L. 592.  >
À André Falconet,
le 17 février 1660

Monsieur, [a][1]

Ce 14e de février. Le duc de Lorraine [2] est allé à la cour pour ses affaires et celles de la duchesse d’Orléans, [3] sa sœur. On dit que le prince de Condé [4] arrivera ici mercredi prochain et que cette paix, [5] que nous avons nouvellement faite avec le roi d’Espagne, [6] nous est fort avantageuse par plusieurs bonnes villes qui nous demeurent. La paix a été aujourd’hui publiée au Parlement, à l’Hôtel de Ville et devant le Louvre. [1]

Ce < dimanche > 15e de février. Comme j’attendais que l’on me vînt quérir à l’ordinaire pour aller souper avec M. le premier président[7] j’ai contremandé à cause de la solennité du jour de demain, et ce souper a été remis dans huit jours. Dieu soit loué de tout ! Je n’ai regret que pour l’audience de M. le comte de Verdun, [8] dont j’avais promis de rendre compte demain à M. Duchef ; [9] tout le monde se plaint qu’on n’en peut avoir ; toujours y ferai-je ce que je pourrai et je verrai ce qu’il me dira. [2]

Ce 16e de février. Aujourd’hui le Te Deum [10] a été chanté fort solennellement pour la paix [11] dans Notre-Dame [12] en très grande et très belle compagnie. La réjouissance est publique, le feu de joie se doit faire ce soir dans la Grève, [13] comme aussi dans toutes les rues. Mme la duchesse d’Orléans doit ce soir arriver à Luxembourg. [3][14] On dit que M. le duc d’Orléans, [15] voyant sa femme et ses enfants, dit en mourant : Domus mea, Domus desolationis vocabitur[4] M. de Choisy de Can, [16] son chancelier, est mort à Blois, [17] de regret de la mort de son maître. [5] On dit que M. de Vendôme [18] et M. de Beaufort [19] auront le gouvernement de Languedoc [20] pourvu qu’ils veuillent céder l’Amirauté ; [21] cela est fort dans la bienséance du neveu Mancini. [22] M. le Prince [23] sera ici chef du Conseil. Messieurs de la Ville ont ordre de l’aller saluer, tous les ordres ne laisseront pas d’y aller, et même l’Université ira. Je me souviens que nous y fûmes, l’an 1651, lorsqu’il fut revenu de prison du Havre-de-Grâce, [24] j’étais alors doyen. [6] Le duc de Lorraine est ici. Le corps de M. le duc d’Orléans sera jeudi à Limours [25] et après on l’emportera, par Saint-Cloud, [26] à Saint-Denis, [27] sans passer par ici. [7] On dit que les jésuites [28] ont fait imprimer une nouvelle Apologie pour les casuistes en latin, à Palerme en Sicile. C’est une pièce de même nature que le Tamburini [29] de M. Huguetan ; [8] il en devrait avoir une copie et l’imprimer encore, vous m’obligerez de le lui dire. Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 17e de février 1660.


a.

Bulderen, no clxiv (tome i, pages 424‑426) ; Reveillé-Parise, no d (tome iii, pages 176‑177).

1.

La ratification par les gouvernements espagnol et français expliquait le délai de plus de trois mois entre la signature de la paix (7 novembre 1659) et sa publication (14 février 1660).

2.

Tout le monde se plaignait de la difficulté à obtenir une audience auprès du premier président, Guillaume de Lamoignon. Guy Patin reportait à huitaine son intervention auprès de lui en faveur de personnes à qui il avait promis de le faire, sur la recommandation d’André Falconet.

Le comte de Verdun est probablement Louis d’Hostun (mort en 1679), époux de Philiberte de Becerel (Saint-Simon).

M. Duchef était un Lyonnais ami et sans doute homme de confiance d’André Falconet. Il venait à Paris pour régler un procès, mais aussi avec la mission de faire revenir à Lyon l’abbé Falconet, prêtre qui menait dans la capitale une vie dispendieuse et dissolue aux dépens de son frère André.

3.

« Luxembourg » était le palais parisien de Monsieur, Gaston d’Orléans, frère cadet de Louis xiii. Monsieur était mort à Blois le 2 février 1660, ne laissant que des filles et sans trop faire pleurer les siens. Fille unique de son premier mariage, la Grande Mademoiselle était alors auprès du roi en Provence et a laissé un souvenir amer sur les circonstances de ce deuil (Mlle de Montpensier, Mémoires, deuxième partie, chapitre ii, pages 427‑433) :

« < Monsieur > fit, dans le peu de temps que le relâche de sa maladie lui donna, toutes les choses qu’un bon chrétien doit faire. Depuis quelques années, il songeait à la mort ; la mauvaise santé, l’exil et beaucoup d’esprit font revenir les gens, à de certains âges, et l’on doit dire, à la louange de Mme de Saujon, {a} qu’elle avait fort contribué à lui faire songer à son salut. Il allait souvent à l’église, ne manquait ni vêpres, ni grand-messe, ni autres prières, ne voulait plus que l’on jurât devant lui ni chez lui, il s’était désaccoutumé de cette méchante coutume. Il donna sa bénédiction à mes sœurs ; tout le monde était si troublé là que l’on ne songea point à la lui demander pour moi et il n’en parla pas.

