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Traité de la Conservation de santé (Guy Patin, 1632) : Chapitre II  >

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Traité de la Conservation de santé (Guy Patin, 1632) : Chapitre II

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=8169

(Consulté le 20/04/2024)

 

Du manger [a][1]

Il est nécessaire à l’homme de manger pour réparer la substance solide de son corps qui endure une perpétuelle dissipation : à cause de quoi il doit choisir l’aliment qui lui est le plus propre parmi une si grande quantité qu’il y en a en la nature. Et tout ainsi que par ci-devant nous avons dit qu’il y a deux sortes d’air, [1] aussi y a-t-il deux sortes d’aliments, savoir celui qui nourrit seulement et l’autre, qui est médicinal, c’est-à-dire qui en partie nourrit, et en partie change et altère par quelque qualité dominante les esprits ou les humeurs de notre corps. Nous ne parlerons point ici du médicinal, mais seulement du pur et simple aliment, lequel n’est pour autre chose que d’entretenir notre embonpoint, et conserver nos forces en leur être pour une plus grande facilité et intégrité de nos actions ; lequel est tiré de deux principes, savoir des animaux ou des végétaux, c’est-à-dire des plantes.

Touchant l’aliment qui est tiré des plantes, on en peut dire en général qu’il nourrit beaucoup moins que celui qui est tiré des animaux et qu’il contient plus d’excrément que de nourriture, pourvu que l’on en excepte le blé, [2] l’orge, [3] et les autres espèces desquelles se fait le pain, lequel, selon Galien, nourrit amplement et copieusement ; ce que toutefois il faut entendre seulement de celui qui se fait de bon blé, et bien plein ; car, en celui qui est fait autrement, il y a plus d’excrément, à cause du son [4] qui y abonde, que de bonne nourriture. Secondement, il faut qu’il soit bien pur, qu’il n’y ait guère de son, bien levé, bien pétri, et cuit d’une chaleur modérée. Et c’est de tel pain duquel parle Galien, [2][5][6] et Alexandre d’Aphrodisée en ses Problèmes, quand il dit que le pain, sur toutes les viandes, nourrit beaucoup ; et qu’à cause de ce, Homère commande qu’à ceux qui ont bien faim, on leur présente principalement du pain, comme étant de grande nourriture. [3][7][8] Aristote même l’a ainsi entendu au Problème 13, sect. 21[9] quand il dit que jamais les hommes ne se dégoûtent du pain, à cause que le blé a été donné à l’homme pour une viande particulière, qui nourrissait beaucoup. [4] Or, tout ainsi qu’il y a une grande diversité de grains desquels on fait du pain, aussi y a-t-il diverses sortes de pains, et à raison de leurs matières et de leurs préparations. Celui qui est fait de froment tout pur est le plus excellent, tous les autres lui sont inférieurs, n’étant pas si bons et nourrissant beaucoup moins, tels que sont celui qui se fait de son, [10] de farine entière, de seigle, [11] de méteil, [12] d’orge,  [13] d’avoine, [14] et autres. Des pains qui se mangent en ce pays, celui qu’on nomme de chapitre [15] est le meilleur, puis le pain à la mode ; [16] le pire de tous est celui à la reine, [5][17] pour diverses raisons. Le pain sans levain n’est pas sain, parce qu’il cause des obstructions et est difficile à digérer. [18] Le pain salé vaut beaucoup mieux que celui qui ne l’est pas, comme étant plus savoureux et plus agréable ; c’est pourquoi on fait mal à Paris de ne le point saler, vu que de là naissent beaucoup de maladies, desquelles le peuple est affligé ; [19] et peut-être que là même se peut rendre la raison pourquoi les Parisiens, plutôt que les autres peuples, sont si sujets à la pierre, tant des reins que de la vessie, [20][21] de ce que leur pain n’est point salé, comme enseigne et démontre fort bien M. Moreau en ses commentaires sur l’École de Salerne, sur le chap. 17[22][23] par l’autorité de Galien. [6][24] Le pain nouveau cuit et encore chaud est un dangereux manger, tant pour ce qu’il est difficile à digérer que pour ce qu’il fait enfler l’estomac, outre les obstructions qu’il engendre au foie et aux autres parties. Le vieux cuit, pareillement, n’est pas bon s’il passe quatre ou cinq jours, vu qu’il est de dure digestion, trop sec et sans aucune saveur ; [25] d’où s’est fait le proverbe des bons compagnons : Œuf d’une heure, pain d’un jour, vin d’un an, etc. [7] La mie du pain est de meilleure nourriture que la croûte, qui est trop sèche ; [26] par quoi font bien ceux qui chapellent leur pain. [8]

Au traité du pain on pourrait rapporter la pâtisserie, [27] laquelle en général n’est guère bonne, à mon avis, si on en excepte les biscuits et macarons ; vu que jamais, de quelque sorte que ce soit, il ne se fait pâté, ni tarte, ni poupelin, rissole, dariole, tartelettes, gâteaux feuilletés ou non, qui ne contienne en soi quelque mauvaise qualité, ennemie de l’estomac ou du foie, et qui n’échauffe, ou n’opile, ou n’altère ceux qui en usent. [9] Je pourrais dire beaucoup d’autres telles choses du pain, mais, afin de n’être trop long, je renvoie le lecteur aux doctes commentaires de M. Moreau, sur l’École de Salerne[6]

Après avoir parlé du pain, qui se fait de diverses sortes de grains et qui est le meilleur aliment qui se tire des plantes, il faut brièvement dire quelque chose des fruits et des herbes, qui sont les deux derniers membres de notre division de ci-dessus, par laquelle avons dit que toute nourriture se tire des végétaux ou des animaux. Des fruits, on en peut assurer, en général, qu’ils humectent et rafraîchissent beaucoup, nourrissent fort peu ; les uns néanmoins plus que les autres.

Presque tous ont quelque qualité vicieuse, engendrent des vents, et ne sont guère bons qu’à ceux qui sont lassés d’un grand chemin et qui sont fort échauffés ; mais ils nuisent à ceux qui ont le cerveau ou l’estomac débile, et qui sont sujets aux obstructions et aux fièvres pourries. [28] Entre les fruits qui ne sont point de garde et qui se corrompent aisément, il faut prendre les plus humides et les manger à l’entrée de table, [10] comme sont les prunes, les pêches et les raisins ; mais les autres, plus solides et astringents, [29] qui ne se pourrissent pas si tôt ni si aisément, doivent être pris à la fin du repas : tels que sont les coings, poires, amandes, châtaignes, marrons, noix et avelines. [11][30] Et c’est une maxime, qui doit être tenue pour toute assurée, que tous les fruits des arbres qui se peuvent cuire au feu n’engendrent guère que mauvais suc si on les mange crus et avant que de les faire cuire ; ce que Galien même confesse avoir éprouvé sur soi et à ses dépens, étant jeune, en ce qu’il a toujours été sujet à maladies tandis qu’il a mangé des fruits crus ; et, au contraire, n’a nullement été par après incommodé, quand il s’en est abstenu. Morbis obnoxius in adolescentia fuit, ob horariorum fructuum immodicum usum : postea vero cum sciret artem esse sanitatis tuenda, huic intentus, salubri deinceps corporis statu usus est[12][31] Je crois que les cerises et les raisins bien mûrs méritent le premier lieu d’honneur si on les mange en temps et saison ; puis après, les prunes de damas, [13][32] les groseilles rouges, les fraises, les pommes bien mûres, principalement de reinette, de court-pendu [33] et de calville, [14][34] les abricots, [35] les pêches, les noix, etc. Les melons, [36] concombres [37] et citrouilles sont bons aux bilieux [38] car ils rafraîchissent et humectent beaucoup, engendrent un suc grossier, froid et de difficile digestion ; à cause de quoi ils sont bien meilleurs à ceux qui ont l’estomac et le foie échauffés et remplis de bile qu’aux autres de différente température. Platine nous apprend, en son Histoire des papes[39] que Paul ii [40] fut surpris sur les deux heures de la nuit d’une apoplexie, [41] de laquelle il étouffa soudainement étant seul en sa chambre, ne se plaignant d’aucun mal le jour d’auparavant ; de laquelle mort on ne trouva aucune cause apparente, sinon qu’à son dernier souper il avait mangé deux grands melons tout entiers, ce qui arriva l’an 1471. [15] Plusieurs empereurs et autres grands personnages sont morts pour même cause. Münster in Chron. raconte qu’Albert d’Autriche, empereur d’Allemagne, [42] se trouvant las et fatigué en son voyage de Hongrie, mangea d’un melon pour étancher sa soif ; ensuite de quoi il tomba en un flux de ventre [43] duquel il mourut. [16][44] De même cause moururent deux autres empereurs, savoir Frédéric iii [45] et Henri vii[17][46] Cardan [47] dit qu’il faudrait tout à fait chasser et exterminer telle sorte de fruits, pour trois raisons : 1. pource qu’ils rafraîchissent trop ; 2. pource qu’ils humectent trop ; 3. pource qu’ils se corrompent trop aisément dedans l’estomac. Et partant, faut remarquer, en passant, qu’ils nuisent extrêmement à un estomac froid et humide, et que le bon vin est le vrai antidote du mal qu’ils peuvent faire, pourvu que le foie ne soit pas bien chaud et sujet à opilation ; [18] car le vin pur étant pris après des fruits crus emporte quant et soi force crudités dans les veines et fait plusieurs obstructions, desquelles, par après, s’engendrent de grandes maladies : c’est pourquoi ceux-là font mal et pèchent grièvement contre leur santé qui, après avoir beaucoup mangé de melons ou de concombres, pensent n’en pouvoir être en nulle façon incommodés s’ils boivent à pleins verres quantité de vin pur, pour cuire et digérer (ce disent-ils) leur viande ; vu qu’au contraire, ce vin pur immodérément pris leur cause tôt après une autre indigestion bien plus dangereuse et de plus grande importance ; [19] ce que j’ai premièrement appris de feu M. Piètre, [48] médecin de Paris, le plus savant en sa profession qui ait été depuis Hippocrate et Galien. C’est pourquoi chacun doit apprendre de son médecin ordinaire le tempérament et la force de son estomac, avec ce qui lui est bon, sans en abuser, comme font ceux qui, sous ombre de le fortifier, mangent de toutes sortes de viandes pêle-mêle, pensant en être quittes pourvu qu’ils boivent après, comme des Suisses [49] et tout leur saoul, de grands vins, desquels l’usage immodéré leur gâte le foie, le cerveau, le poumon et autres parties, d’où naissent l’hydropisie, [50] l’apoplexie, la goutte, [51] les catarrhes, [52] et infinité d’autres malheureux accidents, qui n’arrivent point à ceux qui vivent sobrement. [53] Les poires, les coings, les nèfles, cornouilles et cormes [20][54][55] ne se doivent manger par gens bien sains qu’à la fin du repas, et à leur dessert, afin que par leur vertu astringente ils fassent comprimer le ventricule, [21] et ainsi avancent la digestion.

