L. 529.  >
À Charles Spon,
le 5 juillet 1658

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 5 juillet 1658

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(Consulté le 28/03/2024)

 

< Monsieur, > [a][1]

Je viens d’apprendre que notre victoire sur les Espagnols [2] est bien plus grande que je ne vous ai écrit par ma dernière. Ils y ont perdu 6 000 hommes, et nous très peu de monde. Quelques-uns disent que le dessein des Espagnols d’attaquer nos lignes fut découvert au cardinal Mazarin [3] par un traître qu’il avait dans le Conseil du prince de Condé ; [4] mais d’autres disent que le maréchal d’Hocquincourt [5] en mourant donna avis de leur dessein, dont M. de Turenne [6] a bien fait son profit. [1]

Pour M. Parker, [7] je vous donne avis qu’il est parti pour Londres, et que la veille de son départ il me vint voir pour me dire bonjour et adieu, tant pour son retour d’Italie que parce qu’il devait partir le lendemain pour l’Angleterre. Il m’a promis de m’écrire de là. J’eus regret de le voir partir, j’en pleurai des deux yeux. S’il fût ici demeuré jusqu’à la fin de mes leçons, [8] il eût pu y apprendre quelque chose de bon qu’il ne trouvera pas à Londres. Tous ces étrangers aiment trop à escarpiner et battre la semelle, nimia, inquam, laborant peregrinomania[2][9] C’est assez pour eux qu’ils voient des villes et des clochers dont ils n’ont jamais l’offrande ; [3] en faisant ainsi ils voient beaucoup de pays, mais ils n’en apprennent pas pourtant les Aphorismes [10] ni les Pronostics [11] d’Hippocrate. Lui et M. Dinckel [12] sont les deux étrangers que j’ai le mieux aimés, et que j’ai trouvés les plus sages et les plus raisonnables. Pour les œuvres d’Aldrovandus, [13] je serais bien fort de votre avis, savoir que ce livre-là serait fort bon s’il était imprimé à Lyon, et je voudrais avoir vu cela. [4] Ce grand ouvrage mériterait mieux d’être imprimé que des canonistes d’Italie ni que des jésuites espagnols qui ne nous donnent que des rêveries ou des redites sur la Sainte Écriture, sorte de livres fort ennuyeux et qui ne font aucun bien à la république des lettres.

On dit qu’à cette dernière défaite des Espagnols le prince de Condé l’échappa belle, qu’il fut porté par terre et foulé aux pieds sans être reconnu, qu’enfin un des siens l’emporta hors de la mêlée sur ses épaules en un lieu écarté, qu’on le voulut saigner et que son bras fut piqué, mais qu’il n’en vint pas de sang, tant il était étonné. [5] Nonobstant la défaite des Espagnols qui voulaient attaquer nos lignes, ceux de Dunkerque [14] font rage de se bien défendre. Dès le lendemain, ils ont fait une sortie sur les nôtres où ils ont blessé des plus remarquables, entre autres M. de Castelnau de La Mauvissière [15] qui a reçu un grand coup de mousquet dans le ventre ; à cause de quoi on a fait partir en diligence, le 19e de juin dernier après-midi, un chirurgien fameux, nommé Dalancé, [16] qui est allé en poste à l’armée pour y panser ce seigneur qui est un brave et excellent capitaine, et qui était à la veille d’être fait maréchal de France. [6] Le prince de Condé eut deux chevaux tués sous lui, il fut terrassé et foulé aux pieds ; mais de bonheur pour lui, d’autant qu’il n’était que médiocrement vêtu, il ne fut pas reconnu, et ainsi fut sauvé par un escadron de ses gens qui le cherchaient.

