N°23 - printemps 2002

Sommaire

ÉDITORIAL : Appel à témoins, par D. Becquemont, J.-P. Bouilloud, A. Ohayon

3

I. TEXTES

Recherches et réflexions

     

Jalons pour une histoire intellectuelle : Des Annales à Ricoeur et Certeau, François Dosse

6
Le physique, le moral et le social, Pour un vocabulaire historique de la sociologie de langue française, Frédéric Lefebvre 31

Le sujet et les frontières de la psychologie, XVIIIe-XXe siècles, Fernando Vidal  38

Notes de lecture

Herbert Spencer Classical Assessments of Leading Sociologists, de Offer J. éd., par D. Becquemont 49

Pour une philosophie politique de l’éducation. Six questions d’aujourd’hui, de Blais M.-C., Gauchet M., Ottavi D.,  par A. Vergnioux 54

Résumés de thèses

Storia Patria. Histoire, pouvoir et société à Florence, au XVIIe siècle, par C. Callard 64

L’Analyse de la gestion des entreprises chez Jean-Baptiste Say : contenu et postérité, par K. Goglio, rédigé par Luc Marco 70

De la Grandeur de la Nation à la Recherche du Bonheur Individuel : la Montée Progressive de l’Individualisme Libéral au Canada 1896 – 1997, par A. Ives 76

La question de l’hérédité des troubles mentaux en Angleterre (1900-1945) : la génétique à la rencontre de la psychiatrie, par P. Ricard 79

II. BIBLIOGRAPHIE

ARTICLES

82

OUVRAGES (et ouvrages collectifs, rééditions, classiques et anthologies)

86

REVUES (revues spécialisées et numéros spéciaux de revues)

103

III. INFORMATIONS

ACTIVITES DE LA SFHSH

118

COLLOQUES RÉCENTS ET À VENIR 121

APPELS A CONTRIBUTIONS

151
ENSEIGNEMENTS ET SÉMINAIRES 153

Habilitations à diriger des recherches 

164

DIVERS

165
LA SFHSH 167

 

Editorial : Appel à témoins

Dans son article "Just one witness" (1), Carlo Ginzburg parle de l'extermination d'une petite communauté juive dans le village de Provence de La Baume en 1348, dans une période où sévissait la peste noire, et où on accusait les juifs de répandre la peste en empoisonnant puits et rivières. Un seul "témoin" échappa à ce massacre, car il était en voyage à Avignon : on ne connaît l'histoire que par les commentaires douloureux qu'il en fit en marge d'une Torah conservée à la Bibliothèque Nationale de Vienne.

Cet exemple illustre les problèmes du témoignage et de l'historien qui travaille sur ces témoignages. Tout d'abord, que croire de ce qui est dit par un seul (et un seul absent, en l'occurrence), quelle est la valeur de ce qui n'est dit que par un seul ? Le droit lui-même remettait en cause la valeur d'un seul témoin : testis unus, testis nullus, c'est à deux témoins que le témoignage devient "digne de foi". Mais, aussi et surtout, de qui le témoin est-il témoin ? De lui-même, de ses perceptions et de son histoire, que lui seul peut connaître dans ses dimensions vécues ? Des autres, de ceux qui ont pu disparaître (cas du survivant, chez Carlo Ginzburg, mais aussi chez Primo Levi ou Giorgio Agamben) ? Au delà, ne rend-il pas compte de tout le tissu social à l'intérieur duquel cette histoire singulière s'est déployée ?

 L'histoire des sciences de l'homme, plus que d'autres peut-être, s'inscrit dans ces problématiques à plus d'un titre. Non seulement parce qu'il arrive à l'historien de travailler sur le " témoignage d'un seul ", scientifique ou autre, mais aussi parce que ce témoignage peut renvoyer à de multiples instances, lieux, réseaux, milieux ou traditions dont le témoignage va constituer en quelque sorte l'écho. Ainsi, l'histoire des sciences de l'homme porte en elle-même accès à d'autres histoires, et se situe au carrefour de multiples domaines de recherche : histoire des idées évidemment, mais aussi histoire sociale, politique, culturelle, philosophique, économique, et même quelquefois histoire de l'art. D'où sa richesse, mais aussi sa complexité et sa difficulté particulière, qui réside dans la nécessité contradictoire d'une grande spécialisation mais aussi d'une vaste ouverture transversale.

Mais il y a un autre obstacle. Ricoeur, dans un des ses derniers ouvrages, fait de l'histoire l'"héritière savante de la mémoire" (2). L'histoire est une héritière : elle reprend l'héritage laissé par la mémoire, elle en dispose à sa guise, mais cependant avec des obligations, qui sont académiques, morales ou juridiques. C'est une héritière savante, car elle donne forme et sens à ce qui ne serait sinon qu'un matériau informe ; en cela, elle devient savoir, corpus identifié et authentifié comme tel, transmis et étudié dans l'univers des chercheurs. Par son côté savant, elle risque de se percevoir dans une situation de supériorité, de surplomb.

Dans nos domaines d'étude, nous sommes souvent confrontés à l'indifférence des chercheurs et des praticiens pour l'histoire de leur discipline : en psychologie, sociologie ou économie, l'histoire des disciplines, certes maintenant bien établie dans la recherche, fait encore souvent figure de parent pauvre en matière d'enseignement ou de reconnaissance académique. La construction de cet héritage savant, souvent négligé ou déconsidéré, est ce qui réunit les chercheurs qui s'expriment dans le bulletin de la SFHSH, mais aussi, quelquefois, ce qui les isole de leurs milieux professionnels.

Fragilité du témoignage, difficultés des exigences d'une approche nécessairement transverse, indifférence de certains acteurs des disciplines : c'est dire, s'il en était encore besoin, combien des instances de recherche comme la Société et son bulletin sont toujours nécessaires. Il revient à la SFHSH de contribuer à ce qu'aucun chercheur ne se sente le " seul témoin " de l'histoire de sa discipline.

Daniel BECQUEMONT
Jean-Philippe BOUILLOUD
Annick OHAYON

  1. Carlo Ginzburg, "Just one witness", in S. Friedlander, ed., Probing the limits of representation - Nazism and the final solution, 1992, Cambridge, Mass., Harvard University Press, p. 82
  2. Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Seuil, Paris, 2000., p. 304