Des fruits que l’on nous apporte ici de Provence, j’en estime particulièrement le citron, [56] lequel je prise plus que tous les remèdes cardiaques [57] des boutiques de ce temps, qui n’en ont le plus souvent que le nom, et auxquels on fait passer la mer pour nous les vendre plus chers ; car, à vrai dire, en toute sorte de maladies malignes et fièvres pourries, simples ou non, et en la peste même, [58] nous pouvons tirer plus de secours et de soulagement de demi-douzaine de bons citrons que de tout le bézoard de Levant qu’on nous apporte ici, [59] qui n’est qu’une pierre contrefaite par les juifs de Constantinople [60] et ailleurs, et du tout inutile à la guérison des maladies ; indigne même d’être mise au rang des remèdes, comme l’a fort bien montré M. Guybert, en son traité du bézoard, sur la fin du premier tome de son Médecin charitable[22][61] par plusieurs autorités valables, et diverses bonnes raisons ; ni que de la thériaque [62] ou du mithridate, [63] qu’un tas de charlatans [64] et empiriques [65] ignorants vantent ici tant contre les poisons, vu que ces drogues ne sont bonnes qu’à enrichir ceux qui les vendent et à échauffer ou brûler les entrailles des pauvres malades qui s’en laissent abuser.

Ce que l’expérience démontre à un chacun être très véritable tous les jours, vu qu’il ne se trouve personne (si ce n’est quelqu’un de ceux qui ont intérêt dans le débit de telles drogues) qui assure et affirme avoir jamais reçu aucun soulagement de l’usage de ces compositions que l’on nomme thériaque ou mithridate, en aucune maladie épidémique ou pestilentielle, ou autre, quelconque soit ; mais plutôt qui ne se soit senti grandement échauffé, avec altération, douleur de tête, et autres fâcheux symptômes, que le bouillant tempérament, la mauvaise préparation et composition de ces deux opiates, [66] cause à ceux qui en prennent ; vu qu’aujourd’hui, non seulement à Paris, Lyon, Montpellier ou autres lieux de France, mais aussi en Allemagne et en Italie, voire même, dirai-je hardiment, par toute la chrétienté, plusieurs choses empêchent que la thériaque qui se fait maintenant n’ait les mêmes forces que celle de laquelle Galien a tant prisé les vertus ; [67] tant pour plusieurs simples qui doivent entrer en la thériaque, lesquels nous sont inconnus tout à fait ou que nous n’avons nullement, que pour la négligence, l’ignorance et l’avarice de toute sorte de gens qui se mêlent aujourd’hui de la faire ; vu qu’anciennement les rois et empereurs quittaient toute autre affaire pour vaquer à la confection de la thériaque, laquelle ils faisaient eux-mêmes, et qui, pour être de grand coût, se dispensait à leurs dépens et se distribuait au peuple malade, selon sa nécessité et l’avis des médecins du pays, comme chacun peut apprendre de ce que Galien a écrit ; et de quoi je ne dirai rien davantage, espérant d’en parler ailleurs plus amplement. [23] Mais c’est assez pour cette digression, d’avoir touché l’abus qu’il y a dans l’usage de ces deux drogues ; revenons à nos citrons et montrons, par expérience (qui est la preuve la plus populaire que nous ayons), que ce fruit est plus cordial que toute autre drogue qui croisse ou qui s’apporte en France. L’histoire des deux criminels à qui le poison des aspics [68] ne put nuire pour avoir mangé des citrons, montre évidemment et suffisamment combien nous devons estimer ce seul fruit par-dessus la thériaque, le mithridate, le bézoard, la corne de licorne [69] et autres telles inventions arabesques qui n’ont aucune vertu cardiaque en soi, mais seulement du bruit et de la vogue de la bouche de ceux qui, pour leur extrême avarice, ne cessent de les priser beaucoup afin d’en emplir le corps de leurs malades et, en récompense d’en vider et en tirer la substance de leur bourse. Voici donc comment Athénée en raconte l’histoire autant gentille que véritable, lib. 3 Deipnosoph. : [70] un grand seigneur d’Égypte ayant condamné certains malfaiteurs, pour expiation de leur crime, à être livrés aux aspics, qui sont serpents fort vénéneux, il arriva qu’en les menant au supplice une tavernière, ayant pitié d’eux, leur donna par compassion à chacun un citron, qu’ils mangèrent par chemin ; d’où se fit qu’eux, étant arrivés au lieu du supplice et enfermés dans le parc des aspics (comme telle était pour lors la coutume des Égyptiens), combien qu’ils fussent vivement attaqués, piqués et mordus de ces bêtes vénéneuses, ils n’en furent néanmoins en aucune façon blessés ni l’un ni l’autre ; de quoi le gouverneur du pays, étant fort étonné, s’enquit des archers savoir si ces patients avaient pris quelque contrepoison ou antidote avant qu’être menés au lieu du supplice ; lesquels lui répondirent que ces pauvres gens avaient seulement mangé chacun un citron qui leur avait été donné par une femme en chemin, sans penser à aucun mal, mais seulement par compassion ; de quoi le gouverneur averti fit ramener les patients du lieu du supplice en la prison, jusqu’au lendemain qu’il les livra derechef aux bêtes venimeuses, ayant auparavant donné du citron à manger à l’un d’eux et non à l’autre ; quoi fait, arriva que celui qui n’avait point mangé de citron, incontinent qu’il fut mordu et piqué du serpent, devint tout terni et livide, puis même mourut sur-le-champ ; et au contraire, l’autre, qui avait mangé du citron, échappa sans aucune incommodité et sans avoir aucun mal. [24] En voici encore une autre fort remarquable : Theopompus, au livre 38 de son histoire[71] dit que Clearchus Heracleotas, roi du Pont, [72] avait fait mourir par poison plusieurs gens, et en eût fait bien mourir davantage (dit l’histoire) si le peuple ne se fût heureusement servi du citron pour contrepoison, [73] duquel il savait fort bien la grande vertu et les propriétés très excellentes. [25] Voilà deux histoires fort véritables, racontées par de bons et graves auteurs, qui montrent évidemment comment les citrons sont les meilleurs cardiaques que nous ayons, et qu’ils doivent être préférés à un tas d’autres remèdes que la stupide et importune superstition des Arabes [74] nous veut faire accroire pour tels, qui n’en approchent d’aucun degré, avec leurs qualités occultes et spécifiques, [75] qui ne sont qu’amusettes d’esprits fainéants et fictions chimériques qu’ils ont introduites en la médecine au grand détriment du public, mauvais soulagement des malades et déshonneur d’un art si divin.

Au reste le citron est de diverse température selon les diverses parties desquelles il est composé. Son écorce est chaude et âcre, un peu plus que tempérée et sèche au second degré ; la semence qui est dedans est sèche et aride, de sorte qu’on la peut dire être au troisième rang des choses desséchantes et rafraîchissantes ; sa chair et substance épaisse est froide et humide ; son odeur est fort excellente en tout temps, et empêche la pourriture et la corruption en quelque lieu qu’on le mette, même contre les poisons et contre la peste, ainsi que j’ai montré ci-dessus, et que Virgile même l’a bien enseigné par ces vers, lib. ii Georgic. : [76]

Media fert tristes succos, tardumque saporem
Felicis mali, quo non præsentim ullum,
Pocula si quando sævæ infecere novercæ,
Miscueruntque herbas, et non innoxia verba,
Auxilium venit, ac membris agit atra venena, etc
.

C’est-à-dire :

En la Médie croît le citron au suc aigre,
Heureux fruit tout doré d’une saveur allègre ;
Il n’est point de meilleur remède si parfois
Les marâtres mêlaient dans les pots achelois
Le poison venimeux, accompagné des herbes
Qu’elles vont recueillant sur les croupes superbes
Des coteaux, marmottant des propos inconnus ;
Il vient tôt au secours et des membres perclus
Il chasse le venin, etc.
 [26]

Je pourrais dire davantage des admirables vertus de cet excellent fruit, n’était que j’ai déjà outrepassé les bornes requises à la grandeur de ce petit livret par la présente digression, laquelle je prie le lecteur favorable de recevoir d’aussi bon cœur que mon intention est pure et sincère en ce sujet. Les curieux qui en désireront savoir davantage, verront Matthiole, [77] qui en dit merveilles, au chap. 131 du 1er livre de ses commentaires sur Dioscoride[78] Daléchamps, [79] liv. iii de son Histoire des plantes, chap. v, Pline, liv. xii chap. iii de son Histoire naturelle[80] Théophraste, livre iv chap. iv sur la fin, en son Histoire des plantes[27][81]

Les grenades, [82] oranges, [83] limons et poncilles [84][85] suivent de près le citron et approchent de sa qualité en ce qu’ils sont fort cardiaques, et qu’ils résistent aussi fort puissamment à la pourriture, à la peste même, à toute sorte de poisons, à toute débilité de partie noble, mais principalement du cœur, comme aussi aux cardialgies [86] et douleurs d’estomac ; selon qu’enseigne notre grand Fernel, au 5e livre de sa Méthode, chap. xxi[28][87]

Les câpres [88] et les olives [89] sont un peu dures de digestion, mais louables en ce qu’elles excitent l’appétit et fortifient l’estomac par leur acidité. Les noisettes et les amandes sont presque tempérées, et assez bonnes au dessert. Les pignons [90] et les pistaches [91] échauffent un peu, et fortifient le foie de ceux qui l’ont débile. Les châtaignes [92] et marrons font un sang grossier, engendrent des vents, resserrent le ventre, [29] et ne se digèrent pas aisément.

