Livre VII
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Chapitre I. Le cerveau [l'encéphale] a été construit pour l’âme souveraine comme pour la sensation et le mouvement dépendant de notre libre volonté

[Grande Lettrine ornée I]

La matière traitée dans les cinquième et sixième livres. J’ai traité du mieux possible des organes au service de la nutrition dans les deux livres précédents. Le premier d'entre eux [livre V] a décrit les organes de l'alimentation et de la boisson (dont le viscère principal est le siège de l'âme concupiscente, comme nous l'avons dit[190]) et ensuite, à cause de leur proximité et de leurs connexions avec ces organes, les parties dédiées à la génération. Le livre suivant [livre VI] a recensé les parties auxquelles on attribue la fonction de restaurer la substance du pneuma[191] et d’augmenter et de revivifier la chaleur innée. Nous avons indiqué que le pouvoir de l’âme irascible siège dans le principal viscère [cœur] de ces parties, mais nous n'avons pas suivi en ce domaine les opinions des stoïciens et des péripatéticiens au point d'affirmer que le principe souverain de l’âme est situé dans le cœur, et d'admettre que les nerfs en sont originaires[192].Argument du septième livre. Aussi, puisqu'il reste à décrire la source de la sensation, du mouvement volontaire et de l'âme souveraine (au moyen de laquelle nous imaginons, nous raisonnons et nous nous souvenons), le présent livre sera utilement consacré à cette matière, puisqu'il étudiera à fond le cerveau [encéphale][193] et toutes ses parties, en même temps que les organes des sens.Brève énumération des fonctions et des parties du cerveau [encéphale][194]. Donc, la force vitale de l’âme est contenue dans la substance du cœur, de même que le pouvoir de l'âme naturelle [= « esprit naturel »] est contenu dans la chair intrinsèque du foie ; et de même que le foie fabrique un sang très épais et très foncé en même temps que l'esprit naturel[195], le cœur, à son tour, fabrique du sang qui se rue impétueusement[196] à travers le corps avec l’esprit vital ; et de même que ces viscères envoient[197] à toutes les parties du corps leur nourriture à travers des vaisseaux propres à cette fonction, de même le cerveau [encéphale] reçoit une nourriture convenant à sa fonction, et, dans des emplacements bien déterminés et au moyen des organes[198] qui servent de façon appropriée à sa fonction, il prépare l’esprit animal, le plus clair et le plus ténu des esprits ; il en utilise une partie pour les divines opérations de l’âme souveraine, il en distribue en permanence une autre aux organes des sens[199]et du mouvement volontaire à travers desaa fig. 2, chap. 2, livre IV et fig. 2 et 3, chap. 11, livre IV. nerfs[200], comme à travers des cordons, sans jamais les laisser manquer de cet esprit qui est considéré comme l’auteur principal de la fonction de ces organes, tout comme le foie et le cœur ne laissent aucune partie du corps manquer de nourriture (tant que l’homme est en bonne santé)[201], même s'ils la distribuent en qualité ou en quantité variable. Donc les nerfs (nous avons montré dans le quatrième livre qu'ils sont originaires du cerveau) remplissent pour le cerveau [encéphale] la même tâche que la grande artère [aorte]bb fig. du chap. 12, livre III.
c fig. du chap. 6, livre III.
pour le cœur et la [veine] cavecpour le foie : comme de diligents satellites et messagers, ils amènent du cerveau aux organes l’esprit qu'il a préparé et qui doit leur être porté. Cet esprit animal reçoit sa nourriture de l'esprit vital, qui se trouve en abondance dans les nombreuses artères qui accèdent aux deux membranes du cerveau [encéphale], et de l'air qui est inspiré pendant la respiration, à travers les petits foramina creusés dans le huitième osdd A,B,A, fig. 8, chap. 6, livre I. du crâne [lame criblée de l'ethmoïde] en vue de l'organe olfactif, mais principalement à travers les foramina du crâneee autour du M, fig. 3, chap. 12, livre I. qui regardent le palais, comme nous l’avons dit bien auparavant déjà[202]. Quand nous inspirons, cet air est attiré à travers des conduits très étroits, sinueux et tortueuxf,f fig. 2, entre H,H,H et E,E,E ou fig. 13, entre D,E,G,H,K et A,A,B,B. situés entre la dure-membrane du cerveau et la fine membrane, et comme ce passage est difficile, il devient plus ténu, convenant parfaitement au cerveau [encéphale] ; et, partout où il trouve un accès, il s’insinue dans les ventricules [latéraux] droitgg L,L, fig. 4 et 5.
