercie. Il n’a pas dessein d’imprimer de livres, si ce n’est quelque petit par rencontre, il est tout dans les vieux livres. Je le servirai en tout ce qui me sera possible, et surtout au débit de son petit Puteanus[4] lorsqu’il l’aura mis en vente ; [2] il n’en a pas encore le privilège. Pour les affaires publiques, tout est ici en suspens, on ne dit rien d’assuré : le voyage du roi à Compiègne [5] et son sacre [6] à Reims [7] sont différés ; l’exécution du traité du comte d’Harcourt n’est point encore arrivée ; on ne sait ce que fera le prince de Condé ni où ira le prince de Conti, [8] à Pézenas [9] ou en Catalogne. [10] On dit néanmoins que, s’il avait de l’argent comptant, qu’il partirait dès demain et qu’il emmènerait sa femme [11] quant et soi ; qu’il est fort malcontent du Mazarin [12] qui ne lui donne pas tout ce qu’on lui a promis, etc. Sicque inter lacrymas et querelas vita tunditur, etc. [3]

Ce 25e de mai. Mais voilà votre lettre datée du 19e de mai, laquelle m’est rendue avec grande satisfaction de ma part, comme il m’arrive toujours à la réception des vôtres, lorsque j’allais monter à cheval pour aller voir une dame à une lieue d’ici où elle prend l’air et du lait d’ânesse [13][14] selon mon ordonnance. Je vous remercie très affectueusement (mais n’en doutez pas, s’il vous plaît) de tant de peines que vous prenez pour moi et des fâcheuses commissions que je vous donne pour ma bibliomanie. [15] Vous me faites grand plaisir en cela et ne fîtes jamais autrement dans toutes les occasions qui se sont présentées, dont je vous demeurerai éternellement obligé, et à tous les vôtres. Je vous supplie d’assurer M. Devenet [16] que je suis son serviteur et que je le remercie de sa petite balle de livres, laquelle j’aurai soin de retirer de chez M. Béchet [17] dès qu’elle sera arrivée. Vous en pouvez dire autant à M. Barbier [18] pour qui je suis allé aujourd’hui chercher M. Gassendi [19] qui est allé à quatre lieues d’ici passer les fêtes avec M. de Montmor, [20] maître des requêtes, chez qui il est logé. Je ne manquerai point de le voir à son retour et de l’entretenir sur le dessein de M. Barbier secundum singulas conditiones a te præscriptas. [4] Je vous prie de m’acheter le livre de l’évêque de Gap [21][22][23] s’il se vend à Lyon, [5] comme aussi cet autre, du Triomphe de la grâce sous la Croix, à Messieurs les jansénistes, etc. [6] Tout ce que vous m’alléguez de M. Sebizius [24] est curieux ; peut-être qu’il en viendra jusqu’à Paris, mais j’en ai céans deux de ceux que vous m’avez allégués, savoir de Calculo et de Respiratione[7] J’attendrai le reste patiemment, je fais grand état de cet auteur aussi bien que vous, optoque illi multos annos[8]

M. Merlet [25] se porte mieux. Je viens de consultation avec lui, [26] il n’est pas encore bien refait. Son livre contre le Gazetier [27] et contre l’antimoine [28] est sur la presse, il y en a 16 feuilles de faites ; les imprimeurs [29] ne peuvent rien expédier, faute d’ouvriers. [30] Après ceci, il pensera à l’édition de ses Histoires épidémiques, mais il y veut encore ajouter quelque chose ; mais il est bien vieux et bien cassé. Iuvenes mori possunt, senes diu vivere non possunt. [9]

Quoi que vous ait dit M. Ravaud [31] de M. Musnier, [32] je ne comprends pas pourquoi il ne m’écrit plus. Je crois qu’il est mort et en suis bien marri, c’était un honnête homme.

La Seconde Apologie des médecins de Montpellier [33] n’a point de crédit du tout. Ce ne sont que des injures mal fondées et mal digérées. M. Merlet dit que ce sont les antimoniaux de notre Faculté qui en ont payé l’impression pour faire dépit à M. Riolan [34] et à moi. Même le jeune Chartier [35] a fait connaître à notre doyen, M. Courtois, [36] qu’il y avait fait quelque chose : jugez si ce n’est point une bonne pièce puisque celui-là y a mis la main, qui n’est point aujourd’hui plus sage que lorsqu’il fit son Plomb sacré, que néanmoins Vautier [37] lui avait fourni, et même lui avait fourni 200 livres pour plaider contre la Faculté, [38] à ce que m’a rapporté sa belle-mère, Mlle Chartier, [39] laquelle lui a ouï dire à lui-même. [10] Cette Seconde Apologie est ici méprisée des uns et des autres à cause des injures atroces, et cruelles et fausses, qui y sont contre M. Riolan ; pour toutes les miennes, elles sont grotesques et gaillardes. Ce livre n’a jamais été fait par Courtaud [40] à Montpellier, mais à Paris par MM. Des Gorris, [41] Cattier, [42] Madelain, [43] et autres tels coquins et cocus. [11]

Enfin, tout le bruit d’aujourd’hui est que le roi partira samedi prochain pour aller à Reims au sacre et delà, à Compiègne pour faire passer les troupes. [12] J’espère que celui qui vous rendra la présente vous donnera aussi 35 livres 5 sols (je les ai délivrés ici à M. Miget qui doit vous les faire toucher de delà par son correspondant) pour les livres que m’avez achetés, à savoir 15 livres 5 sols pour ceux que j’ai reçus et 20 livres pour ceux de M. Devenet, quo nomine tibi gratias ago amplissimas[13] Je me recommande à vos bonnes grâces et à Mlle Spon, et suis de toute mon âme, Monsieur, votre très humble, et très obligé et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mardi 26e de mai 1654.


a.