Tous les légumes que nous avons ici en usage, ne sont guère à priser. Les fèves [93] sont venteuses, troublent les sens, de suc grossier, de dure digestion et de petite nourriture. [30] Les pois [94] leur ressemblent fort, voire même pire. Je ne veux pas pourtant tout à fait les décrier : je sais bien que les dames les aiment fort quand ils sont verts et que cela ne nuit pas aux médecins de cette ville. Les pois chiches [95] nourrissent un peu davantage et déchargent les reins ; en quoi ils sont bons à ceux qui sont sujets à la gravelle. [96]

Les lentilles [97] ne se cuisent que malaisément, nuisent à l’estomac, à la tête, aux nerfs et aux poumons, engendrent un suc grossier et mélancolique, resserrent le ventre et ne nourrissent guère. [31] C’est un abus que les femmes et les charlatans veulent aujourd’hui faire accroire de ce légume, disant que la décoction des lentilles est bonne à faire sortir et pousser dehors la petite vérole des enfants ; [98][99] ce qui est une pure bourde, de l’invention des Arabes, qui en ont bien mis d’autres dans la médecine par l’invention de leurs qualités spécifiques ; [100] vu que nous ne trouvons aucune telle faculté en aucun autre remède, non pas même dans les eaux qu’ils appellent cordiales, ni dans leur bézoard, ni leur corne de licorne, qui ne sont que brides à veaux [32] et amulettes de folles gens ; bien moins encore dans les lentilles, qui au lieu d’ouvrir et donner de l’air à un corps plein de fièvre et de matière pourrie, comme il est en la petite vérole, opilent [18] et resserrent tous les pores et conduits, par lesquels se pourrait faire quelque exhalaison et dissipation de la pourriture contenue dans le corps.

S’il y a au monde quelque remède qui puisse servir à l’éruption de la vérole, et à chasser du dedans au dehors cette vilaine et pourrie humeur qui engendre une si grande et dangereuse maladie, sans doute que c’est la saignée, [101] faite en temps et lieu, principalement de bonne heure, et avant que rien paraisse sur la peau ; combien que le plus souvent les malades en aient encore besoin après l’éruption des pustules ; mais cela doit être régi et modéré par l’avis d’un prudent et judicieux médecin, qui ordonnera ce divin remède après avoir considéré les forces, la portée et les accidents qui pressent le malade ; tout autant de fois qu’il jugera être nécessaire, soit au commencement ou à la fin de la maladie ; et non pas à l’appétit d’un tas de femmelettes ou de charlatans et ignorants empiriques, qui décrient ce salutaire remède pour mettre en avant leur forfanterie bézoardique, puisée de la barbarie des Arabes, appuyée sur des expériences borgnes, sans aucun effet apparent et qui n’a jamais réussi qu’à la confusion de ceux qui la suivent. Car, à vrai dire, quelle apparence y a-t-il que les lentilles servent à l’expulsion de l’humeur morbifique ? Je sais bien que les charlatans disent que cela se fait en provoquant la sueur, et qu’avec la sueur les pustules sortent ; mais cela est dit sans raison aussi bien qu’il est fait sans méthode. Premièrement, les lentilles, de quelque façon qu’elles soient données, ne peuvent provoquer la sueur d’elles-mêmes, étant d’une température toute contraire aux sudorifiques, [102] ce que l’expérience montre être vrai autant que la raison même. Secondement, outre qu’il est défendu de donner aucun sudorifique au commencement de telles maladies, quo tempore omnia sunt adhuc cruda[33][103] et qu’il ne se peut faire aucune évacuation qui vaille et qui tourne au profit du malade, cum in principio morbi nihil possit esse criticum[34][104] ces imposteurs-là devraient prouver, ou par raison ou par expérience, que les remèdes qui poussent la sueur hors du corps puissent en même temps et de même effet pousser dehors la matière qui fait la vérole ; ce qu’ils ne peuvent faire et ne feront jamais, vu que la sueur vient d’un endroit, et la matière morbifique de l’autre ; vu que celle-là se peut avancer par force de remèdes chauds, et celle-ci jamais, ni en aucune façon, l’éruption d’icelle dépendant purement de la bonté de la chaleur naturelle qui, selon sa force, avance cette décharge tant qu’elle peut au profit de son malade. Les lentilles sont de mauvais suc, engendrent peu de sang, encore est-il fort mélancolique ; [105] elles sont en leur température froides et sèches, avec beaucoup d’astriction ; d’où manifestement est renversée et convaincue de fausseté l’opinion arabesque de nos charlatans. De plus, on dit que leur premier bouillon lâche le ventre ; et que le second, tout au contraire, resserre ; mais ni l’un ni l’autre ne peuvent servir à pousser dehors la <petite> vérole ; vu que, par le premier, les humeurs du corps sont attirées de la circonférence au centre pour être vidées par le ventre ; par le second, les humeurs sont épaissies et resserrées encore plus avant dans le profond du corps, d’où elles n’en peuvent ressortir que plus malaisément : au lieu de quoi, ils augmentent les obstructions, et emplissent davantage les vaisseaux, qui devraient être désemplis. Finalement, si les lentilles engendrent un suc grossier et mélancolique, si elles sont venteuses, à raison de quoi elles causent des douleurs et tournoiements de tête, des convulsions, et quelquefois même l’épilepsie, [35][106] comme les bons auteurs confessent. Qui osera maintenant assurer qu’elles puissent servir à faire sortir la vérole, qui obéit mieux et se laisse plutôt convaincre à la lancette d’un chirurgien, [107] employée en temps et lieu, qu’à toute la forfanterie des charlatans et leurs drogues sophistiquées, lesquelles on nous veut persuader venir de bien loin, afin de les faire estimer davantage, et les vendre plus cher ? Arrière ces abus avec les lentilles !

Le riz [108] et l’orge mondé [109] sont les meilleurs de tous les légumes, [36] en ce qu’ils nourrissent davantage que les autres, et font moins d’excrément ; ils resserrent tous deux médiocrement, en fortifiant l’estomac, et ne sont point durs à digérer.

Resterait à dire quelque chose des champignons, [110] s’ils le méritaient, mais n’ayant en eux aucune bonne qualité, j’avertirai seulement le lecteur qu’avec grande vérité on peut dire d’eux ce que disent quelques-uns du concombre : quand ils sont bien cuits, bien tournés et bien assaisonnés, ils ne sont bons qu’à être jetés par la fenêtre sans en goûter ; ou, comme l’on dit du fromage, [111] que les meilleurs ne valent rien du tout. Pline les condamne assez apertement quand il dit lib. xxii c. xxiii : Inter ea quæ temere manduntur, boletos merito posuerim, etc[37][112] I., je mettrai les champignons au rang des choses qui ne se devraient jamais manger, etc. L’impératrice Agrippine [113] les a rendus infâmes et suspects, se servant d’iceux pour empoisonner l’empereur Claude, son mari, [114] afin de faire régner son fils Néron ; [115] il en mangea, mais plus rien après, car il en mourut, comme dit Juvénal, Sat. 5, parlant d’iceux : [116]

                          Sed qualem Claudius edit
Ante illum uxoris, post quem nil amplius edit
[38]

Clément vii, de la Maison de Médicis, [117] en était si friand que tous les jours à son souper il en mangeait un plein plat. Il avait fait défense aux pays de son obéissance que personne n’eût à en cueillir que pour lui. Aussi mourut-il tôt après, et sa mort montra combien un mauvais régime sert à l’homme à lui accourcir la vie, car il mangeait aussi fort immodérément des melons ; à cause de quoi son médecin Curtius, [118] quelque habile homme qu’il fût, ne le put garantir de la mort, qui lui arriva l’an 1534. [39]

Je sais bien qu’on les distingue en vénéneux, et en d’autres qui ne le sont pas ; mais cette division n’est pas valable puisque les meilleurs ne méritent pas d’être mis sur la table. C’est l’invention et l’artifice des cuisiniers qui en rendent leurs maîtres friands par la bonté de la sauce qui fait manger le poisson. [40] Après cet avis, s’en garde qui voudra.

Les truffes, [119] que Pline dit s’engendrer du tonnerre, [120] et Plutarque de la pluie, [121] sont, au dire de Galien, [122] de fort mauvais suc ; [41] et à cause de leur substance terrestre, n’engendrent qu’une humeur grossière et mélancolique, nuisent à l’estomac, causent des apoplexies et paralysies, et donnent grandes coliques [123] par leur indigestion ; bref, sont une viande plus propre à engraisser les porcs qu’à nourrir les hommes. On trouve ici une autre racine bulbeuse, que l’on nomme, à cause du pays d’où elle a été premièrement rapportée, Topinambous, [124][125] et qui en latin se fait appeler Chrysanthemum tuberosum Indicum ; [42] de laquelle je fais pareil jugement que des truffes, vu qu’elle n’est en aucune façon meilleure, donnant des vertiges, douleurs de tête, altération, crudités et vents à ceux qui en usent ; à cause de quoi je suis d’avis qu’on laisse cette viande barbare à ceux qui sont si fols qu’ils n’aiment que ce qui est étranger, et à qui on a fait passer la mer pour leur faire trouver meilleur, puisque nous avons en France d’autres racines plus saines et plus agréables.