Les paysans révoltés [17] pour les liards, vers Sully [18] Jargeau [19] et Sancerre, sont d’accord. Le duc d’Orléans [20] avait envoyé pour eux vers Messieurs du Conseil y demander abolition et rabais de quelque chose sur les tailles, [21] et que l’on prendrait un peu de leurs liards et qu’ils se retireraient dans leurs maisons. On leur a accordé tout ce qu’ils ont requis ; ainsi l’on tient cette affaire parachevée. Les Hollandais n’ont rien fait contre nous pour Dunkerque, mais leur flotte est partie contre le Portugal. Je pense qu’ils n’ont osé nous manquer de peur d’avoir besoin de nous à l’avenir contre cet ennemi commun à eux et à nous, et à toute la liberté publique. [7] Il y a ici une lettre de Rome, laquelle porte que la reine de Suède [22] se va enfermer dans un couvent et s’y faire religieuse. Passe pour cela, pourvu qu’elle paie ses dettes à l’avenir mieux qu’elle n’a fait par ci-devant : elle doit 700 000 livres à un de nos marchands de soie nommé Bidal [23] qui, depuis peu, a fait banqueroute [24] de plus de 800 000 écus ; cette somme de la reine de Suède lui ferait grand bien. Le roi de Suède [25] lui doit aussi 200 000 livres, mais qu’il ne peut lui payer qu’après la guerre finie. Voilà de bonnes gens que les princes, leur pratique accommode fort les marchands. Nolite confidere in principibus, longe a principibus salus[8][26]

J’apprends ici que M. de Montmor, [27] le maître des requêtes, se plaint fort du sieur de La Poterie [28] d’avoir changé et ajouté en divers endroits quelque chose dans les écrits de son maître ; de quoi il s’accordera avec lui puisqu’il est de retour. Le sieur Sorbière [29] est en grosse querelle contre les libraires de Lyon de ce que son nom n’a pas été exprimé au frontispice de ce grand ouvrage, [30] comme si ce qu’il a fait en valait la peine ! Annales Volusii, cacata charta ! Quasi tanti esset momenti villissimum elogium, plenum ruris et inficetiarum, dignum plane, quod deferatur in vicum vendentem thus et odores et piper et quidquid chartis amicitur ineptis ; sed dimittamus illum parabatam, solo nostro contemptu dignum. Habeat iste nebulo sibi res suas, et abeat in Morboviam, vinctus mittatur Ilerdam, fiat thuris piperisque cucullus, ne toga cordylis, ne pænula desit olivis, etc. [9][31][32][33][34]

Les Espagnols ne perdent pas courage, ceux de Dunkerque se défendent comme des lions. Le prince de Condé et tous les Pays-Bas [35] travaillent à nous faire lever le siège, et tâcheront de faire cet effort avant que M. le maréchal de La Ferté-Senneterre [36] arrive à Dunkerque ; et en attendant, il y a grand désordre et furieux mécontentement dans le pays. Plusieurs villes du Brabant, [37] et entre autres Anvers, [38] Louvain, [39] Bruxelles, [40] Malines, [41] et autres, cherchent à traiter de neutralité avec nous ou à s’accorder avec les Hollandais, ne pouvant plus fournir aux contributions ni résister aux forces étrangères, pour la grande impuissance dans laquelle est le roi d’Espagne. [42] Ah ! que si le Conseil du roi était composé de gens de bien, qu’il y a longtemps que nous serions les maîtres de ces 17 provinces ! [10] Mais le premier vers d’Aristophane [43] n’est que trop vrai, etc. [11]

Nous avons ici un de nos magistrats bien malade, qui est M. Fouquet, [44] procureur général et surintendant des finances. Oh, la belle chape-chute ! si cette âme moutonnière et loyolitique se laissait mourir ; mais cela n’arrivera point car il est encore jeune, [12] il a les dents et les ongles fort bons, il est le grand patron de la troupe loyolitique, il est un des premiers hommes du cardinal Mazarin, et un des plus grands arcs-boutants de la tyrannie du siècle, des partisans et autres mangeurs du peuple ; et même quand il mourrait, il ne manquerait point de successeurs qui seraient des poux maigres qui voudraient se rengraisser de la substance des pauvres et des riches ; [13] et ainsi nous aurons toujours du mal.

Il y a grand bruit à Orléans. [45] La populace et les faubourgs s’y sont émus, qui, malgré toute la force de la ville et nonobstant la présence du duc d’Orléans qui s’en est sauvé, ont pillé trois bateaux chargés de sel. On dit que ce mal ira bien plus loin et s’agrandira fort. On a mis et réduit les liards à un double par un arrêt du Conseil qui a été partout publié et proclamé. [14] Le bruit et le désordre continuent dans Orléans. Les dernières lettres portent que l’on y a pillé jusqu’à sept bateaux de sel.