h M,M, fig. 4 et 5.
i H, fig. 7.
et gauchehdu cerveau [encéphale] et dans celuii qui est entre eux [troisième ventricule]. Bien que l'esprit vital se trouve en très grande quantité dans tous les conduits ou vaisseauxkk toute la figure du chap. 14, livre III. de la fine et de la dure-membrane, il est porté dans les ventricules [latéraux] cérébraux droit et gauche, en majeure partie par les principales branches des artèresll C,C, fig. 16 ou L sur la fig. du chap. 14, livre III. qui, en opposition à ce qu'a enseigné Galien[203],Dans le livre de la Dissection des veines et des artères[204]. pénètrent dans le crâne par un passage incurvé et s'étirent vers les côtés de la glandemm A, fig. 16 et 18. qui reçoit la pituite du cerveau [hypophyse], comme nous l'avons déjà dit. Et c'est de ces artères qui, selon l'enseignement de Galien, forment le plexus réticulaire, que partent les grandes branchesnn E,F, fig. 14 ou F,G, fig. 6, 7, 8. [branches des artères carotides droite et gauche] supportées par les processus de la fine membrane : elles passent à travers les surfaces inférieures des ventricules [latéraux] droit et gauche, et pénètrent enfin dans leur cavité sur toute leur étendue[205]. En plus de ces artères, un vaisseaupp V, fig. 7 ou H, I sous A,A,A, fig. 6. [grande veine cérébrale[206], autrefois dite veine de Galien] provenant de ce que j'ai nommé le quatrième sinusoo T, fig. 7. [sinus droit] de la dure-membrane, passe sous le corps construit à l'image d'une arche que nous appelons « corps voûté » [fornix] : il se dirige vers l'avant du cerveau à travers la cavité commune aux ventricules [latéraux] droit et gauche, c'est-à-dire à travers le troisième ventricule du cerveau. Ce vaisseau se divise finalement en deux branchesq,q K,L, fig. 6. dont l'une se dirige vers le ventricule [latéral] droit, l'autre vers le ventricule [latéral] gauche ; il s'unit là aux artères de cette région, et forme un filetrr M,N, fig. 6. qui a reçu son nom [plexus choroïde] d'après sa ressemblance avec l'enveloppe la plus externe du fœtus [chorion]. À partir de l'air qui est entré dans le cerveau et de l'esprit vital que le passage dans les nombreuses sinuosités[207] a rendu de plus en plus adapté aux fonctions du cerveau [encéphale], l'esprit animal est élaboré

×Il s'agit du foie. L'emploi de uiscer au singulier est rare. Dans les textes antiques, on trouve plus fréquemment uiscera (pluriel de uiscus, eris) pour désigner les organes internes situés au-dessus du diaphragme (cœur, poumons) ou au-dessous (foie, intestins). Cf. J. André, Le vocabulaire latin de l'anatomie, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p.  141 et 202-203.
×Aërea substantia traduit le grec pneuma (le souffle).
×Une étude de l'évolution des conceptions philosophiques de l'âme tripartite ou de trois âmes et de leur localisation dans le corps est brièvement présentée dans l'Introduction au livre VII, dans les limites des connaissances philosophiques et médicales à l'époque de Vésale. Des notes ponctuelles sont données au fil du texte. De manière générale, Vésale suit la doctrine galénique qui place l'âme souveraine (princeps anima) dans le cerveau, contrairement à Aristote (De anima II, 3) et aux péripatéticiens qui faisaient du cœur la source du mouvement volontaire et des nerfs.
×Vésale utilise le seul nom de cerebrum pour l'organe entier et pour la partie appelée aujourd'hui « cerveau ». Nous proposons le nom d'encéphale entre crochets quand le nom latin désigne l'ensemble de la structure comprenant le cerveau proprement dit, le cervelet, le tronc cérébral (que Vésale ne distingue pas du début de la moelle spinale). Cf. Introduction au livre VII.
×Il s'agit donc d'une description fondée sur les noms, telle qu'elle était pratiquée dans les facultés, à laquelle s'opposera ensuite la description faite d'après la dissection.