Après les fruits suivent les herbes, qui nourrissent fort peu, mais qui, en récompense, ont des qualités altératives, [126] par le moyen desquelles elles échauffent ou refroidissent, humectent ou dessèchent, obscurément ou manifestement, soit prises en potage ou en salade, ou d’autre manière. Galien loue la laitue [127] par-dessus toutes les herbes, comme ayant la vertu de nourrir, encore qu’elle rafraîchisse beaucoup : elle est, dit-il, froide et humide, environ autant qu’est l’eau de fontaine ; elle étanche la soif, arrête le flux de semence, rafraîchissant fort les parties génitales ; est bonne à ceux qui sont inquiétés de songes amoureux et de pollutions nocturnes, outre qu’elle provoque le sommeil. [43][128] Après la laitue, on met au rang des herbes rafraîchissantes l’oseille, [129] la chicorée, [130] le pourpier, [131] la poirée [132] et les épinards, desquels on se sert heureusement tous les jours. Les herbes chaudes sont les artichauts, les raves, les asperges, le houblon, [133] le cresson, [134] le persil, le fenouil, [135] la roquette, [136] la sauge, [137] l’hysope, [138] le thym, [139] la sarriette, [140] la pimprenelle, [141] les aulx, [142] les oignons et poireaux, desquels un chacun connaît le vrai moyen d’en user. [44]

Avant de finir ce discours des herbes et de traiter des viandes, je dirai un petit mot des choses qui nous servent à assaisonner, confire et conserver longtemps. Le miel est chaud et acre ; [143] le sucre le suit de près, [144] encore qu’il soit un peu moins chaud, plus agréable, moins altérant et meilleur à l’estomac. Le sel est chaud et sec, comme sont aussi toutes les épices, [145] principalement le gingembre, [146] le poivre, [147] les clous de girofle, [148] les noix muscade [149] et cannelle. [150] La moutarde [151] est fort chaude et fort sèche. L’huile d’olive est tempérée, [152] c’est-à-dire ni chaude ni froide. Le vinaigre est de tempérament mêlé : [153] en tant que vinaigre, il est froid ; en tant qu’il est fait de vin pourri, il y a quelque petite chaleur, que démontre son acrimonie ; il est néanmoins bien plus froid que chaud ; outre plus, il dessèche grandement, donne l’appétit, fortifie l’estomac, et rend savoureuses les sauces et salades où il est mis. Le verjus [154] lui ressemble en quelque chose, mais il n’échauffe point du tout et restreint davantage ; c’est pourquoi ceux-là font mal qui, pour se purger avec du séné, [155] le mettent à tremper dans du verjus, à cause que ledit verjus est doué d’une faculté fort astringente qui empêche que le séné ne fasse telle opération qu’il ferait si on ne l’avait fait infuser que dans de l’eau toute pure, laquelle étant une liqueur simple, ne participant d’aucune qualité empruntée, tire mieux que toute autre chose les vertus des simples purgatifs [156] que l’on macère et fait infuser en icelle. Au reste le verjus est mis aux sauces et aux potages pour leur donner goût, pour rafraîchir et étancher la soif. [45]

La nourriture qui se prend des animaux est réduite principalement aux chairs et aux œufs qui s’en tirent. La chair est ou de poisson, ou d’oiseaux, ou d’animaux qui vont sur terre.

Quant aux poissons, les saxatiles, [157] qui vivent autour des rochers et parmi les pierres, sont les plus recommandés par Galien au livre des Facultés des aliments, chap. 3[46] Ceux de mer sont meilleurs que ceux d’eau douce, ceux des rivières que ceux des étangs et autres eaux dormantes, lesquels sont les pires de tous. En fait de poisson, les mâles valent mieux que les femelles, et les jeunes que les vieux, pourvu qu’ils ne soient pas encore tout petits. Les plus excellents de tous sont la truite, le brochet, la sole, le turbot, la plie, le rouget et la barbue ; puis après, le carrelet, l’alose, la carpe, le maquereau, la perche, la raie, l’anguille, le merlan, le saumon, la morue, les harengs, [158] etc. La tanche, les huîtres, [159] les moules, les tortues, écrevisses, escargots sont de plus difficile digestion, et chargent davantage l’estomac ; c’est pourquoi ils sont mis au dernier degré de bonté. Les poissons se mangent bouillis, ou frits, ou rôtis. Les bouillis sont les moins bons, à cause de la grande humidité de laquelle naturellement ils abondent (les uns néanmoins beaucoup plus que les autres), laquelle leur est encore accrue par cette façon de cuire. Les frits sont meilleurs, comme étant moins humides. Les rôtis sont les meilleurs de tous, comme étant les plus secs. Ceux qui sont cuits entre deux plats sont fort dangereux, engendrant beaucoup de crudités ; même quelques-uns disent qu’ils deviennent vénéneux étant cuits de cette façon, parce qu’ils se corrompent aisément dans l’estomac, altèrent puissamment, et font quantité d’ordure dans le ventricule. [47]

Quant aux chairs des oiseaux et des animaux qui vont sur terre, il faut, pour les bien choisir, y considérer plusieurs choses en général. Premièrement, leur âge, car il les faut toujours manger quand ils sont encore jeunes, et non lorsqu’ils vieillissent ni quand ils sont tout nouveau-nés ; car étant vieux, ils ne nourrissent guère et, pour leur grande sécheresse, ne se cuisent et digèrent que malaisément ; et quand ils sont nouveau-nés, ils ne peuvent nourrir, au contraire, ils ne servent qu’à lubrifier le ventre, n’étant remplis que de morve et humidité excrémenteuse. Secondement, leur nourriture, car les chairs des animaux qui sont bien nourris sont toujours les meilleures et les plus agréables. Troisièmement, il faut considérer le lieu où ils demeurent et leur façon de vivre, car les chairs des animaux qui vivent aux montagnes et aux lieux qui ne sont point marécageux se cuisent bien aisément, au contraire des autres ; même les animaux domestiques et privés ont une chair molle et humectent davantage ; au contraire, les sauvages et qui sont nourris dans les forêts, l’ont plus dure et desséchante. En quatrième lieu, il faut avoir égard s’ils sont châtrés ou non, car la chair de ceux qui sont châtrés est toujours plus agréable, et plus éloignée du mauvais goût, que ceux qui ne le sont point, lesquels sentent un bouquin de mauvaise odeur. [48] Or, en particulier, la chair des oiseaux nourrit moins que celle des animaux à quatre pieds, encore qu’elle se digère plus facilement. Entre lesquels le premier lieu d’honneur appartient aux perdrix et oiseaux de montagnes ; après aux bécasses, aux merles, puis aux pigeonneaux, faisans et gélinottes, [49] auxquelles il faut réduire les poulets et les chapons. La chair des paons est mise au dernier rang et est la moins prisée.

Les chairs des animaux à quatre pieds sont fort différentes, et sont diversement choisies selon la nécessité et leurs divers usages. Les meilleures de goût sont celles de chevreau, de mouton et de veau. Celle de porc nourrit bien et beaucoup, pourvu qu’elle rencontre un bon estomac qui la cuise et digère bien : Galien la loue fort, et la préfère à presque toute autre viande. Celle de bœuf est un peu plus grossière que celle de porc et, partant, engendre davantage de suc mélancolique. La chair de brebis va après celle de bœuf, comme étant encore pire ; celle de chèvre suit après, qui est la pire de toutes et qui, sur toute autre viande, engendre un sang corrompu et vicieux.

De plus, quant à ce qui est de la nourriture tirée des animaux, il ne faut point seulement faire choix des animaux mêmes, mais aussi de quelques-unes de leurs parties. D’où se fait que celui qui veut faire beaucoup de sang [50][160] doit choisir les parties charneuses des dits animaux ; et celui qui veut grossir, les visqueuses. Aussi est fort diverse la préparation desdites chairs, vu qu’elles se mangent bouillies, rôties ou fricassées ; mais il faut premièrement savoir que, s’il faut dessécher, le rôti est meilleur que le bouilli ; s’il faut humecter, alors le bouilli est plus excellent que le rôti. Il faut aussi manger du bouilli quand on a dessein de se refaire bien tôt et qu’on est en langueur, comme ceux qui relèvent de maladie. Car des chairs bouillies, on en a le bouillon [161] qui se prend sans qu’on ait aucune peine de mâcher, qui se digère aisément, est bientôt épandu par le corps, et nourrit assez bien, vu que, selon Galien, 3e de aliment. Facult., toute la force d’une chair bouillie consiste dans les bouillons. D’où vient aussi qu’Aristote assure que les chairs bouillies sont humides d’une humidité étrangère, non substantifique, laquelle demeure dans les bouillons. [51] Les choses qui se mêlent parmi les viandes pour les assaisonner semblent aussi appartenir à leur préparation ; mais parce qu’elles changent presque toutes le tempérament propre de la viande, même qu’elles la rendent en quelque façon médicinale (excepté le sel, qui peut être mêlé parmi les viandes pour leur donner un meilleur goût), je n’en parlerai point ici.

Après avoir traité des poissons, des oiseaux, et des animaux terrestres, il nous faut dire quelque chose des œufs, [162] les meilleurs desquels sont ceux de poule, de faisans, de perdrix ; ceux d’oie sont estimés les pires. Or, tous les œufs, pour être bons, doivent être frais, desquels généralement il faut savoir que les mollets se digèrent et cuisent le mieux ; [52] les durs, avec plus grande peine ; de plus, si nous voulons lâcher le ventre en mangeant des œufs, il faut les humer, desquels néanmoins il se faut garder, si le malade est sujet au vomissement, comme a fort bien enseigné Galien, comment. in i de Acut[53] La préparation des œufs est fort diverse, car ils se cuisent et avec écaille, et sans écaille : si avec écailles, on les fait bouillir en eau, on les cuit sous la cendre ou entre deux plats ; si sans écaille, on les poche à l’eau, on les cuit au miroir, ou on les fricasse dans la poêle. [54] Les mollets et pochés à l’eau sont les meilleurs de tous ; ceux qui sont cuits sous la cendre et fricassés sont les pires, car ils chargent l’estomac, font roter, ne se cuisent que malaisément, corrompent la viande, font un mauvais sang, et envoient à la bouche et au cerveau quantité d’exhalaisons puantes.

