Quelques traits de la pédagogie curative de l’enfant sourd.
Une approche des problématiques de l’Antiquité au début du XXe siècle.

Yves Bernard
Inspecteur technique et pédagogique des établissements d’enfants déficients auditifs,
Ministère des Affaires Sociales, du Travail et de la Solidarité.
Professeur à l’Institution nationale de Jeunes Sourds de Paris de 1973 à 2003,
Chargé du cours d’histoire de la pédagogie de l’enfant sourd, au C. N. F. E. D. S., Université de Savoie,
Orthophoniste (Paris VI), Maîtrise de psychologie, Docteur en Sciences du Langage (Paris V)

Octobre 2003

 

L’histoire de la surdi-mutité révèle les tentatives de remodelage de l’être silencieux. La reconnaissance législative de la langue des signes en 1991 la situe dans une relation de bilinguisme par rapport à l’apprentissage de la langue française orale et/ou écrite. Mais de quelle sorte de bilinguisme s’agit-il ? On ne trouve chez les enfants atteints de surdité profonde ou sévère que 5 à 10 % dont les parents sont également sourds. La langue des signes n’est donc pas pour la majorité des enfants sourds une authentique langue maternelle. Ceux dont les parents auront choisi un enseignement oral n’apprendront les signes que tardivement ou jamais. Ceux dont les parents auront choisi une école spécialisée les apprendront au contact des élèves nés sourds de parents sourds, ou d’adultes sourds intervenants ou professeurs de langue des signes. Trop souvent donc, les signes ne constituent une langue première qu’après un enseignement spécifique qui replace l’enfant dans une relation langagière gestuelle normale afin qu’il prenne conscience des fonctions communicationnelles de toute langue et qu’il puisse alors aborder la langue française dans un contexte de seconde langue, les signes constituant un trésor culturel que l’on pourra transposer dans la langue française. Ce bagage informationnel est indispensable pour évoluer en toute relativité entre deux langues de structures différentes : le français est une langue superficiellement linéaire et successive, la gestualité développe une linguistique tridimensionnelle, l’espace permettant la localisation et la simultanéité des éléments du discours.

Cette introduction met en évidence un point crucial : pour s’approprier une langue, tout enfant, entendant, sourd ou aveugle, bénéficie d’une approche polysensorielle, son entourage mettant en œuvre gestes, mimique faciale, intonation, divers comportements supra-segmentaux qui explicitent la valeur globale de l’information transmise. Ces comportements fondent le sens des mots pour s’en détacher, libérant l’expression orale chez l’enfant entendant. Chez les sourds profonds de naissance ou prélinguaux, ayant perdu l’audition avant 5-6 ans, devenus subséquemment muets, des efforts particuliers doivent être effectués pour démutiser et poser la voix, enseigner l’articulation et la parole artificielle, motiver la conversation orale et écrite, dans un cadre déficitaire, l’enfant sourd ne disposant pas de l’information indirecte, celle que tout enfant reçoit par l’écoute incessante, consciente ou non, de son entourage. La surdité pose donc ce défi, de maintenir simultanément la culture et la communication gestuelle, orale et écrite, afin d’intégrer socialement ceux que l’histoire appelait en 1900 les "déshérités de l’ouïe".

Pathologie ou déficience : la question d’une double atteinte.


À l’origine la surdi-mutité fut interprétée comme une double affection : Aristote (-384, -322) remarquait qu’un sourd de naissance ne pouvait converser, et que l’aveugle-né était d’une intelligence supérieure au sourd de naissance. L’absence de parole s’assimilait à une carence de la raison. La mémoire n’existait que par les mots articulés qui fixaient les sensations dans la conscience, permettant leur réveil à volonté. L’absence de mémoire livrait l’homme à l’imagination, défilé d’images incontrôlées, à l’instar du rêve ou de la folie. Les muets n’accédaient pas à cette maîtrise, restant dans les franges de l’infra-humain, de l’animalité et de la tératologie.

Les législateurs romains discutèrent de la surdi-mutité en termes de pathologie ou de défectologie. La science acoustique grecque s’était développée lors des disputes entre acousticiens par raison, adoptant la gamme de Pythagore (-571, -496), et les musiciens par sentiment, préférant la gamme moins dure d’Aristoxène (-350). Malgré l’évolution des instruments musicaux, les savants n’interrogèrent pas la surdité en acousticiens. La science s’occupait de préférence des modèles idéaux plutôt que des accidents de la nature : la médecine elle-même s’érigeait plus en science du général qu’en descriptions symptomatologiques, reportant ici encore les éléments particuliers. Aristote, fils de médecin, étudia l’Histoire naturelle, science des catégories, des espèces, sans être praticien. En conséquence, les muets furent confondus avec d’autres catégories, les déments par absence de raison, les infirmes de toutes conditions, la blésité ou bégaiement étant une sorte de mutité, évoquant la claudication associée à la paralysie.

En réponse à cette double infirmité, les praticiens suivirent deux voies majeures : l’oreille interne étant invisible, elle reçut des soins longs et souvent douloureux. Les organes articulatoires étant directement visibles furent soumis à des procédés invasifs plus radicaux, l’incision du frein de la langue censée libérer la parole, pratique suivie d’après quelques observations, ou "cas miraculeux", des muets ayant recouvré la parole à la suite de traumatismes psychologiques importants, ainsi qu’Hérodote (-490, -430) le rapporte dans "L’Enquête" au sujet du fils de Crésus, roi de Lydie (-560). L’enfant était "muet" de naissance et l’était resté malgré tous les remèdes prodigués. Lors de la prise de Sardes, capitale du royaume, ce muet recouvra la parole afin de secourir Crésus qu’un soldat perse menaçait de son arme. D’autres cas furent compilés, justifiant la section du filet de la langue, car l’on supposait que l’émotion l’avait rompu naturellement.

La physiologie se nourrissait de spiritualité, la vie étant avant tout insufflée par un principe divin, le pneuma, souffle spirituel, une main paralysée étant une main désertée par la vie, main morte, l’oreille du sourd étant, comme son esprit, une enveloppe creuse, sans l’aer innatus, cet "air fort subtil implanté depuis notre naissance par l’esprit auditif", qu’Ambroise Paré (1509, 1590) recherchait à l’ouverture du rocher lors de ses dissections. L’absence d’audition impliquait une existence léthargique. D‘autres causalités furent avancées au gré des religions : Jésus chassait des esprits aveugles, muets ou bègues, l’infirme étant alors un possédé qu’un miracle rendait subitement à la société. Pour le sourd et muet, Jésus guérissait l’ouïe, puis les organes articulatoires, la formule Ephphata ouvrant l’esprit : deux phases curatives ne suffisaient pas à le réhumaniser totalement sans cette ultime action. L’ouverture des fenêtres et de la porte du langage ne serait rien sans cette instance intérieure spirituelle qui étend l’écoute à l’entendement et délivre du silence par l’expression des pensées.