Ms BnF no 9357, fo 152 ; Reveillé-Parise, fin de la no cclxi (tome ii, pages 136‑137) ; Jestaz no 115 (tome ii, pages 1222‑1224).

1.

« Devant Cromwell qui se lève, la grande Maison des Stuarts est à terre et comme elle, la guerrière Maison d’Orange est à terre, brisée. Je ne m’en étonne pas, je m’étonne que le Français et l’Espagnol, et le Danois et tout ce qu’il y a de rois soient partout à terre. »

2.

V. note [29], lettre 277, pour le traité de Guillaume Dupuis De occultis pharmacorum purgantium Facultatibus… [Les Facultés cachées des médicaments purgatifs…] (Lyon, 1654).

3.

« Et ainsi la vie est broyée, au milieu des larmes et des lamentations, etc. » : latin auquel je n’ai pas trouvé de source.

Le 22 février, le prince de Conti avait épousé Anne-Marie Martinozzi, nièce de Mazarin, moyennant force récompenses pour cette union qui disloquait le clan condéen.

4.

« suivant chacune des conditions que vous avez prescrites. »

5.

L’évêque de Gap, ville du Dauphiné (Hautes-Alpes), était alors Artus de Lionne (1583-1663). Il avait d’abord épousé la sœur d’Abel Servien, {a} le surintendant des finances, et donné naissance à Hugues de Lionne, {b} le futur ministre de Louis xiv. Docteur en droit et conseiller au parlement du Dauphiné (1605), il était entré dans les ordres une fois veuf. Chanoine de Grenoble, il avait été nommé par Louis xiii évêque de Gap en 1637. Usé par les ans, il démissionna en 1661 et se retira à Paris (Gallia Christiana). Son seul ouvrage recensé est :

l’Oraison funèbre, sur le trépas du Réverendissime Père en Dieu Messire François de Sales, Évêque et Prince de Genève. {c} Prononcée aux Sœurs de la Visitation de Sainte-Marie {d} de Grenoble, le 9 janvier 1623. Par Messire Artus de Lionne sieur d’Aouste, Prêtre et Chanoine en l’Église Cathédrale de Notre-Dame de Grenoble, et ci-devant Conseiller el la Cour de Parlement de Grenoble. {e}


  1. V. note [19], lettre 93.

  2. V. note [9], lettre 188.

  3. Mort à Lyon le 8 décembre 1622, v. note [1], lettre 251.

  4. V. note [1], lettre 416.

  5. Grenoble, Pierre Verdier, 1623, in‑4o de 91 pages.

6.

Le Triomphe de la grâce sous la Croix. À Messieurs les jansénistes… Par un théologien qui ne désire que de procurer à l’Église sa première gloire et sa paix… (anonyme, sans lieu ni nom, 1654, in‑8o).

7.

Melchior Sebizius avait publié une Dissertatio de calculo renum [Dissertation sur les calculs des reins] (Strasbourg, 1647, in‑4o) et une Dissertatio iii de respiratione [Troisième dissertation sur la respiration] (Strasbourg, 1643, in‑4o).

Peut-être Charles Spon avait-il reparlé à Guy Patin du Commentarius in libellos Galeni… de Sebizius (Strasbourg en 1652, v. note [11], lettre 273), ou annoncé sa Disputatio Solennis de fame et siti… [Thèse ordinaire sur la faim et la soif…] (Strasbourg, Eberhardus Welperus, 1655, in‑4o, contenant 155 articles et 24 corollaires).

8.

« et lui souhaite de vivre encore de longues années. »

9.

« Les jeunes peuvent certes mourir, mais les vieillards ne peuvent pas vivre longtemps » (v. note [9], lettre 145).

V. notes [3] et [4], lettre 346, pour les Remarques… de Jean Merlet, en cours d’impression, et pour son commentaire, demeuré inédit, sur les Épidémies d’Hippocrate.

10.

Guy Patin a ici barré elle pour mettre lui : il faut donc comprendre que sa belle-mère l’« a ouï dire de [Jean Chartier] lui-même ».

V. notes [54], lettre 348, pour la Seconde Apologie…, [16], lettre 271, pour La Science du plomb sacré des sages… de Jean Chartier, et [10], lettre 328, pour son procès contre la Faculté pendant le décanat de Guy Patin.