Il se tire aussi des animaux, après les œufs, encore autre chose, comme du lait, du beurre, du fromage, du sang, du boudin, andouilles, etc. Le lait est divers en température comme l’animal duquel il est tiré. Chaque lait est composé de trois substances, l’une desquelles est aqueuse et liquide, de laquelle se fait le lait clair ; [163] l’autre, grosse et épaisse, de laquelle se fait le fromage ; la troisième grasse et huileuse, de laquelle on fait le beurre ; [164] lesquelles trois substances se rencontrent particulièrement diverses selon la diverse espèce des animaux qui donnent lait. Le lait de vache contient plus de beurre que pas un autre, d’où se fait qu’il nourrit beaucoup et rafraîchit moins ; le lait de brebis [165] contient plus de fromage, et est moins bon ; le lait d’ânesse [166] est plus séreux que pas un, d’où il est le meilleur à rafraîchir et humecter. Celui de chèvre [167] est médiocre entre tous, en tout, savoir et en coction, et en vertu de nourrir. Le beurre échauffe un peu, il ne nourrit guère, mais il lâche, amollit et adoucit. Le fromage est de mauvaise nourriture, de gros suc, de difficile digestion, fort opilatif, et particulièrement ennemi de ceux qui sont sujets à la gravelle et à la pierre. C’est pourquoi il fait bon de s’en abstenir, ou au moins en manger en fort petite quantité, et à la fin du repas ; si on le prend autrement, il charge l’estomac, empêche la coction, fait des vents et des obstructions, et cause les autres maux que ci-dessus. Celui-là seul donc est bon que ce verset enseigne :

Caseus ille bonus quem dat avara manus[55]

C’est-à-dire que tant moins qu’on en mange, tant meilleur il est.

Tout sang est de dure digestion et de petite nourriture ; même le grossier est fort dangereux, témoin celui de bœuf. Les charlatans vantent beaucoup de vertus et facultés qu’ils disent être à de certains sangs, qui le plus souvent ne sont que pures bourdes. Galien ne nie point qu’il y en ait quelques-uns qui ne soient propres à quelque chose en médecine, comme Dioscoride et quelques autres Anciens en avaient écrit avant lui ; mais toutefois il déclare ouvertement qu’il a reconnu par sa propre expérience que la plupart de ce qu’on en dit étaient des choses fabuleuses et controuvées : [168] comme que le sang d’un chat-huant soit bon contre la courte haleine [169] si on le boit ; que celui de chauve-souris empêche de croître les mamelles des filles, et le poil de revenir au lieu où il aura été appliqué ; aussi est faux ce qu’on dit du sang d’agneau à guérir de l’épilepsie, et celui des grenouilles vertes à empêcher de renaître le poil des paupières ; celui de tourterelle ou de pigeon aux fractures du crâne ; celui de coq ou de poule à restreindre le sang qui découle des membranes du cerveau ; et celui de crocodile terrestre à éclaircir la vue.

Sine teste nihil volo tale[56]

C’est pareillement une fausseté et narration fabuleuse, ce que certains coureurs et empiriques vantent du sang de bouc, disant qu’il casse la pierre qui est en la vessie ; sur quoi je m’ébahis encore davantage de ce grand homme Jules-César Scaliger, qui ose bien l’assurer en l’Exercitat. 344 contre Cardan, num. 8, où il en rapporte autant du sang de lièvre ; [57][170] mais il faut excuser ce bonhomme qui savait mieux sa philosophie que la médecine, dans la pratique de laquelle il s’est souvent trompé ; et crois qu’à bon droit on pourrait dire de lui, quand il vante ses cures admirables, ce que le bonhomme Gourdon disait d’un de nos anciens, qu’il avait bien guéri des malades, qui n’avaient pas laissé d’en mourir ; [58][171] vu qu’il a tenu de très fausses et de très dangereuses opinions en la guérison de certaines maladies.

Quelques-uns disent que le sang du cerf et de renard ont la même vertu de casser les pierres de la vessie, mais je prie le lecteur de croire une fois pour toutes qu’il n’y a en la nature des choses aucun remède qui puisse faire cela. [172] Les fausses et borgnes expériences des charlatans ont toujours démontré la vérité de mon dire, desquels je rapporterais plusieurs exemples pour preuve, n’était que cette petite digression est déjà trop longue. Si de telles matières que les sangs de ces animaux avaient une telle faculté, les pauvres malades qui ont la pierre n’auraient pas la peine de se soumettre à l’opération chirurgicale en laquelle on la tire par incision, [173] où le plus souvent il y a un manifeste danger de la vie, vu que ces autres drogues sont si aisées à recouvrer. Bref, si nous avions en main de tels remèdes, nous n’aurions pas besoin parmi nous de lithotomes, c’est-à-dire de ces bons opérateurs qui s’acquittent si dignement de cette charge, tels que sont ici M. Girault, [174] M. Bonnet, [175] M. Colot, [176] et d’autres, que Dieu bénisse. Deum rogo ut conatus eorum bene fortunet, ad immortalitatem sui nominis gloriam et reipublicæ utilitatem[59] En cela gît la vraie doctrine : de croire que nul remède du monde, ni pris par la bouche, ni appliqué sur le mal, ne peut casser la pierre dans la vessie : c’est ce que j’ai appris de mes meilleurs maîtres, et particulièrement de M. Moreau, célèbre médecin de Paris et doyen de ladite Faculté, qui l’a doctement démontré en ses beaux commentaires sur l’École de Salerne, pag. 568. Voici ses propres termes, réfutant un auteur italien qui se vante impudemment avoir cassé des pierres en de certains malades avec les petits os qui se trouvent dans les nèfles : [177]

Persuadere cupit, credat Iudæus Apella, non ego[178]

Qui Hippocratis et Galeni doctrina imbutus, et in Parisiensi Schola institutus, frequentite experientia rerum magistra instructus, nullum esse comminuendis renum vesicæque calculis cognovi ; quos etiam adeo duros solidosque interdum deprehendi, ut instrumenta ferrea lithotomorum, vel frangere soleant, vel hebetare. Quid dictum volo, tum contra eos qui arcana quædam sese habere ad calculos in vesica frangendos, impudenter jactitant, tum ad monendos eos qui calculo laborant, ne eiuscemodi impostoribus fidant, eorumve medicamentis erodentibus et exedentibus ; sed tempestive perito lithotomo se committant, cum non sit huic morbo præsidium aliud[60] Telle même a été l’opinion de Galien en divers endroits, et principalement en son comment. v sur le vie des Epidém. d’Hippoc., duquel voici les mots : Lapis autem vesicæ ab ætatis permutatione, sed à sola manuali opera sanatur, c’est-à-dire, « Pour la pierre qui est en la vessie, jamais elle ne se guérit pour changement d’âge, mais par la seule extraction et opération manuelle ». [61][179][180] Et a été cet avis suivi de tous les médecins qui ont écrit depuis lui. Je pourrais ici produire cinq cents bons auteurs pour confirmer mon dire, mais je m’en retiendrai, de peur de trop grossir ce petit ouvrage, priant le lecteur de croire qu’il est très vrai qu’il n’y a remède aucun en la nature qui puisse casser les pierres des reins ou de la vessie, et que quiconque se vante d’avoir quelque remède ou secret pour cela est un charlatan et affronteur. C’est une folie de croire qu’il y en ait : ce serait temps perdu d’alléguer ici toutes les causes qui montrent qu’il ne peut y en avoir, quoi qu’en disent tous les paracelsistes, [181] et autres charlatans affamés, desquels les prétendues raisons ne sont que rêveries controuvées pour abuser de la crédulité des pauvres malades qui s’y laissent piper. Exemplum desidero sanationis, non autem mortiferæ curationis, vel potius carnificinæ, quam temeraria eorum medicina exercet[62][182][183] Il faut croire pour une maxime très certaine, et vraie comme l’oracle même, ce qu’en disait cet admirable génie du grand Hippocrate, Louis Duret : Temeraria est omnis Medicina, pestifera et sæpe mortifera, quæ frangendo vesicæ calculo adhibetur. Cui profuerit vidi adhuc meminem ; permultos autem quibus exitio illa fuit[63] Le même Duret en son Comment. sur Houllier, apporte une histoire mémorable, qui confond tous les imposteurs avec leurs secrets : « Depuis trois ans en çà, (dit-il) je fus appelé pour faire tailler un des fils de Monseigneur le prince de Condé [184] (c’était le marquis de Conti) [185][186] où, étant avec quelques miens collègues, un charlatan se présenta, qui se vantait de guérir assurément ledit petit prince de sa pierre, sans l’incision chirurgicale, par le moyen de quelque breuvage qu’il lui donnerait ; mais parce que Monseigneur le cardinal de Bourbon [187][188] ne voulut point permettre qu’on fît l’épreuve de ce remède sur son propre neveu, on amena un pauvre garçonnet, âgé de dix ans, qui avait la pierre en la vessie, sur lequel on devait hasarder et éprouver l’efficace prétendue de la drogue. Le charlatan vient, qui fait avaler à son plaisir de son remède à l’enfant, qui néanmoins en mourut dans peu de jours, après avoir bien crié et s’être bien tourmenté. On lui trouva deux pierres assez grosses tout entières et qui n’avaient nullement senti la force de la drogue, quelque forte et violente qu’elle fût. » [64] Voilà une histoire digne de foi, et sans aucun reproche, pour réfuter l’effronterie des coureurs et pipeurs d’aujourd’hui, qui promettent merveilles avec leurs drogues. En voici une autre qui n’est pas moins admirable que véritable, rapportée par Hippocrate même, qui a jadis été jugé si habile et si grand homme de bien que les Anciens l’ont honoré de cet éloge de n’avoir jamais trompé personne ni d’avoir pu être trompé d’aucun : nec falli nec fallere potuit, dit Macrobe. [65][189] C’est au cinquième des Épidém., texte 17, qu’il la raconte de la sorte : « Un enfant de Larisse avait la pierre en la vessie, il jetait avec l’urine quelque chose de glutineux, et ce avec grande peine et cruelle douleur, tant devant qu’après avoir uriné, et portait souvent la main sur le prépuce qui lui cuisait ; il vint un charlatan qui lui donna un remède diurétique [190] fort âcre et grandement violent, lequel néanmoins n’alla point jusqu’à la vessie, et pour lequel rien n’en sortit, mais il vomit beaucoup de matière bilieuse et ressemblant à du pus, et rendait aussi de même matière par bas. Son ventre lui faisait grandement mal, et sentait un grand feu là-dedans, mais tout le reste du corps était plus froid que glace ; enfin il demeura perclus de tous ses membres, et ne voulut prendre aucune chose ; il avait le ventre tout ulcéré, par trop grande force et violence du médicament, et en mourut trois jours après la drogue prise ». [66] D’ici appert que ce n’est point chose nouvelle de voir aujourd’hui tant de coureurs et de charlatans, puisqu’il y en avait dès le temps d’Hippocrate ; mais < c’est > bien chose pitoyable que l’on n’en fasse aucune punition pour tant de malheurs qu’ils causent tous les jours ; et chose bien étrange qu’il se trouve même quelques honnêtes gens, savants en beaucoup de bonnes choses et fort entendus en l’administration des affaires publiques, qui se montrent moins équitables envers eux-mêmes et le public pour le fait de la médecine, en ce qu’ils préfèrent à de bons médecins bien expérimentés et approuvés en leur art, et qui ont bien mérité de la république, un tas de souffleurs, empiriques et saltimbanques, quos irata genuit Natura[67] gens sans lettres, sans aveu, sans raison et sans méthode, qui tant plus qu’ils sont impudents en leurs promesses, tant plus aisément sont crus être grands personnages. Tel ne voudrait point leur avoir prêté cinq sols sans assurance, qui leur confie tôt après sa vie, qui vaut mieux que toutes les fortunes du monde. Et à tant de cet abus.