La théorie de l’anastomose perdura d’Hippocrate à Galien (IIe siècle) jusqu’au XVIIIe siècle. La simultanéité de la surdité et de la mutité nécessitait une interprétation. Montaigne (1533, 1592) évoquait cette "couture naturelle" qui unissait les nerfs auditif et facial. La théorie organique de Barthélémy Eustache (1510, 1574) supposait la lésion des deux nerfs. Realdo Colombo (…, vers 1560) décrivait les voix simples et les sons inarticulés des sourds commandés par le nerf récurrent, tandis que le nerf facial contrôlait les organes articulatoires. Lazare Rivière (1589, 1655) différenciait la surdi-mutité essentielle, impliquant la lésion organique des nerfs auditif et facial, de la surdi-mutité physiologique, la seule lésion du nerf auditif entraînant l’impossibilité d’un apprentissage de la parole. Antoine Deusing (1612, 1656) considérait les résultats des premiers précepteurs espagnols d’enfants sourds, Pedro Ponce (1620, 1684) et Pablo-Bonet (1579, 1633) : le muet parlait-il ? Seul le nerf auditif était atteint. S’il restait aphone, l’atteinte des deux nerfs en était la cause.


De l’incurabilité à l’inéducabilité, une représentation déficitaire.


L’incurabilité de la surdité s’associait à des représentations déficitaires de l’être silencieux, inéducable, destitué d’humanité et de tous droits, sous tutelle à vie, perçu comme un enfant éternel (infans -tis signifiant le fœtus, l’enfant qui ne peut encore parler, le terme puer couvrant la seconde période de la vie, de 7 à 16 ans selon les époques). Ce préjudice poursuivait sa carrière dans les instances législatives. Les premières classifications furent synthétisées dans le Code Justinien (531). Cette compilation retint les conséquences linguistiques de la surdi-mutité. Qu’observait-on eu égard à l’expression orale et graphique ? Le muet était-il de plus analphabète ? Cinq classes furent constituées : les sourds par nature ou naissance, étaient-ils muets ou non, ou plutôt, étaient-ils sourds profonds ou partiels ? Les sourds par accident, traumatismes ou maladies, étaient-ils une fois encore muets ou non ? Leur surdité était-elle survenue précocement, avant 6 ans, dans cette période prélinguale où l’enfant devenu sourd perd sa parole puis la langue insuffisamment imprégnée dans sa mémoire ; ou bien, cette surdité plus tardive n’avait pas complètement annihilé la parole, la langue, et peut-être même l’écriture si par chance l’enfant avait eu le temps de l’acquérir. La dernière classe mentionnait les muets non sourds. La connaissance des lettres suffisait à accéder aux droits. Si le droit romain fut à l’origine oral, l’instrument, ou l’écriture, se substitua à la parole au cours des siècles.

L’Antiquité et le Moyen Âge développèrent une hiérarchie sensorielle. Homère, poète aveugle, inspiré des dieux, disposait d’une vision intérieure intense. Saint Bernard (1091, 1153) situait les sens verticalement sur l’échelle corporelle : la vue, au sommet, recevrait l’ultime récompense dans l’au-delà, la vision de Dieu ; l’ouïe participait au rachat, par l’écoute de la Parole, sens de la volonté terrestre, du mérite, du salut. L’audition était la porte de la vie éternelle. La surdité renvoyait à la mort de l’âme. Selon Guillaume Estius (1542, 1613), la foi ne pouvait s’acquérir que par l’entendement, ou l’écoute des prédicateurs : le "fides ex auditu" provenait de l’"Épître aux Romains" de saint Paul. Les termes "par l’audition" furent alors réinterprétés. Dès le IVe et le Ve siècle, saint Jérôme et saint Augustin avaient reconnu l’existence d’une gestualité chez les sourds qui s’élevait au statut de langue à part entière, permettant de les mener à la foi. "Ex auditu" devint "par l’entendement" de la Parole, traduite visuellement par toute langue écrite ou gestuelle.

Ces disputes de mots perdurèrent. Pour ouvrir les voies de l’éducabilité, il fallut vaincre bien des préjugés. La gestualité reconnue par saint Jérôme et saint Augustin ne reçut pas l’attention suffisante pour devenir le vecteur d’une pédagogie de l’enfant sourd. Si certaines abbayes se spécialisèrent dans les soins aux sourds et aux aveugles, telles que Bouxières-aux-Dames en Lorraine ou Ossiach en Autriche, l’éducation ne trouvait aucun remède en dehors des miracles rapportés par les hagiographes. Les observations se focalisèrent surtout sur les rapports de la surdité aux langues orales. Au XIIIe siècle, Albert le Grand, maître de saint Thomas d’Aquin, réassurait le lien de causalité entre surdité et mutité. Au XVe siècle, Valescu de Tarente, médecin de Montpellier, signalait l’importance de l’exercice dans l’appropriation des langues. Il constate que l’enfant né en Espagne parlera anglais s’il est élevé en Angleterre, mais que le sourd, privé d’exercice, ne parlera jamais aucune langue. Ceci répondait aux questions sur l’innéité des langues et la nature de la langue originelle, celle qui aurait dû apparaître spontanément même chez les sourds de naissance, coupés du monde verbal.


Mémoire visuelle, suppléances sensorielles et intellectuelles.


D’autres faits furent établis, témoignant d’autres voies d’accès aux langues orales. Au XIVe siècle, Bartole, juriste italien, signalait le cas de Nellus Gabrielis d’Engube, un sourd qui, par son intelligence, comprenait toute personne par les mouvements des lèvres. D’autres sourds pouvaient lire sur les lèvres, aussi basse que la parole ait été. L’accent placé sur la vicariance intellectuelle semble juste si l’on sait que pour la langue française, un tiers seulement des informations articulatoires sont réellement visibles sur les lèvres, certainement plus en italien, du fait d’un système vocalique réduit. Au XVe siècle, Rodolphe Agricola (1433, 1485), philosophe d’Heidelberg, reprend le principe d’une intelligence humaine apte à surmonter tout obstacle dressé par la nature en se créant ses propres artifices. L’intelligence est sans bornes. Il témoignait d’un homme sourd dès les premières années de sa vie, et donc muet, qui comprenait par écrit et s’exprimait de même comme s’il avait l’usage de la parole, fait miraculeux dans le contexte d’analphabétisme de la Renaissance.