[…] Il reçut ses sacrements à midi, dont il mourut sur les quatre heures. Madame ne s’y trouva pas. Comme son dîner était porté et que ses femmes allaient et venaient dans l’antichambre, où tout le monde était à genoux pleurant, on pouvait croire qu’elle aurait dîné dans ce temps, mais je crois que, quelque sujette qu’elle soit aux vapeurs où le manger est bon, en pareille occasion il serait mortel, et que ni elle ne l’aurait pas voulu ni personne n’aurait osé par toutes sortes de raisons le lui proposer. On emporta le corps de Monsieur à Saint-Denis {b} avec quelques gardes et quelques aumôniers, peu d’autres officiels. Cela se fit sans pompe ni dépense. Quand on l’ordonne, c’est bien fait d’obéir et ce serait de bons sentiments à ceux qui meurent ; mais pour les vivants, je ne sais si ces sentiments sont plus méritoires devant Dieu que devant les hommes. Pour moi, si j’y avais été, je crois que tout se fût passé d’une autre manière.

[…] On apprit que Madame, au lieu de faire sa quarantaine {c} à Blois dans une chambre noire à l’ordinaire, sans sortir, était partie, je crois, dix ou douze jours après la mort de Monsieur (je ne me souviens pas précisément du temps, mais enfin avant les quarante jours) pour aller à Paris et qu’elle y était allée inconnue, c’est-à-dire dans un de ses carrosses. Je ne sais même s’il était encore noir ou si elle n’avait point craint que la senteur ne lui en eût fait mal ; mais cela n’aurait pas été plus extraordinaire que ce qui remplissait la voiture. Elle était en portière avec son médecin, masquée d’une manière si différente de celle des autres qu’il ne fallait l’avoir vue qu’une fois pour la reconnaître. Il y avait dans le carrosse un apothicaire, son chirurgien et deux femmes de chambre. Elle alla coucher à Orléans, et traversa la ville, en arrivant et repartant de cette manière. Comme c’était la principale ville de l’apanage de Monsieur, tout le monde la connaissait. Sa vue causa autant de douleur que d’étonnement. Mes sœurs arrivèrent avec dignité dans un carrosse et le reste du voyage se passa de même jusqu’à Paris, où elle arriva de cette manière. Elle fit en arrivant détendre mon appartement et s’y planta, et ses filles dans le sien, comme si je n’avais jamais dû revenir, sans me faire faire aucune civilité. Quand j’appris cela, je ne fus pas très modérée dans les premiers mouvements ni sur ce que je dis à tous ceux qui m’en parlèrent. J’en parlai à la reine et à M. le cardinal de la même manière, qui me témoignèrent avoir sur cela les sentiments que je pouvais désirer. Je ne me souviens plus si je lui écrivis, mais si je le fis, ce ne fut pas obligeamment ni tendrement. »


  1. Maîtresse de Gaston.

  2. V. note [27], lettre 166.

  3. Deuil avec retrait complet du monde pendant les quarante premiers jours suivant la mort d’un parent très proche.
  4. .

4.

« On appellera ma Maison, Maison de désolation. »

Une lettre de Rancé à Arnauld d’Andilly (v. note [4], lettre 845), datée de Blois, le 8 février 1660 reprend ce récit ; Chateaubriand l’a transcrite par dans sa Vie de Rancé (v. note [6], lettre 480 ; livre ii, pages 80-81) :

« Je n’aurais pas été tant de temps sans avoir l’honneur de vous écrire si la maladie et la mort de Monsieur ne m’en avaient empêché. Je vous avoue que, l’ayant assisté autant que je l’ai pu dans les derniers moments de sa vie, je suis tellement touché d’un spectacle si déplorable que je ne puis m’en remettre. On a cette consolation qu’il est mort avec tous les sentiments et toute la résignation qu’un véritable chrétien doit avoir en la volonté de son Dieu. Il reçut notre Seigneur dès le commencement de son mal, et eut le soin lui-même de le demander une seconde fois pour viatique avec de grandes démonstrations d’une foi vive et d’un parfait mépris des choses du monde. Quelle leçon, Monsieur, pour ceux qui sont persuadés de son néant et qui travaillent pour s’en déprendre ! Ce pauvre prince dit le matin du jour de sa mort ces mêmes mots : Domus mea, Domus desolationis. Et comme on lui voulut dire qu’il n’était pas si mal qu’il pensait, il répliqua : Solum mihi superest sepulchrum. {a} Ensuite il demanda l’extrême-onction et dit qu’il était résolu à la volonté de Dieu ; enfin je suis persuadé qu’il lui a fait miséricorde. »


  1. « Le tombeau est tout ce qui me reste » (Job, 17:1).