En 1634, René Chartier, père de Jean, avait épousé Marie Le Noir. Ce remariage avait déclenché une interminable procédure entre les enfants du premier lit et leur père (ce qui rendait le témoignage de « Mlle Chartier » suspect de malveillance à l’encontre de son beau-fils Jean).

11.

Isaac Cattier, natif de Paris, était allé étudier la médecine à Montpellier ; inscrit en décembre 1636, il y avait été reçu docteur en juin 1637. Il était ensuite revenu à Paris paré du titre de médecin ordinaire du roi. Guy Patin l’a dit âgé d’environ 45 ans en 1654 et médecin du Bureau d’adresse de Théophraste Renaudot (O. in Panckoucke et Dulieu). Cattier a publié divers traités de médecine (contre la poudre de sympathie [v. note [28] de « L’homme n’est que maladie » (1643)], sur la macreuse, le rhumatisme, etc.) et pris part à la querelle entre les médecins de Paris et de Montpellier dans sa Μορολογια contre René Moreau (1646, v. note [4], lettre 137), et dans sa Seconde Apologie… (1653, v. note [54], lettre 348).

Dans ses Curieuses recherches sur les Écoles en médecine de Paris et de Montpellier… (1651, v. note [13], lettre 177), Jean ii Riolan avait écrit (pages 12‑13) :

« Partant la France était bien misérable, et malheureuse, avant qu’elle eût acquis la ville de Montpellier, d’où lui vient tout le secours qu’elle reçoit dans ses maladies, par les médecins de Montpellier, qui étaient en la naissance de l’École, arabes, mahométans, juifs ; puis sont devenus aragonais, espagnols, et ont continué longtemps après la réduction de la ville à l’obéissance du roi, à posséder et gouverner l’École de médecine. »

Cattier (ou Siméon Courtaud, v. note [42], lettre 442) lui répondait dans sa Seconde Apologie, (section lviii, Honteux d’être sortis des juifs et mahométans, pages 83‑84) :

« L’idolâtre et le superstitieux donnent de la compassion et des mouvements de douceur et d’humanité pour leur salut, mais le savant donne du désir de se communiquer, d’apprendre et de se connaître. C’est la seule cause de tant de voyages des plus savants en tous pays ; ceux du Ponant allant pour apprendre de ceux du Levant, et ceux du Nord de ceux du Midi. La reine de Saba, Arabesque, vint dans la Palestine pour y voir et apprendre de Salomon, et les premiers philosophes grecs furent apprendre des Égyptiens et des Juifs. La science de la Nature n’est point une plante ni une influence particulière à quelque climat, elle est partout où se trouvent la Nature et la Raison. L’Américain et le cannibale en est autant capable que le Grec et le Romain, et le barbare autant que l’éloquent. La langue étrange fait le barbare, mais la science demeure toujours nette et aimable partout. La vérité, de quelque bouche qu’elle sorte, est toujours vérité : entre les Scythes, elle était toujours vénérable en la parole d’Anacharsis. {a} La différence de croyance n’apporte ni division, ni aigreur entre les philosophes, moins encore de la honte. Aucune religion n’a jamais été mise entre les vices, mais bien entre les erreurs, parce que le vice est tout de la nature défaillante ou malade. Mais la religion, si elle est vraie, elle est toute de la grâce, et la fausse est toute de la fantaisie erronée de l’homme. Pourquoi donc avoir honte pour une différente religion ? Il nous faudrait chasser toute l’ancienneté de nos cabinets pour ce que nous ne pourrions recevoir qu’avec notre honte. Il faudrait jeter hors Aristote, Philon et Josèphe, et les livres sacrés. Non seulement la différence de la croyance, mais aussi le vice particulier à quelque nation ou à quelque personne ne peuvent point violer la bonne intelligence des naturalistes, laquelle consiste en la contemplation d’une même fin, la vérité de la Nature. […]

S’il fallait avoir honte parce que les Juifs et les Arabes sont de diverse croyance, il ne faudrait point apprendre d’eux aucune chose, ni contracter avec eux une amitié particulière. […]

Ne criez donc point tant contre eux, vu que vous-même tombez tous les jours entre les mains de ceux que vous abominez tant. Car vous n’oseriez nier qu’à tous moments vous n’ayez un commerce bien particulier avec les païens et idolâtres, et que par leur aide et entremise vous ne possédiez tout le bien et l’honneur duquel vous jouissez. S’il faut avoir honte et en exécration ceux qui sont de contraire ou diverse croyance, cela combat l’humanité en quelque façon. »


  1. V. note [9], lettre 202.

Difficile aujourd’hui, après cela, de ne pas trouver les « coquins et cocus » de Montpellier plus aimables que les dogmatiques engoncés de Paris.

12.

Le roi et la cour quittèrent Paris le 30 mai (« samedi prochain ») pour arriver à Reims le 3 juin en faisant étape à Meaux, La Ferté-Milon et Fismes (Levantal).

13.

« au nom duquel je vous remercie très profondément. » Guy Patin a ajouté la parenthèse sur M. Miget dans la marge, avec un renvoi à l’endroit où on je l’ai mise.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 26 mai 1654

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(Consulté le 25/04/2024)

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