Au XVIe siècle, Jérôme Cardan (1501, 1576) étudie avec Ingrassia (1510, 1580) la conduction solidienne ou osseuse des vibrations sonores à l’aide d’un dentophone en métal, nouvelle voie prothétique palliant les tentatives d’Archigène, au Ier siècle, de réveil de l’âme auditive par quelques trompettes. Cardan établit un principe d’éducabilité par substitution, un sens prenant la place d’un autre, la vision suppléant l’audition. Il propose de mettre un sourd en état d’entendre en lisant et de parler en écrivant. Dans ce processus, l’association directe de la pensée à l’écriture reposait sur l’existence d’une mémoire visuelle, déjà soulevée par saint Augustin. Ce schéma reléguait la parole, jugée non indispensable à l’acquisition de la lecture et de l’écriture. Les futures controverses naîtront à ce sujet. Cardan, évoquait encore les aveugles, auxquels on peut apprendre à écrire. Pour les sourds, l’intelligence est le levier, l’entreprise restant cependant difficile. Cardan distinguait également trois classes : les sourds de naissance, muets ; les devenus sourds avant l’acquisition de la parole, également muets ; enfin ceux qui devenus sourds après l’acquisition de la parole l’avaient conservée et avaient peut être appris l’écriture, les mots écrits, images des choses, étant alors aussi conventionnels que les mots articulés.

Ce bref rappel du long chemin vers l’éducabilité ne peut que survoler succinctement quelques notions d’anatomie : Alcméon de Crotone (-600) découvrait un canal reliant les fosses nasales à la caisse du tympan en disséquant des chèvres ; Pythagore et Empédocle (-VIe siècle) constatèrent les canalicules du labyrinthe ; le tympan était comparé à une toile d’araignée ; les cavités osseuses apparaissaient comme des résonateurs renvoyant les vibrations au cerveau ; la parole se formait dans le résonateur buccal ; Galien (129, 201) s’adonna à d’autres dissections sur les chiens vivants afin de déterminer le rôle des nerfs récurrent et facial. La section du récurrent entraînait la mutité. Toutes ces tentatives dissipaient un peu plus le mystère du langage. La parole peignait les pensées et constituait ce sixième sens qui distinguait l’homme au sommet des espèces de l’histoire naturelle. La surdité interrogeait sans cesse médecins, savants, grammairiens ou philologues… Les premiers précepteurs furent moines ou laïcs, armés de solides connaissances en lettres ou sciences, membres d’Académies ou de Sociétés savantes. Si le principe de suppléance avait été dicté par Cardan, l’existence d’une mémoire visuelle enrichie par l’écrit ou la gestualité fut remise en question dès 1578 par Laurent Joubert, médecin d’Henri III, dans "Les erreurs populaires au fait de la Médecine…" Pour Joubert, l’écrit est le vicaire de la parole, et ne peut jamais officier sans la présence préalable du verbe. Les sourds et muets de naissance qui écrivent ne font donc qu’imiter sans comprendre. La lecture elle-même ne peut s’acquérir sans épeler à haute voix les lettres. Seuls les sourds tardifs peuvent avoir des réminiscences écrites après l’oubli de leur parole.


De la réduction des lettres à la méthode orale pure : l’oubli de la gestualité.


Les premiers précepteurs espagnols accueillirent les enfants sourds de la famille de Velasco, dont étaient issus les Connétables de Castille, charge équivalente à celle de vice-roi d’Espagne. Il s’agissait de permettre aux enfants masculins sourds d’accéder au titre de Connétable au cas où la descendance entendante viendrait à s’éteindre. Au XVIe siècle, sur les sept enfants du marquis de Berlanga et de la duchesse de Frias, quatre naquirent sourds. Un seul entendant masculin pouvait prétendre au titre. Pedro Ponce de Leon (1520, 1584), moine bénédictin, apprit aux descendants sourds à écrire, lire et articuler, avec l’alphabet manuel de Yebra, utilisé à l’époque auprès des mourants n’ayant plus la force de parler. On suppose que Ponce tenta le réveil auditif en utilisant résonateurs et voix forcées auprès de ses élèves. Il devait très certainement utiliser les gestes que la loi du silence imposait dans les monastères. Ses successeurs reprirent son alphabet manuel, ses techniques, et appliquèrent auprès des sourds de familles nobles une méthode de lecture simplifiée car phonétique, celle de la grammaire castillane de Nebrija, en usage dans les colonies lointaines, afin d’évangéliser les peuples indigènes. Le premier livre traitant de la pédagogie des sourds parut en 1620. Son titre reflète la simplification phonétique évoquée : "La réduction des lettres à leur élément primitif et Art d’enseigner à parler aux muets". Son auteur ne fut précepteur qu’une année. Il se nommait Juan Pablo-Bonet (1579, 1629/33 ?), était homme de lettres du service du Chiffre du roi d’Espagne, attaché au Capitaine d’Artillerie. Ces premières éducations permirent de situer l’accent sur les techniques d’articulation. Les disciplines abordées étaient nombreuses, comme si ces précepteurs désiraient démontrer qu’aucune limite ne viendrait ternir les capacités intellectuelles et physiques des sourds appelés à tenir leur cour, leur rang, à guider leur escorte. La Renaissance avait dévoilé l’existence de grands artistes sourds, tels qu’en Italie Bernardino di Betto Biagi, "Il Surdicchio", surnommé "Pinturicchio" (1454, 1513), peintre des Papes, élève du Pérugin, avec Raphaël, ou en Espagne Juan Fernandez Navarette, "El Mudo" (1526, 1579), le "Titien espagnol", peintre du roi Philippe II. Ces artistes silencieux s’exprimaient gestuellement. Ils formèrent des élèves entendants. Léonard De Vinci prônait l’étude de l’expression gestuelle et mimique des sourds, ces maîtres du mouvement, afin de réintégrer la vie dans l’art pictural renaissant. L’histoire était jusqu’alors restée muette au sujet de l’art du silence : un jeune peintre s’était distingué au siècle d’Auguste, Quintus Pédius, issu s’une famille de la noblesse romaine.