Revenons au sang que nous avons laissé. Le sang tiré du bras d’un homme sain pourrait en cas de nécessité servir de nourriture assez bonne, pourvu qu’on prît garde à un accident auquel il est sujet, qui est de se cailler dedans l’estomac tout ainsi que le lait ; à cause de quoi, si on vient à en user, il faut ajouter un peu de sel, ou de miel ou de sucre, et le humer incontinent après qu’il est tiré de la veine ; ou bien, quand il est refroidi, il faut le cuire ou fricasser avec quelque graisse ; tout ainsi que du même, de la graisse, de l’oignon et des épices, on a accoutumé de faire ici des boudins ; [191] néanmoins, cet aliment n’est guère commun, vu que nous en avons d’autres en main ; et n’est bon que pour un temps de famine ; [68] auquel même peut être substitué un autre sang, pourvu qu’il soit d’un animal tempéré, ou qui au moins en approche, comme mouton, veau, porc, et semblables ; de même que l’on peut faire à l’emplâtre contre la rupture[192] où quelques anciens voulaient qu’il entrât du sang humain, et les modernes se contentent de celui de quelque autre animal domestique, pourvu qu’il soit sain et tempéré, ce qui est véritable. [69]

Quelques histoires, ou plutôt fables, d’où l’a tiré cet effronté imposteur et insigne magicien, Paracelse, [193] racontent que le sang humain avalé incontinent après qu’il est sorti des vaisseaux d’un homme égorgé, et encore tout chaud, sert beaucoup à la guérison de la ladrerie ; [194] les autres en distillent de l’eau pour le même effet ; et tout cela se fait avec une superstition damnable. Quelques rêveurs croient qu’un bain de sang des petits enfants guérit cette même maladie, mais c’est une bourde accompagnée de trop de cruauté et d’impiété, même indigne d’être proposée par personnes chrétiennes ; ce qui semble néanmoins avoir été autrefois éprouvé en Égypte, en faveur de quelques rois de ce pays-là qui étaient ladres au rapport de Pline, chap. i du liv. xxvi de son Histoire naturelle, si en cet endroit il ne se trompe, comme il fait en beaucoup d’autres. [70][195][196] Cette superstitieuse erreur des anciens Égyptiens a été remise sus et renouvelée par les charlatans et nouveaux sectateurs de l’impie et profane doctrine de Paracelse qui, suivant la doctrine de leur brouillon et impertinent maître, conseillent de faire avaler à ceux qui sont sujets au haut mal le sang qui sort de la tête d’un homme fraîchement décollé. [71] Et est chose non moins merveilleuse qu’honteuse qu’il s’est trouvé des médecins si simples et si faciles à tromper qu’ils ont ordonné de tels remèdes à leurs malades, ne voyant point qu’en ces breuvages n’y a autre chose que témérité, cruauté et superstition si grande qu’un homme de bien ne saurait jamais assez en abhorrer l’usage abominable et inouï que les charlatans veulent persuader au peuple. Car, comme dit fort bien le docte L. Duret : Superstitio est vel ostentatio celebrare eiusmodi remedia ebriosi illius, fanaticique athei Paracelsi, quorum iampridem explosa est commendatio e schola Hippocratis, exulatque apud hypocritas Medicos et veteratores, quos nulla res præter versutam quandam hypocrisin commendare potest, et quorum vanitas ambagibus tantum solertissima esse solet ;[72] vu même que Tertullien dit que les remèdes préparés avec du sang humain sont remèdes pernicieux et inventés du diable, à la ruine des hommes. [73][197] Pour moi, j’ai toujours détesté l’usage de telles drogues et prie tous ceux qui ont encore en eux quelque piété et humanité de ne se servir jamais de telle invention de remèdes, si remèdes sont ; vu que le bon Dieu, souverain, auteur de la Nature, nous a si bénignement remplis et enrichis de bons et vrais remèdes, en tout pays, que nous n’avons en aucune façon besoin de telle forfanterie superstitieuse et bagatelle inutile.

Cognita iudicio constant, incognita casu[74][198]

Pour le sang de taureau, Dioscoride et Matthiole, et tous les auteurs conviennent ensemble que si on le boit tout chaud, c’est chose certaine qu’il devient un rude poison, causant une mort soudaine et étouffant incontinent la personne, mais il faut qu’il soit pris chaud, et en quantité ; ce qui ne peut arriver à guère de personnes, si ce ne sont quelques démoniaques ou fous ennuyés de vivre. [75] Le sang de lièvre est recommandé de quelques friands pour en faire le civet qui leur semble bon à cause de son goût de venaison ; mais, néanmoins, la nourriture n’en est pas bonne. Le sang de porc est le plus en usage de tous, parce que d’icelui se font les boudins, avec graisse et boyaux, desquels on mange en quantité durant l’hiver à Paris et ailleurs ; qui toutefois sont de fort mauvaise nourriture et de dure digestion ; outre les dévoiements, vomissements, et flux de ventre pernicieux, que le plus souvent ils causent. Les andouilles [199] sont un peu meilleures, d’autant qu’elles sont faites d’une matière plus nourrissante et de meilleure digestion, pourvu qu’elles ne soient pas trop grasses, bien cuites, bien assaisonnées, et qu’outre tout cela l’on en mange peu.

Quant aux viandes en général, on a égard à leur substance, leur quantité, leur qualité et le moyen d’en user : à raison de la substance, une viande est dite de bon ou de mauvais suc, grossier ou délicat, d’aisée ou malaisée coction ; la quantité comprend le peu, ou beaucoup, ou la médiocrité ; pour la qualité, ou elle échauffe, ou rafraîchit, ou humecte, ou dessèche, etc. ; le moyen d’en user emporte quant et soi la diverse préparation des viandes, combien de fois le jour il faut en manger et quand ce doit être, l’ordre qu’il faut garder en mangeant ; finalement la coutume. Desquels tous en particulier nous dirons brièvement quelque chose.

Quant à la substance de la viande, c’est chose assurée que la grossière est bonne à ceux qui font beaucoup d’exercice, la délicate, à ceux qui vivent en grand repos, et qui en font peu ; c’est pourquoi chacun doit désirer de la viande qui nourrisse beaucoup, qui se digère aisément et qui soit de bon suc, eu égard à ses forces, aux maladies auxquelles il est sujet et aux autres circonstances. Les aliments de meilleure substance sont les œufs frais, le vin, la gelée, [200] les bouillons faits de veau, mouton, volaille, et autres semblables.

Pour la qualité, il est bien difficile d’en définir pour tous, chacun ayant besoin d’un règlement particulier pour soi. C’est néanmoins une chose bien vraie que l’intempérance est la mère nourrice des médecins, et qu’elle tue plus de monde que la guerre même. Platon jugeait une ville pleine de gens débauchés quand il voyait qu’il y avait beaucoup de médecins. [76][201] Nos anciens pères, dit Galien, étaient bien moins malades que nous, et vivaient plus frugalement. Les femmes et les eunuques [202] n’étaient point sujets à la goutte du temps d’Hippocrate, [77][203] mais aujourd’hui l’un et l’autre s’en sentent souvent à cause de l’intempérance et de la crapule qui règnent. Il faut garder le précepte de Socrate : il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger. [78][204][205] Il faut boire et manger autant qu’il nous est de besoin pour entretenir nos forces et conserver notre embonpoint. C’est assez de manger médiocrement afin de contenter notre chaleur naturelle. Il ne faut point contenter tout à fait son appétit, mais il faut en avoir encore un peu de reste quand on sort de table. Il faut éviter le trop tant que l’on pourra parce que la coction, empêchée par ce moyen, engendre nécessairement une crudité, d’où vient une grande débilité et plusieurs maladies.