×La ponctuation rend la phrase incompréhensible. Il faut déplacer la virgule et considérer que Vésale coordonne, comme dans l'exemple précédent, un élément concret (sang noir) et une notion abstraite (l'esprit). L'édition de la Fabrica de 1555 remédie à cette obscurité en coupant cette phrase excessivement longue qui occupe plus de 12 lignes dans l'original de 1543. Vésale distingue ici une seule âme (en accord avec l'orthodoxie religieuse de Rome) dotée de trois facultés (orthodoxie galénique) qu'il nomme diversement uis, facultas, animus, spiritus... Cf. Introduction au livre VII.
×C'est-à-dire en pulsant.
×L'édition de la Fabrica de 1555, p. 772, porte le verbe exhibeo (« présenter, montrer »). Si le résultat sur le plan physiologique n'est fondamentalement pas différent, ceci est un exemple du travail sur la langue qui a été effectué entre les deux éditions. C'est la raison pour laquelle nous avons privilégié une seule édition (1543), comme nous l'avons expliqué dans l'Introduction générale, à moins d'établir un relevé systématique de toutes les variations lexicales et syntaxiques de 1555 en plus des ajouts ou omissions de contenus.
×Rappelons que le terme instrumentum est la traduction latine du grec organon avec le même sens instrumental.
×Cette conception distributive de l'encéphale et de « l'esprit » qu'il contient vers les organes des sens fait de ceux-ci des centres propres, assurant à eux seuls leur fonction sensorielle sans aucune intégration centrale mais au contraire sous domination encéphalique. En sorte que afférences et efférences sont ici inversées.
×Les nerfs sont tous ici considérés comme efférents, donc « moteurs » pour les modernes. On voit donc (cf. note précédente) que l'encéphale n'est pas considéré comme un centre intégrateur, récepteur des informations extérieures, mais comme un centre émetteur, rayonnant, comme le cœur, de façon centrifuge.
×Nous rappelons que les parenthèses dans le texte descriptif en français correspondent à celles du texte original et ne sont ni des ajouts de notre part ni des explications.
×Cf. Fabrica I, chapitre 12, deuxième figure et p. 51-54.
×Même si Vésale conteste les conceptions de Galien (cf. Fabrica I, chapitre 12, deuxième figure et p. 51), sa conception de la circulation de la pituite du troisième ventricule vers la bouche (« dans le palais ») via l'infundibulum est bien sûr pure spéculation. Cet échange décrit entre la pituite qui quitterait le crâne vers la bouche ou la cavité orbitaire et l'air qui, en retour, y pénétrerait, issu de la respiration, est d'autant plus étonnant que, dure-mère en place, aucun foramen de la base du crâne ne communique avec les voies aériennes, hormis les minuscules orifices de la lame criblée de l'éthmoïde qui s'ouvrent dans les fosses nasales (mais en réalité comblés par les filets olfactifs). C'est donc certainement en traversant ces orifices à l'aide de petits instruments que Vésale en déduit, à tort, leur perméabilité. Imaginer que ces spéculations ne se basent que sur ses observations de crânes secs est peu plausible. Par ailleurs, si l'on peut comprendre que les ventricules latéraux et l'espace sous-dural des cadavres disséqués ne contiennent plus de liquide cérébro-spinal mais de l'air, on s'étonne que faire du troisième ventricule une cavité aérique transportant en même temps la pituite ne soulève pas de discussion chez Vésale. Finalement, le caractère péremptoire des affirmations physiologiques pourtant souvent intuitives de Vésale contraste avec le caractère méticuleux, presque maniaque, de ses observations morphologiques (cf. aussi p. 641 notes 500 et 502). Là se pose le problème du seuil de l'esprit critique à son époque. D'autant que, plus loin (p. 623), Vésale avoue son ignorance sur la façon dont le cerveau accomplit imagination, raisonnement, pensée, mémoire.
×Vésale avait participé à la grande édition des Opera Omnia de Galien publiée à Venise par les Giunta, en 1541-1542 en révisant notamment le texte du traité De uenarum arteriarumque dissectione.
×Cf. p. 610 note 60.
×Cf. p. 608 note 39.
×Vésale souligne déjà plus haut la difficulté de ce passage qui rend l'air parfaitement adapté au cerveau, comme s'il n'en fallait pas plus à cet organe pour élaborer l'esprit animal. Une analyse finaliste pourrait conclure à l'existence d'une notion de régulation du fonctionnement cérébral, telle qu'un grand volume d'air inspiré ne modifierait pas cette élaboration. Même si toutes ces supputations de Vésale sont fantaisistes, on peut noter quand même ici cette idée d'un rapport limité entre apports et fonction.