L’Angleterre porta un intérêt particulier aux muets. En 1653, John Wallis (1616, 1703), auteur d’une Grammaire anglaise, "De loquela", dans laquelle il présentait un tableau phonétique remarquable, fut précepteur de quelques enfants sourds, adaptant ses enseignements aux aptitudes de chacun, respectant leur gestualité, les guidant soit dans la parole, soit dans l’écriture. Il corrigeait déjà les prononciations étrangères. Son concurrent, Holder, s’orienta vers la parole et la lecture sur les lèvres, introduisant la notion d’éducation auditive. De nombreuses vocations préceptorales naquirent en Europe, inspirées de ces illustres prédécesseurs. En Hollande, Johann-Conrad Amman (1669, 1724) adapta la phonétique de Wallis à la langue allemande et obtint une audience d’envergure. Amman rééduquait les troubles d’articulation et réduisait les divisions palatales en posant des obturateurs métalliques. Il éduqua quelques sourds, publiant en 1692 sa "Dissertatio de loquela", réimprimée sous le titre de "Surdus loquens…" Il laissa une profonde trace dans l’histoire silencieuse imprimant l’impulsion d’une pédagogie orale antimimique dont la carrière se fortifiera lors des affrontements de méthodes opposant oralistes purs et gestualistes au cours des siècles suivants.

La gestualité, une réponse sémantique : le réveil des controverses.


L’ère des précepteurs savants se poursuivit en Prusse. Kerger était médecin. En toute indépendance du modèle oraliste pur, il éduqua quelques enfants sourds avec l’aide de sa sœur, probablement pour les filles sourdes qu’on leur confiait. Sa"Lettre à Etmuller" (Leipzig, 1704) exposait que la mimique abrégeait considérablement l’éducation des sourds et qu’il fallait l’organiser en un système de signes cohérent. La parole était réservée aux élèves présentant des aptitudes à l’articulation. Raphel, père de trois enfants sourds, leur apprit l’écriture soutenue par une gestualité naturelle, et enseigna la parole à sa fille aînée. Il laissa un "Art d’enseigner à parler au Sourd et Muet", en 1718. Le pasteur Lasius abandonna la parole pour l’écriture, la mimique et la dactylologie. Le curé Arnoldi (1737, 1783) conseillait en 1777 un abandon progressif de la mimique pour lui substituer l’écriture, la lecture sur les lèvres et la parole. Ces précepteurs indiquaient dans leur pratique combien la gestualité comptait dans les projets d’appropriation des langues orales et écrites. Tous étudièrent les œuvres de Wallis et d’Amman. La mimique réclamait une systématisation afin de s’intégrer dans un processus bilingue, sinon biculturel. En France, Jacob Rodrigues Pereire (1715, 1780) devint la figure emblématique de l’oralisme. D’origines portugaise et espagnole, la famille Pereire s’établit en France, où Jacob Rodrigues devint précepteur de sourds. Ses présentations dans les instances académiques lui assurèrent la renommée. Ses procédés tenus secrets reposaient sur l’usage d’un alphabet manuel phonétique plus expéditif que les alphabets traditionnels. Ces alphabets permettaient de visualiser les langues orales. Ils furent dénommés "dactylologies". Pereire se fit connaître pour différents travaux savants, dont une machine à calculer. Interprète du roi, il obtint la reconnaissance de certains droits jusqu’alors interdits à la communauté israélite française dont le droit d’inhumer de jour. Pereire ne pratiquait pas d’éducation auditive. Ses élèves présentaient pour la plupart des reliquats auditifs importants. Soutenue par une dactylologie phonétique, leur parole nécessitait cependant un exercice incessant pour maintenir une articulation typiquement syllabique. La lecture sur les lèvres était l’une des particularités de sa méthode. Son concurrent, Ernaud, soutenait qu’il n’existait pas de surdité totale. Cet argument fortifiait les oralistes dans leur conviction. En 1761 et 1763, Pereire lui répondit par des rapports et observations adressés à l’Académie des Sciences, décrivant trois "espèces" de sourds et muets, selon les sons et bruits perçus. Pereire distinguait donc les sourds et muets de surdité totale ou absolue ; ceux qui perçoivent des bruits plus ou moins grands mais n’ont aucune idée des voix et de la parole ; enfin les muets qui perçoivent les bruits et quelques-uns de ces sons.

Ernaud soutenait que toute surdité n’était que relative et bénéficierait d’une éducation auditive. Pereire utilisait seulement des cornets acoustiques en métal articulé. Sa classification résultait d’un diagnostic physiologique différentiel en espèces de surdités. Il insistait sur l’utilité d’accroître le son dans certains cas de surdité, comme l’on augmente la luminosité auprès de certains cas de cécité partielle. Mais ce procédé ne devait pas s’étendre à toutes les surdités. Pereire reliait encore à ces classes la qualité des productions voisées et articulées. De même, il invitait à ne pas confondre les mutismes et de ne pas prendre des muets parfaitement sourds pour des imbéciles, ni des muets purement imbéciles pour des sourds. Approximativement une douzaine de sourds et muets lui furent confiés par contrats reconductibles selon les estimations des historiens, probablement plus selon d’autres sources. Les taxonomies ne s’étoffaient guère de statistiques. En 1779, un devenu sourd, Pierre Desloges, avait pris la défense de l’abbé Charles Michel de l’Épée (1712, 1789), inventeur d’une méthode gestuelle, contre l’abbé Deschamps d’Orléans qui prônait un retour à la méthode orale d’Amman. "Les observations…" de Desloges mentionnaient en avertissement que plus de la moitié des élèves de Pereire et de son concurrent gestualiste l’abbé de l’Épée n’était pas entièrement sourde.