La qualité des viandes se tire de leur propre nature, qu’ils ont telle de tout temps, et celle-là se connaît de leur tempérament et de leur âge, ou qui leur est acquise, principalement par longue coutume, de laquelle nous parlerons ici-bas. Mais il faut regarder en ladite qualité de la viande le pays, la saison et la disposition du temps, qui tous ne se considèrent pas également et qui ont besoin de distinction particulière, presque en chaque individu.

Quant au moyen d’en user, il faut premièrement expliquer leur diverse préparation. Les mélancoliques et bilieux ont plus besoin de bouilli que de rôti ; les pituiteux, [206] au contraire, de rôti que de bouilli ; aux sanguins [207] tout est bon, pourvu qu’ils en usent modérément. Le vin réjouit les mélancoliques, mais il doit être mêlé d’un peu d’eau afin d’être plus fluide, et qu’il humecte plus tôt leurs parties arides. Les bilieux n’en ont guère besoin, mais s’ils veulent ou ont coutume d’en user, je leur permettrai seulement d’en mettre un petit < peu > dans leur eau, qui doit être leur vrai breuvage, pour les humecter et rafraîchir, et tempérer la bouillonnante ardeur du feu qui les consume. Les sanguins y doivent mettre par bonne coutume plus de la moitié d’eau, s’ils ne veulent qu’enfin il leur nuise. Pour les pituiteux, ils le tremperont moins que tout et n’y en ajouteront qu’un peu, qui lui serve de véhicule pour pénétrer plus tôt et atteindre aux parties les plus éloignées. [208]

Quant à la question combien de fois le jour il faut manger, elle ne peut être définie généralement pour tous à cause de la diversité trop grande des tempéraments qui se rencontrent. Je me souviens d’avoir autrefois lu un certain auteur du barreau, qui prétendait que sa jurisprudence dût être de beaucoup préférée à la médecine par cette raison aussi faible qu’elle est hors de propos : que jusqu’ici les médecins n’ont pu s’accorder et répondre pleinement de ce qu’il fallait croire de cette difficulté, tant (disait-il) leur art est plein d’inconstance et peu assuré ; mais ce bon docteur saura, s’il lui plaît, que c’est tout le contraire et que d’autant plus que l’on n’a encore fait aucune décision de cette question, tant plus la médecine est certaine et assurée, ayant égard à tant de circonstances qui se présentent à toute heure fort diverses en chaque personne : et pourra en apprendre la vraie vérité des diorismes suivants. [79] Les pituiteux, qui supportent aisément la faim, peuvent ne manger qu’une fois le jour ; les bilieux au contraire, que le jeûne offense fort, doivent manger peu et souvent, savoir est déjeuner, dîner, souper, mais sobrement et à la mode de Platon, [80][209] qui n’empêche pas le lendemain de déjeuner de bon appétit ; les sanguins doivent garder une grande médiocrité en tout ; mais les mélancoliques doivent trois fois le jour prendre quelque chose pour s’humecter et tempérer leur grande sécheresse. C’est chose bien vraie que nos premiers pères ont été plus sobres que nous, à cause de quoi ils ont vécu plus longtemps, ont été plus forts, plus adroits, plus beaux et plus grands que ceux d’aujourd’hui. Il ne faut pourtant pas croire qu’ils n’aient mangé que du gland, comme racontent les fables des anciens poètes ; [81][210] mais de toute sorte de fruits, et blés, et légumes, et de chairs. Car les saintes Lettres nous apprennent que nos premiers parents, après avoir été chassés du Paradis terrestre, labourèrent la terre et tuèrent des victimes, [82] des chairs et viscères desquelles ils ont pu manger ; mais il est plus difficile de savoir combien de fois le jour ils mangeaient ; toutefois, il y a bien de l’apparence que c’était deux fois le jour, vu que nous lisons qu’Abraham, au 18e de la Genèse, pria trois anges de s’arrêter et de prendre leur réfection chez lui : Je vous présenterai (dit-il) du pain pour vous fortifier le cœur, et après vous vous en irez ; [211][212] ce qu’il n’eût sans doute fait, n’eût été que c’était la coutume de manger quelque chose au matin pour entretenir les forces du corps. Et de vrai, parmi les juifs on dînait et soupait, car on dit que Tobit laissa son dîner pour ensevelir un mort, et qu’il ne mangea qu’après soleil couché. [83][213][214] Josèphe écrit que les Esséniens dînaient vers le midi, ou un peu devant, et qu’ils avaient coutume de souper au soir. [84][215][216] Je n’apporterai point d’autres témoignages pour ce sujet, vu que Jésus-Christ même dans saint Jean dit : Quand vous dînez ou soupez[85][217] Xénophon rapporte que les Perses mangeaient au commencement une fois le jour seulement, et ce au matin, afin de pouvoir travailler le reste de la journée, mais que par après ils dînèrent et soupèrent. [86][218] Dès le temps d’Homère, les Grecs divisaient leurs repas en dîner et souper ; et Athénée nous apprend que plusieurs Grecs ne se contentaient pas de deux repas, mais qu’ils en faisaient quatre ; enfin, la débauche les ayant gagnés aussi bien que les autres, ils inventèrent un cinquième repas que l’on faisait la nuit ; [87] en quoi les Romains les ont imités entièrement, tant en leur façon de faire du commencement que de la fin, ayant été premièrement assez sobres, puis à la fin gourmands et débauchés comme les autres. Ceux mêmes de notre temps ont ensuivi ces anciennes coutumes, car les uns font quatre repas, les autres davantage ; les autres moins ; quelques-uns n’en font qu’un, mais il dure toute la journée. Néanmoins, pour dire vrai, plusieurs ne font que deux repas, se contentant de dîner et de souper ; d’autres y ajoutent le déjeuner. Le goûter n’est guère que pour les femmes et les enfants, et quelques ouvriers qui sont de grand travail.

Mais quelqu’un désirera savoir lequel vaut mieux : faire plusieurs repas, ou n’en faire qu’un par chaque jour ? À quoi je réponds qu’il est plus sûr et qu’il vaut mieux en faire deux qu’un seul, vu que ce dernier entraîne après soi plus dangereuse conséquence ; mais je voudrais dîner à dix heures du matin et souper à six heures du soir afin de se coucher vers les neuf ou dix heures de la nuit et se lever le lendemain sur les cinq ou six heures du matin.

Il se présente encore ici une autre difficulté, savoir à quel repas des deux il faut manger le plus ou moins, ou au dîner ou au souper ? Cette question a été fort diversement agitée de part et d’autre, jusque là que quelques-uns s’y sont tellement plu qu’ils en ont fait des livres entiers. Pour moi, je dirai en un mot que l’opinion de l’École de Salerne me semble très véritable :

Ut sis nocte levis, sit tibi cœna brevis ; [88]

tant pour les raisons qui la fortifient que pour l’autorité des grands personnages qui l’ont maintenue et pour ma propre expérience, m’étant toujours trouvé fort bien de n’avoir guère soupé. Mais de peur que quelqu’un ne me reproche Erubsecat Iurisperitus sine lege, Medicus sine ratione [89] et que je n’aurai autre preuve que mon expérience, j’apporterai les raisons qui m’obligent à tenir cette opinion. Premièrement, en soupant peu, l’estomac est moins chargé, d’où s’ensuit que l’on s’endort avec moins de peine et que la chaleur naturelle est moins travaillée. Secondement, en soupant peu on évite quantité de ronflements, assoupissements, oppressions et inquiétudes qui ont coutume d’importuner ceux qui soupent beaucoup. Troisièmement, en soupant peu on s’exempte de plusieurs fluxions et catarrhes, douleur de tête, vertiges et autres symptômes auxquels sont sujets ceux qui mangent le soir beaucoup. De plus, si on soupe peu, on s’en trouve plus léger et plus allègre le matin suivant, à cause de la chaleur naturelle qui, faute d’emploi à la nourriture, s’est occupée à digérer divers excréments qui nous surchargent et empêchent ; joint que la coction en est toujours plus aisément faite, et plus tôt achevée. Finalement, en soupant peu, la distribution de la nourriture avance beaucoup, au lieu que si l’estomac est chargé outre mesure, faute d’exercice qui ne se fait pas la nuit comme le jour, la chaleur naturelle engagée sous cette quantité de viandes ne peut rien entreprendre pour sa décharge ; d’où s’engendrent plusieurs obstructions à cause des humeurs qui demeurent en chemin qui, par après, causent cent sortes de fâcheuses maladies. Ces raisons sont confirmées de l’autorité d’Aristote en ses Problèmes, sect. 3, problem. 11, d’Actuarius, liv. 2 chap. x[219] et de Galien, 5ee de Sanit. tuend. cap. 4, où il raconte la manière de vivre du médecin Antiochus [220 et du grammairien Telephus, [221] lesquels, pour avoir peu soupé en leur vie, devinrent tous deux fort vieux et vécurent bien près de cent ans ; [90][222] de sorte qu’il y a grande apparence que quiconque imitera ces bons Anciens pourra jouir du même bonheur, au moins vivre bien plus longtemps qu’il n’eût fait vivant autrement, s’il garde le même régime qu’eux, en dînant mieux, et soupant moins et plus sobrement. Je sais bien que quelques-uns se servent de plusieurs distinctions pour décider cette question, les uns alléguant qu’il faut avoir égard à la coutume, les autres faisant exception de ceux qui sont sujets à quelques maladies, comme catarrhes, fluxions sur les yeux, sur le poumon, etc. Mais toutes ces raisons ne sont assez valables, vu qu’elles sont trop particulières et qu’il faut ici une conclusion générale, sinon pour tous, au moins pour la plupart, puisqu’il ne se trouve guère personne qui n’ait quelque vice ou incommodité particulière, à cause de laquelle il ne soit très utile de peu souper et fort sobrement. [223] J’avoue bien qu’un homme sain et bien tempéré ne doit s’obliger à aucune de ces lois, pouvant faire ses repas égaux, c’est-à-dire manger également et autant à souper comme à dîner ; mais d’autant qu’il s’en trouve peu de la sorte et qu’il n’y a guère d’hommes doués d’une si parfaite température, je conclus finalement qu’il vaut mieux manger davantage à dîner, et souper beaucoup moins et plus sobrement.