Votre dernier courrier de Lyon a été arrêté en venant ici, près de Fontainebleau. Toutes ses lettres ont été visitées par le dehors seulement, mais on ne lui en a pris aucune que celles qui venaient de Rome et entre autres, celles du pape à son nonce[46][47] Après la prise de Dunkerque, [15] notre armée a passé au siège de Bergues-Saint-Winoc [48] et de Furnes, [49] qui ne sont pas loin l’une de l’autre. [16] On a fait ici diverses assemblées à l’Hôtel de ville touchant le moyen de garantir notre ville des inondations [50] dont elle est menacée. Il y a entre autres un ingénieur nommé M. Petit [51] qui en a fait un livret que l’on imprime et un plan que l’on grave, dont j’ai vu le dessin chez un de nos échevins. [52] Ils prétendent de tirer un canal environ une demi-lieue au-dessus du Bois de Vincennes et l’amener de la rivière de Marne dans la Seine, un peu au deçà de Saint-Denis, [53] au travers du grand chemin où il faudra faire plusieurs ponts dans cette grande largeur qu’il tiendra. [17]

Les marchands ne parlent plus ici que de banqueroute. Il y en a eu trois grandes depuis huit jours, savoir de Charles Forne, [54] de MM. Badol [55] et Du Bres, [56] et depuis hier, de M. Trouchet, [57] rue des Cinq-Diamants. [18][58][59] On regrette fort ce dernier comme un honnête homme, je le connaissais pour tel et en ai sérieusement grand regret ; mais ils tiennent pour certain que abyssus abyssam invocat[19] et que pendant un mois d’autres s’ensuivront. On parle encore d’un nommé Le Blanc, [60] et de quelques autres levioris armaturæ[20]

Pour la préface du sieur Sorbière, qu’il a mise au-devant des œuvres de feu M. Gassendi, je n’ai garde de m’en plaindre. Elle n’en vaut pas la peine, elle me fait pitié, personne ne la lira jamais d’un œil équitable qui n’en reconnaisse plusieurs abus et diverses fautes d’esprit, de jugement et de volonté. S’il y a quelque chose qui me regarde, je lui pardonne et ne veux point m’en donner aucune peine. Ma conscience me vaut mille témoins. J’ai fait ce que j’ai pu et ce que j’ai dû à M. Gassendi. Le sieur Sorbière et telles gens que lui s’en contenteront s’ils veulent. Je ne tiens pas cet apostat digne de ma colère. S’il en valait la peine, je lui montrerais que sa préface est un misérable écrit plein de fautes en bien des façons ; sed sinamus istum nebulonem[21] il y a bien encore à dire plus sur lui que sur sa préface, toute mal faite et misérable qu’elle est, et il n’est pas capable de faire rien de mieux. Je serai assez vengé de son impertinence quand les honnêtes gens verront tant de fautes qu’il y a faites, pour lesquelles il ne passera jamais que pour un veau, tel qu’il est.

J’apprends que dès qu’on a fait sortir les Espagnols de Dunkerque, les loyolites [61] ont été aussitôt dans le même rang, avec protestation qu’il n’y en aurait aucun dans la place ; ce qui a été exécuté, quelque effort qu’ait fait pour y en retenir le P. Annat, [62] confesseur du roi.

Je n’ai jamais rien ouï dire du travail de M. Blondel [63] contre Baronius, [64] mais je voudrais bien que cela fût vrai. Plût à Dieu qu’il vînt quelqu’un qui entreprît un sérieux examen, à l’imitation de Casaubon, [65] de ces Annales de la papimanie ; [22] mais il y faudrait un habile homme tel qu’ont été Casaubon, Scaliger, [66] Salmasius, [67] Grotius, [68] Usserius, [69] Montacutius ; [23][70] mais j’ai peur que la race n’en soit morte et qu’il n’y ait plus au monde de gens de telle portée, Rari quippe boni, etc[24][71] Néanmoins, je m’en enquêterai et vous manderai ce que j’en aurai appris.

On dit ici beaucoup de choses de la reine de Suède [72] et de ce qu’elle fait à Rome, qui me font croire qu’elle n’est pas bien sage, ni même bien assurée avec toutes ses fredaines, dans Rome même, qui est un étrange lieu et une dangereuse retraite pour les gens de bien :

Negotiosa mater otiosorum,
Incesta cælibum, quiritium manceps,
Ocelle quondam, nunc lacuna fortunæ, etc.
 [25]

Je pense que vous connaissez bien l’auteur de ces beaux vers, Joseph Scaliger. Vale cum tua et me ama. Tuus ex animo[26]

De Paris, ce 5e de juillet 1658.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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