L’abbé de l’Épée avait ouvert en 1760 une école "publique" dans la maison familiale parisienne, ouverte à tous et à toutes, et gratuite, destinée surtout aux pauvres. Il s’inscrivait en totale opposition contre les précepteurs dont la philanthropie s’arrêtait aux cordons de la bourse parentale. Ayant brisé les cercles du silence doré, les sourds lui vouent un authentique culte, réclamant périodiquement le transfert de ses cendres au Panthéon, à l’instar de Louis Braille en 1952, inventeur aveugle d’un alphabet anaglyptique en 1825. L’abbé de l’Épée avait réuni les enfants sourds abandonnés à leur triste condition dans trois pensions de son quartier. Il développa une langue gestuelle "méthodique" traduisant les idées contenues dans les mots. La syntaxe "méthodique" respectait celle de la langue française, aperçue comme la représentation de la logique universelle. Les controverses et querelles s’élevèrent. Pereire compara les signes méthodiques aux pictogrammes chinois, leur opposant la simplicité des dactylologies alphabétaires. L’abbé de l’Épée lui répondit par quatre exercices publics, de 1771 à 1774, démontrant les bienfaits de sa méthode gestuelle. En 1776, il publia anonymement "L’institution des sourds et muets, par la voie des signes méthodiques, ouvrage qui contient le projet d’une langue universelle par l’entremise des signes naturels assujettis à une méthode". Ce livre s’adressait à l’Europe entière et dut déranger bien des précepteurs, dont Pereire, qui tenaient leur méthode secrète. Heinicke, directeur oraliste de l’Institut d’état de Leipzig fondé en 1778, réactualisa les débats sur l’existence d’une mémoire visuelle. En 1783, l’Académie de Zurich se prononça en faveur de l’abbé de l’Épée, retenant que l’on n’avait pas accordé suffisamment d’importance chez les sourds au pouvoir idéo-communicatif de signes universels qui véhiculaient le sens de manière plus directe que la parole. Les mots écrits pouvaient devenir l’image des signes comme ils l’étaient des paroles. Il n’était donc pas indispensable d’apprendre à parler pour savoir écrire. En 1784, "La véritable manière d’instruire les sourds et muets confirmée par une longue expérience", second livre anonyme de l’abbé de l’Épée, contenait les éléments de la controverse. Certains chapitres témoignent que son auteur sut tenir compte des questions débattues, présentant un art d’enseigner la parole aux muets, et des indications sur la lecture labiale. L’abbé de l‘Épée avait considéré la gestualité des sourds comme une langue susceptible de perfectionnement, et l’avait assujettie à la grammaire et la syntaxe françaises. Il songeait à l’étendre aux nations européennes comme langue diplomatique afin d’instaurer la paix universelle dans la fin des disputes de mots. Pour rétablir la vérité, Pierre Desloges décrivait dans son livre une société silencieuse autonome à Paris, avec sa propre langue des signes, différente de celle de l’abbé de l’Épée, ayant une syntaxe et des procédés grammaticaux spécifiques.


Relation préceptorale, isolement et exclusivisme sensoriel.


Descartes mentionnait dans le "Discours de la méthode" (1637) cette faculté des sourds à suppléer la parole par des signes qui les intégraient dans la société des hommes. Au XVIIIe siècle, les savants s’intéressèrent aux moyens de doter les sourds et muets de la parole. En 1703, Fontenelle consignait l’histoire du jeune homme de Chartres qui avait recouvré l’ouïe après vingt-quatre années de surdité. Ce jeune homme n’en avait rien révélé à son entourage, afin de s’imprégner d’un langage articulé dont il ignorait tout. Après quelques mois, il se mit à parler, surprenant les docteurs de la Sorbonne par la pauvreté de ses réponses sur la religion, le bien et le mal. Fontenelle concluait que la vie purement animale du jeune homme ne résultait pas d’un manque d’esprit mais d’un déficit du commerce réciproque, facteur décisif de socialisation.

Dans son "Traité des sensations et des passions" (1767), Le Cat évoquait Pereire et se départageait de Ferrein quant à la problématique de l’anastomose : pour autant que la surdité ait été la cause de la mutité, elle ne signifiait pas une condamnation irrémédiable au silence, les organes phonateurs et articulatoires n’étant pas paralysés. Pereire perfectionnait la parole ou la rendait à des sourds qui semblaient présenter jusqu’alors des troubles de la motricité des organes de la parole. Le Cat avait perfectionné des prothèses, conques et autres résonateurs ou dispositifs acoustiques. Au milieu du siècle, Ferrein dénommait les cordes qui jouent un rôle fondamental dans la formation de la voix. La problématique des surdités relatives trouvait un terrain fertile : en 1777, Perrolle vérifia parmi les élèves de l’abbé de l’Épée les hypothèses sur la transmission des vibrations sonores par les ramifications nerveuses autres que celles du nerf auditif. Au Ier siècle, Celse avait avancé l’existence d’une audition par la suture coronale, et Ramirez de Carrion, précepteur d’un enfant sourd de la famille Velasco en 1615, appliquait à son élève la méthode du Peigne de Ramirez. Après avoir purgé le corps de l’enfant sourd, il lui rasait la tête afin de lui parler à travers la paroi crânienne. Une seconde hypothèse, selon Valsava, Le Cat, Haller, Nollet et La Mettrie, indiquait la possibilité d’une transmission aérienne par les Trompes d’Eustache. Perrolle constata l’inertie des parois des Trompes, mais il poursuivit ses expériences en déplaçant sa montre des dents aux diverses parties de la tête, dressant la carte de la sensibilité "solidienne". Perrolle conclut que les os près de l’oreille présentaient une sensibilité non négligeable, et que la transmission des sons par le toucher pouvait donc se révéler utile. Cet argument connaîtra sa grande époque au XIXe siècle, lors des tentatives d’intégration pédagogique conduites par Blanchet, médecin de l’Institution impériale de Paris. Au sujet de la transmission coronale, Perrolle constata sur seize enfants sourds qu’ils possédaient presque tous une perception tactile des battements de sa montre, et qu’avec des cornets acoustiques, ils percevaient la voix mais qu’il fallait se garder de vouloir leur faire entendre des discours suivis. La "Dissertation anatomico-acoustique"Perrolle fut éditée en 1782.

Le sensualisme abordait les suppléances et les complémentarités sensorielles, développant notamment l’idée que les sens pouvaient se nuire mutuellement : la vue semblait le plus nuisible des sens. Condillac exprimait ceci en 1754 dans son "Traité des sensations". Cette appréhension devait prendre une réelle importance dans l’essor des théories pédagogiques, impliquant l’exclusivisme sensoriel. Pour gagner en acuité, l’attention ne devait pas se partager entre la vue et l’audition. Les pédagogues oralistes prétextèrent que toute communication visuelle reposant sur les signes gestuels, les dactylologies ou alphabets manuels, le langage d’action, et même la lecture labiale, empêchait le développement de la parole chez l’enfant sourd susceptible d’une éducation auditive et du maintien de la communication verbale dans l’exercice incessant de l’articulation artificielle. La loi du silence aggravait donc la surdité par déficit de stimulations, et la mutité, la parole cédant place aux gestes.