Quant à l’ordre de manger les viandes, l’expérience nous montre qu’il importe beaucoup laquelle on mange la première, vu que telle viande arrête le ventre si elle est prise au commencement du repas, et qu’elle l’amollit si on la prend à la fin, que d’autres donnent des nausées et vomissements si on ne les prend comme il faut, que les aulx, les oignons et les raves sentent plus ou moins, selon le temps et la sorte qu’on les mange, au commencement ou à la fin du repas. C’est pourquoi il faut premièrement prendre les choses qui amollissent le ventre, qui ne sont point de si bon suc, qui se cuisent et descendent aisément du ventricule ; [21] et qui s’y peuvent plus aisément corrompre. Après il faut prendre ce qui peut arrêter le ventre, qui soit de plus dure digestion, qui ne sorte sitôt de l’estomac, et qui soit de meilleur suc et de plus louable nourriture. Car si on n’y garde cet ordre et que l’on mange à la fin du repas les choses qui lâchent le ventre, les fibres de l’orifice supérieur du ventricule se relâcheront, d’où se pourront ensuivre nausée, vomissements et autres accidents qui empêcheront la coction et renverseront toute l’économie naturelle. Et si on prend au commencement ce qui est de plus dure digestion, ce qu’on prendra après demeurera plus longtemps en l’estomac et s’y corrompra, communiquant le pareil vice aux autres viandes. Or, encore que nous ne puissions nier que tout ce que nous mangeons ne se mêle l’un avec l’autre durant la coction dans le ventricule, il ne faut pourtant pas croire que tout l’ordre y soit renversé, mais que les choses plus aisées à cuire, étant les premières prises, sortent les premières dès qu’elles sont cuites, ou que la chaleur naturelle s’en sent chargée, ou qu’il y a danger de quelque corruption.

Ici se rapporte une autre difficulté : de quelle sorte on doit commencer les repas, où à boire ou à manger ? Il semble qu’il faille premièrement boire puisqu’il faut prendre les choses liquides les premières, joint qu’elles sont plus tôt cuites et plus aisément distribuées. De plus, la coction de la viande se fait en notre estomac de même sorte que la chair crue se cuit dans une marmite (d’où vient qu’Aristote compare la première coction à l’élixation) ; [91][224][225] or est-il qu’on met premièrement de l’eau dans le pot, puis après la viande ; donc, il faut premièrement boire, puis après manger. Les auteurs de l’École de Salerne sont de même avis :

Ut vites pœnam, de potibus incipe cœnam[92]

Ce qu’il faut expliquer des choses liquides, comme les bouillons : les Anciens, au rapport de Pline, [226] avaient coutume de boire avant que de manger, mais cette façon de faire s’est abolie pour plusieurs causes, par le bon conseil des médecins. Le vin pris au commencement du repas offense grandement les nerfs et cause la goutte : joint qu’il engendre une fluctuation dans l’estomac, qui trouble et renverse toute la digestion. À cause de quoi Galien au 7e de la Méthode[227] veut que l’on mange avant que boire. [93] Pour moi je crois qu’il faut toujours commencer par le bouillon quand il y en a, puis manger de la viande solide quelque peu, puis commencer à boire, afin que tout se mêle également dans le ventre ; et ne manger jamais à la fin du repas (comme on fait presque partout aujourd’hui) aucune sorte de fruit cru, mais seulement quelque peu du cuit, ou de confit, pour faire bonne bouche, sans retarder la digestion ni charger l’estomac.

Quant à la coutume, c’est la vérité que ceux qui se portent fort bien ne se doivent obliger à aucune loi ni règle, de peur que si par hasard ils viennent à être contraints de quitter leur première coutume, ils ne tombent au même temps en quelque grand danger de maladie ; car le grand pouvoir de l’accoutumance paraît particulièrement en la nourriture, qui cause une certaine habitude à l’estomac et autres parties, d’où vient que les choses accoutumées de longtemps, combien que moins bonnes, semblent meilleures à cause de la coutume, tant elle a de pouvoir sur nous, comme l’a enseigné le grand Hippocrate aph. 50 de la sect. 2[94] Et de là est arrivé que quelques-uns ont autrefois mangé quantité d’ellébore [228] sans en être nullement offensés, au rapport de Théophraste, lib. ix hist. plant. cap. xviii[95] Galien même, lib. iii Simpl. cap. xviii, fait mention d’une certaine vieille femme d’Athènes, laquelle petit à petit s’accoutuma à manger de la ciguë, et enfin en mangea beaucoup sans s’en trouver en nulle façon incommodée. [96][229] Mithridate, roi de Pont, [230] s’était tellement accoutumé aux venins et poisons, qu’il ne put etiam sciens et volens[97] mettre fin à sa vie par le moyen d’iceux, mais fut contraint de prier un de ses capitaines de le tuer, afin de ne tomber vif entre les mains du victorieux Pompée [231] et ne lui servir de triomphe à Rome, au rapport d’Appian Alexandrin, in bello Mithridatico[98][232] et de Martial, lib. 5 epigramm. : [233]

Profecit poto Mithridates sæpe veneno,
Toxica ne possent sæva nocere sibi.
Tu quoque cavisti cœnando tam bene semper,
Ne posses unquam, Cinna, perire fame
[99]

Avicenne, [234] et plusieurs auteurs après lui, font mention d’une certaine fille, laquelle ayant été nourrie de poison dès le berceau, tuait de son haleine tous ceux qui approchaient d’elle. [100] Albert le Grand [235] dit avoir vu à Cologne [236] une fille qui aimait extrêmement les araignées, et ne vivait d’autre chose, combien que tels animaux soient fort vénéneux, et plusieurs personnes seraient en danger de leur vie s’ils avaient seulement goûté du vin dans lequel une araignée aurait été étouffée. [237] Porus, roi des Indes, se plut tant à manger des serpents tout le temps de sa vie qu’il en devint tout vénéneux, et qu’il tuait de son souffle seul tous ceux qui l’abordaient, non plus ni moins que si lui-même eût été un serpent. Il y a une sorte de gens en l’Hellespont qui ne vivent que de poissons, d’où on leur donne le nom d’Ophiogenes[238] comme qui dirait faits et nourris de serpents. Les Psylliens [239] et Marses de l’Italie [240] en font de même, à cause de quoi ils ne craignent point les morsures des serpents : ce que nous confirme l’histoire de celui qui était de cette race, nommé Exagon, lequel, ayant été, par le commandement d’un consul romain, jeté et enfermé tout nu dans un tonneau plein de serpents, n’en fut nullement blessé, au rapport de Pline, mais au contraire en sortit aussi sain et gaillard comme il y était entré. [101][241][242] Quelques-uns écrivent qu’un certain nommé Lysis mangeait souvent demi-once d’opium tout à la fois, sans aucun danger : [243] Scaliger le père dit que les Turcs s’en servent fort familièrement pour s’animer au combat, et s’exciter au jeu d’amour, sous le nom d’Amfiam : [244] Monsieur de Renou, savant médecin de Paris, témoigne avoir vu à Nemours une femme qui en mangeait tous les jours demi-dragme, sans aucune offense ni inconvénient. Finalement, on dit qu’autrefois il y avait à Candie [245] une famille, de laquelle tous unanimement et sans exception ensorcelaient tous ceux qu’ils regardaient, et principalement les enfants qui peu de temps après en mouraient de langueur. À cause de quoi je trouve être fort véritable ce qu’écrivent plusieurs, savoir est que ceux qui ont été nourris de poison toute leur vie, sont entièrement exempts de tous ses efforts. [102][246] Et ce que dit Galien après Aristote de la coutume, qu’elle est une seconde nature, par le moyen de laquelle il arrive que beaucoup de choses qui de prime abord nous sont bien étranges, nous soient rendues communes et bien familières par continuation et accoutumance : ce qui nous oblige de lui déférer et lui donner quelque chose, même de la retenir tout le temps de notre vie, quand elle a pris pied sur nous ; si ce n’est par aventure qu’elle soit mauvaise, et alors il faut travailler à la changer, non pas tout d’un coup, mais petit à petit ; vu que tout changement soudain est contraire à nature. [103][247][248][249] Deux autres conditions sont pareillement requises pour changer une mauvaise coutume avec utilité et profit : la première desquelles est de n’entreprendre ce changement en un temps ni âge maladif, en tant qu’un corps sain et robuste endure et supporte plus aisément l’incommodité du changement ; la seconde condition est de n’être empêché à beaucoup d’affaires, mais franc et libre, afin de pouvoir tout faire en temps et lieu ; car ceux qui ont beaucoup d’affaires et qui sont fort employés ne se peuvent obliger à de certaines lois requises. C’est pourquoi la vie de l’homme étant sujette à beaucoup de hasards qui ne se peuvent prévoir, il ne doit rien entreprendre qui le puisse offenser en quelque façon, si quant et quant [104] il n’a chez soi tous les moyens prêts pour y résister. Et cet avis servira particulièrement pour les vieilles gens, qui ne doivent se laisser légèrement emporter à corriger quelque mauvaise coutume ni rien changer en leur façon de vivre en cet âge plein de faiblesse, de peur qu’en voulant bien faire il ne leur arrive pis qu’auparavant, comme j’ai vu souventes fois arriver à gens de cet âge.

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