L’amertume de Gaston d’Orléans sur son lit de mort exprimait sans doute l’échec global de sa vie, dans le rôle ingrat de frère cadet du roi Louis xiii, ayant toujours refusé de se soumettre à lui, avec le rêve obsédant de prendre sa place (v. infra, note [7]). L’extinction de sa lignée princière, faute d’héritier mâle (les femmes ne transmettaient pas la qualité de prince du sang royal), devait aussi y prendre part. Son neveu, le duc Philippe d’Anjou, frère cadet de Louis xiv, allait hériter du duché d’Orléans et du titre de Monsieur.

5.

V. note [21], lettre 533, pour Jean de Choisy (de Can), seigneur de Beaumont, mort le 20 février.

6.

V. note [6], lettre 258 (lettre à Spon du 7 mars 1651).

7.

La mort de Monsieur, Gaston d’Orléans, frère de Louis xiii, ne fit pas prendre le grand deuil à la cour ; Mme de Motteville (Mémoires, pages 485‑486) en a bien donné la raison :

« Pendant le séjour que le roi {a} fit en Provence, lorsqu’il était à Marseille, le duc d’Orléans étant à Blois, y mourut en fort peu de jours. Ce prince méritait d’être regretté, tant pour ses bonnes qualités que pour être fils du roi Henri le Grand, {b} dont la mémoire doit être toujours chère aux Français. On peut croire que sa mort fut précieuse devant Dieu, car elle fut précédée par une vie pieuse et chrétienne, accompagnée d’une véritable contrition de ses péchés. Il accompagna ses vertus, à l’exemple du feu roi {c} son frère, d’une grande fermeté d’âme, et il envisagea la mort sans frayeur ni faiblesse. Le repos dont il jouissait depuis sa retraite n’avait pas contribué à sa santé ; au contraire, il était vieilli et changé : il avait autrefois été le chef de toutes les factions et cabales qui de son temps avaient été faites sous son nom contre le cardinal de Richelieu. Ce ministre avait pensé périr souvent par ses entreprises ; mais le bon naturel de ce prince l’avait toujours empêché d’en venir à la conclusion parce qu’il était bon et qu’il ne voulut jamais consentir à répandre le sang de son ennemi, ni faire aucune action de violence. Sa cour autrefois était remplie de plusieurs seigneurs du royaume, qui tous voulaient avoir l’honneur d’être à lui parce qu’il était présomptif héritier de la couronne et que l’abaissement où était réduit le feu roi, son frère, le relevait infiniment ; mais toute cette gloire était passée. Celle qu’il avait eue pendant la régence, dont j’ai fait de grandes et amples descriptions, l’était aussi : il ne lui en restait que le fâcheux souvenir de la vanité de ses pensées et de l’inutilité de ses actions. Depuis le mauvais succès de ses malheureuses entreprises, il était demeuré dans un certain état de disgrâce qui fait compter les hommes au rang des morts avant qu’ils le soient en effet ; mais il est à présumer qu’il vit de la vie des justes, et que sa pénitence et les aumônes qu’il faisait dans sa solitude de Blois lui donnent dans l’éternité une place qui vaut beaucoup plus que toute la grandeur mondaine dont il s’était vu environné.

Le roi et la reine mêlèrent au regret qu’ils eurent de sa mort le souvenir des choses passées et il fut cause que leur deuil ne fut pas excessif. Mademoiselle en fut fâchée car la perte d’un tel père doit toujours être sensible ; mais les procès qu’elle avait eus contre lui et le peu d’application qu’il avait eue à la bien marier diminuèrent un peu sa douleur ; et la constance qu’elle eut à souffrir ce malheur était moins un effet de sa vertu que de son indifférence. Madame vit sa perte et il est à croire qu’elle la sentit beaucoup, mais cette princesse était si destinée à n’être comptée pour rien que ses larmes ne le furent point. Mlles d’Orléans, d’Alençon et de Valois, ses autres filles, étaient si lasses d’être à Blois et leur jeunesse leur faisait si passionnément désirer d’aller à Paris qu’elles se consolèrent aisément sans doute de voir finir leur exil, quoique apparemment la mort de ce prince fût le plus grand malheur qui leur pût arriver. Il le crut ainsi lui-même car, dans ses derniers moments, jetant les yeux sur sa famille, il cita en latin, à un père de l’Oratoire qui l’assista à la mort, un passage de l’Écriture qui en représentait la désolation. »


  1. Louis xiv.

  2. Henri iv.

  3. Louis xiii.

8.

V. note [9], lettre 573, pour le traité Sur le Décalogue de Tommaso Tamburini (Lyon, 1659). Je n’ai pas trouvé la traduction latine de la nouvelle Apologie pour les casuistes (Paris, 1659, v. note [18], lettre 546), dont parlait Guy Patin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 17 février 1660

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(Consulté le 03/05/2024)

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