Sourds défigurés, fluide électrique et contre-Atlantide.


Dans ces années qui suivirent la Révolution française, un guérisseur "naturaliste", Urbain-René-Thomas Le Bouvyer-Desmortiers, commit de nombreuses et douloureuses expériences para-médicales sur des adolescents sourds. Il consigna sa méthode dans son "Mémoire ou considérations sur les sourds-muets de naissance et sur les moyens de donner l’ouïe à ceux qui en sont susceptibles", an VIII. La logique de ce "naturaliste" était implacable. Personne ne savait ce qu’était un sourd. Il fallait donc l’isoler, le surveiller, l’observer, noter l’évolution de la population silencieuse, conclure, agir, modifier le cours des choses en provoquant les circonstances d’une vie artificielle qui rendrait les sourds à la société, guéris ou non, mais utiles de quelque manière. Cet isolement thérapeutique se retrouvera en pédagogie. Le projet naturaliste se proposait de corriger l’image des sourds de naissance "défigurée" par les institutions spécialisées, sorte d’asiles dans lesquels ils ne pouvaient que s’étioler. Dans les années tourmentées qui suivirent la Révolution, le régime alimentaire de l’Institution parisienne était comparé à une sorte de mort, et la discipline à une règle monastique illégitime auprès d’enfants déjà reclus depuis leur naissance dans un silence sépulcral. Le Bouvyer-Desmortiers suggérait un projet démentiel : l’isolement dans une contrée déserte de tous les sourds et muets d’Europe afin que ces "êtres disgraciés" puissent rejoindre leur perfection sauvage, leur vraie nature, préservée des dérèglements de la civilisation. Ainsi, on connaîtrait l’évolution réelle de la population sourde, et l’on démêlerait ce qu’elle devait à l’hérédité, la nature, et la culture. Tout sourd appartenait plus à l’état qu’à sa famille, car seuls des traitements spécifiques pouvaient le guérir. Le Bouvyer-Desmortiers se confortait d’une espérance d’une guérison sur cent sourds soumis sans aucune réserve à sa médecine. Ce centième serait libéré afin de clamer la grandeur de la science qui l’aura rendu à la société. Pour les autres, on ne les doterait guère d’une culture superficielle et inutile comme dans les institutions. Il suffirait de leur enseigner le peu de paroles utiles et de les adresser pour le reste de leur vie aux manufactures édifiées auprès de cette contre-Atlantide du silence. Le premier médecin en chef de l’Institution parisienne, Jean-Marc-Gaspar Itard (1774, 1838), s’élèvera contre les expériences voltaïques telles que Le Bouvyer-Desmortiers les avaient conduites. Cette piste de recherche perdura pourtant : on trouvait encore en 1835 une "Observation sur un muet guéri par le galvanisme"de Bernard Raymond Fabre Palaprat. Le Mesmérisme n’était pas éteint et l’on fit appel au magnétisme animal encore bien des générations : en 1884, l’Académie de Médecine recevait un "Rapport sur la science magnétique à propos du traitement d’un sourd-muet par la médication fluidique" de Jean-Paul Mazaroz.


Bienfaisance et médecine institutionnelle : des confusions catégorielles.


Lors de la Révolution française, il fallut poursuivre l’œuvre de l’abbé de l’Épée. En 1791, deux institutions nationales de sourds de naissance furent fondées à Paris et à Bordeaux. Les débats roulèrent sur les finalités d’une instruction des sourds et muets. Le Comité de Mendicité et de Secours publics et celui de l’Instruction publique s’opposèrent : quelle méthode adopter ? Quels objectifs socioprofessionnels poursuivre ? Les textes font référence à l’intégration sociale selon deux voies majeures, l’apprentissage de la parole et celui d’un métier afin d’échapper à la mendicité. Le successeur de l’abbé de l’Épée fut l’abbé Sicard (1742, 1822). On lui demanda un cours d’instruction à l’usage des enfants sourds. Il devait s’inscrire dans les projets émancipateurs d’une instruction publique en tant qu’organe républicain, soumis au Comité d’Instruction publique en 1791 par Condorcet. Leibniz avait en son temps dénoncé chez les sourds et les aveugles une double différence : l’une relevant de leur spécificité sensorielle, d’ordre naturel, qu’il fallait respecter, l’autre, beaucoup plus insidieuse, résultant de l’acharnement souvent déplorable de leurs éducateurs qui niant leur particularité provoquaient l’autre différence, celle due à une instruction inadaptée. C’était déjà reconnaître tout le danger pouvant couver sous le masque de la philanthropie. Cette différence due à l’éducation faisait justement l’objet des plus grandes attentions chez Condorcet qui désirait par l’étude et la science réduire les inégalités parmi les hommes, rappelant dans son "Fragment sur l’Atlantide…" un retour à l’âge d’or de l’humanité, celui du savoir et de la raison équitablement partagés.

Par malheur, le cours de Sicard suivait les préceptes sensualistes, recherchant plus à démontrer l’existence d’une Grammaire générale dont les structures linguistiques étaient celles de l’humanité. L’enfant sourd devenait cet homme primitif renaissant perpétuellement depuis l’aube des temps. En 1751, Diderot avait également interrogé l’un des élèves de Pereire. Sa "Lettre sur les Sourds & Muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent" proposait une historicité des langues : dans les premiers temps, les hommes communiquaient selon un mélange de cris et de gestes. Condillac avait exposé ces conceptions dans son "Essai sur l’origine des connaissances humaines", en 1746. Les gestes véhiculaient le sens mais les cris s’y substituèrent progressivement, donnant naissance aux langues orales arbitraires. Si l’abbé de l’Épée avait réhabilité la représentation de l’enfant sourd dans une philosophie innéiste qui les situait parmi les êtres doués de raison, Sicard, dans un sensualisme caricatural, le décrivit comme un automate, une statue condillacienne à animer, pire, un être inférieur au sauvage muni de quelque parole, une espèce d’animal sans la moindre affection à l’égard de sa propre mère. Notons que l’Antiquité avait aussi interrogé les muets, espérant voir apparaître sur leurs lèvres les mots de la langue originelle : Hérodote rapportait l’histoire du roi égyptien Psammétique qui avait fait isoler deux enfants entendants dans le désert afin de recueillir un simple mot qui signifiait "pain" en langue phrygienne. Un commentateur vit dans ce premier mot l’imitation des bêlements des chèvres qui étaient les compagnes de ces enfants du désert. L’imitation était un terme qui dérivait de la mimesis platonicienne, encore appelée à jouer un grand rôle dans les nouvelles sciences, dont la psychologie du langage.

Si avec l’abbé de l’Épée les meilleurs élèves devenaient moniteurs des plus jeunes, avec Sicard, les sourds purent accéder aux fonctions de répétiteurs. Deux de ses élèves se distinguèrent particulièrement. Jean Massieu (1772, 1846) cinquième enfant sourd de naissance d’une famille indigente de Semens, près de Cadillac en Gironde, scolarisé à 13 ans et demi, qui fut le premier répétiteur sourd nommé par Louis XVI en 1790 ; Laurent Clerc (1785, 1869) devenu sourd dans la petite enfance, dont le père était maire de La Balme en Isère, admis à 11 ans à Paris, nommé également répétiteur. Massieu et Clerc pratiquaient deux gestualités, la langue des signes dans leur communauté, et en classe, le français signé de Sicard : Sicard demandait à ses élèves comment ils mimaient telles choses ou telles actions, puis leur faisait choisir les signes de réduction ou de rappel de ces scènes. Ces signes étaient l’équivalent des mots de la phrase française et en respectaient la syntaxe. L’abbé de l’Épée avait inventé ses signes, Sicard en prenait acte, dénonçant les erreurs de son maître. Cependant, le filleul de Sicard, Bébian (1789, 1839), né en Guadeloupe, entendant, fut élevé parmi les élèves de l’Institution parisienne. Il analysa leur langage naturel et publia en 1817 l’"Essai sur les sourd-muets et sur le langage naturel, ou introduction à une classification naturelle des idées avec leurs signes propres". C’était, à l’instar des tableaux des éléments de la chimie naissante, un projet de nomenclature universelle des connaissances dans laquelle les idées se déduiraient les unes des autres avec leurs signes naturels "réguliers", formant également une représentation iconique raisonnée et systématique. Bébian conçut en 1825 la "Mimographie, ou Essai d’écriture mimique propre à régulariser le langage des sourds-muets". Dans le cadre de la pédagogie institutionnalisée, Bébian avait compris le danger qu’il y avait à utiliser les signes des sourds hors de leurs contextes. Les signes s’effectuent à des endroits précis, leur localisation : ils figurent les personnages et les éléments du discours dans l’espace comme ceux d’une pièce de théâtre. Cette localisation suit un ordre immuable, énonçant l’époque, le lieu, situant les acteurs une fois pour toute afin de réaliser les interactions qui les lient. La direction des signes participe à leur signification. Les modifications de la gestualité, lente, saccadée, vive, et la répétition font encore varier qualitativement et quantitativement le contenu du message. Enfin, la gestualité se prête aisément à des variations esthétiques et poétiques qui la font accéder aux plus hauts registres de toute langue à part entière. Ainsi, avec Bébian, le langage naturel des sourds-muets n’était-il plus ce langage d’action primitif et originel des historicités linguistiques, ni ce mimodrame des "miracles" du Moyen Âge, mais un vecteur de communication aussi performant que les langues orales, comme Desloges l’avait publié en 1779 : à Paris, rien de ce qui touchait au monde n’était ignoré des sourds, ceux qui vivaient de leur travail et pratiquaient une langue des signes riches et respectueuses de ses modalités syntaxiques à quatre dimensions, l’espace et le geste s’unissant dans une grammaire visuelle alliant la liberté et la discipline. Les français signés de l’abbé de l’Épée et de l’abbé Sicard, et d’autres pédagogues, transformaient une syntaxe visuelle signée en syntaxe orale linéaire, non modulable et non répétitive, qui non seulement neutralisait le contenu sémantique de la gestualité mais encore provoquait des équivoques et des contresens donnant à voir aux sourds combien les entendants, dans leur démarche charitable, s’éloignaient de l’authentique nature des signes dans leur quête d’une langue universelle. Cependant, Bébian rencontra l’opposition des enseignants encore trop attachés aux français signés de l’abbé de l’Épée et de Sicard. Nommé Censeur, il dut démissionner en 1821. On lui doit un "Examen critique de la nouvelle organisation de l’enseignement dans l’Institution royale des sourds-muets de Paris", en 1834, attaque prenant la défense des enseignants sourds lors de la première tentative de parole à outrance conduite par Désiré Ordinaire dans cet établissement.
 

Le "traitement moral» de Pinel : une sorte d’orthopédie mentale.


La grande époque de la langue gestuelle universelle qui portait les sourds d’élite aux nues était révolue. À Paris, lors des exercices publics, on présentait des sourds parlants, sourds tardifs ou demi-sourds, muets comme les fleurons de la méthode française. Ces faux muets éclipsaient les vrais sourds-muets et les déclassaient au regard du public. Bébian en témoignera dans son "Examen critique…" en 1834. Le progrès soufflait de l’Est où les sourds s’intégraient hors des institutions spécialisées, devenues des bastions du silence et des signes. La primarisation fut une solution française afin de rendre à l’instruction nombre d’enfants non scolarisés. La question professionnelle nécessitait un support budgétaire que l’état ne put assumer. Il confia les ateliers à des patrons menuisiers, typographes, graveurs, couturiers, confrontant une logique économique de rentabilité à celle d’une pédagogie philanthropique non lucrative. Des dérives furent réprimées.

Ainsi, les sourds restèrent-ils sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur, et des Hospices, au lieu d’être intégrés dans la pédagogie générale d’un ministère de l’Instruction publique, laissant toujours un doute sur leur intégrité et leurs capacités, par leur assimilation aux infirmes, indigents, et autres catégories de malades mentaux, provoquant des confusions catégorielles qui ont toujours été les compagnes redoutables de la surdi-mutité.

Si l’abbé de l’Épée avait un médecin, Perrolle, ses fonctions devaient permettre un maintien des conditions d’hygiène appréciables, et de déterminer la cause et les limites de la surdi-mutité. Il testa les diverses hypothèses sur ces "surdités relatives" qui laissaient entendre que tout n’avait pas été tenté en ce domaine. Comme Pereire, Perrolle avait conclu que l’existence d’une sensibilité vibratoire ou tactile ne devait pas éveiller des espérances démesurées quant à la perception de la parole, qu’il fallait donc considérer la négation des surdités profondes et totales comme un réel danger.

Avec l’abbé Sicard, la nouvelle institution recevait des boursiers de la France entière. Il fallait obtenir des certificats médicaux attestant l’indigence familiale et une surdité supposée de naissance sans infirmités associées. La crainte des épidémies nécessitait le recours à un officier de santé, afin d’ausculter les nouveaux élèves. Le maintien sanitaire de l’établissement exigeait aussi une surveillance ponctuelle, des saignées fréquentes et autres traitements.

Jusqu’en 1800, aucun médecin ne résida à l’institution de Paris, malgré les demandes répétées de l’un d’entre eux. Cette année-là, l’administration nomma un médecin à l’Institution des sourds et muets, Itard, pour remplir de nombreuses missions. Les élèves étaient soumis au "traitement moral" développé en Angleterre, repris en France par Pinel auprès des aliénées. Sorte de remise au pas, il s’agissait d’une occupation incessante et quasi disciplinaire des petits pensionnaires, dans des activités pédagogiques et professionnelles qui ne laissaient aucun temps mort pour les loisirs. On prônait la mise à disposition des enfants pendant toute la durée de leur scolarité, sans retour dans leur province où l’on parlait patois, où les enfants s’épuisaient dans les tâches agricoles. Le milieu institutionnel était donc physiquement fermé.

Psychologiquement, il n’y avait que des internes : les enfants externes n’auraient pu être soumis aux pressions disciplinaires. On craignait la sédition. Les établissements étaient militarisés et vivaient dans la peur de révoltes, comme le siècle en connut dans les collèges d’entendants.

Avantages culturels de la méthode mixte, inconvénients de la parole solitaire.


Itard assurait les services de santé courants : visites d’admission, soins des internes. De 1805 à 1808, il adapta les procédés mis en œuvre auprès de Victor de l’Aveyron à six élèves de surdités plus ou moins profondes. Exerçant ses élèves deux heures par jour, la santé de Itard l’obligea à ne poursuivre son expérience qu’avec les trois meilleurs. La première année développait l’éducation physiologique de l’ouïe destinée à faire revivre par l’exercice forcé un sens né paralytique. Au moyen de cloches, du tambour et de la flûte, Itard réveillait les reliquats auditifs en sollicitant la sensibilité absolue (son/silence), relative (fort/faible), jouant de l’intensité, du rythme, affinant la perception des graves et des aiguës par tons et demi-tons, transposant ces éléments dans la chaîne parlée, afin de reconnaître les voyelles des consonnes. Itard prit conscience des difficultés de généralisation d’un univers sonore inerte, artificiel, à celui du langage, la distinction des sons musicaux ne s’étendant pas à celle des sons humains : les confusions entre phonèmes voisés ou non persistaient, les mots et phrases simples ne bénéficiaient pas chez les sourds de la suppléance contextuelle permettant de deviner les syllabes les moins perceptibles. La seconde phase poursuivait le rétablissement "spontané" de la parole. Itard découvrait chez les sourds une diminution de l’imitation, obligeant sans cesse le précepteur à la provoquer. L’exercice de l’articulation souffrait d’un engourdissement des organes. La progression phonétique menait des phonèmes les plus contrastés aux plus semblables, des plus difficiles aux plus faciles, des plus complexes aux plus simples. Les voyelles se combinaient aux consonnes. La maîtrise de la respiration suscita de nouveaux entraînements. Itard utilisait un cornet acoustique à deux entrées, pour élève et maître, et à une sortie, pour l’oreille de l’élève. Il adapta de superbes conques, la forme de ces coquillages étant anatomiquement analogique à celle de l’oreille interne. La médecine établissait en effet un parallèle entre les formes des organes à soigner et celles des prothèses minérales ou des plantes médicinales.

Itard réussit donc à rendre ses élèves parlants, comme l’avaient fait Bonet, Wallis, Amman et Pereire. Mais il constatait que ces sourds devenus parlants n’avaient rien à exprimer. La parole ayant été rendu artificiellement n’était supportée par aucune fonction communicationnelle. Ils parlaient mais n’avaient rien à dire. Il ne suffisait pas d’entendre pour comprendre, ni de parler pour traduire ses pensées. Itard remédia à cette carence par un cours de conversation courante : ses élèves peinaient dans la compréhension des moindres questions sur leur vécu le plus quotidien.

Itard pensa d’abord que ses élèves parlants n’avaient été exercés que deux heures par jour, qu’il aurait fallu les isoler totalement de la mimique. Mais une autre expérience lui permit de comparer l’apprentissage de la parole chez deux sourds, l’un pratiquant les signes en institution, l’autre usant strictement de la parole dans le milieu familial. Or, une commission de médecins constata que le sourd parlant et gestualiste avait un niveau de culture bien supérieur. Itard en déduisit que la séparation culturelle était néfaste au développement de la personnalité de l’enfant sourd, et que la langue des signes constituait un vecteur irremplaçable de la socialisation des sourds. Il adressa à l‘administration trois rapports en 1820, 1824 et 1826.

Le paradoxe d’Itard : la gestualité initiale, une parole complémentaire.


En 1821, Itard publiait le "Traité des maladies de l’oreille et de l’audition" dont le second tome contient des indications sur les surdités "congéniales" comprenant les surdités de naissance et celles de la petite enfance : pour Itard, dans la période pré-linguale, les effets de toute surdité profonde sur l’acquisition du langage et de la parole étaient identiques. L’auteur propose dans cet ouvrage une classification des surdités en cinq catégories : I - Sourds comprenant une parole lente, forte et directe, pour lesquels l’éducation normale sera plus longue ; II - Sourds non scolarisables confondant les consonnes sourdes et sonores, mais distinguant les voyelles, pour lesquels la parole est difficile et la conversation impossible ; III - Sourds confondant toutes les consonnes, ne distinguant que quelques voyelles, pour lesquels l’éducation physiologique de l’audition et l’articulation artificielle sont indispensables ; IV - Sourds distinguant seulement les sons des bruits ; V - Sourds ne percevant que les bruits forts par le toucher. Les classes IV et V constituaient la catégorie des muets définitifs. Itard pensait pouvoir réduire les surdités par l’éducation auditive qui réveillerait les reliquats en sommeil : la classe III accèderait à la classe II, et cette dernière se résorberait dans la I. Cette conception marquait l’optimisme du début de siècle. Lorsqu’en 1824 le ministère lui demanda plus précisément à partir de quel degré de surdi-mutité l’enfant cesse-t-il d’être perfectible par la parole, Itard répondit que seulement 8 à 10 % des élèves de l’Institution pouvaient bénéficier d’une éducation auditive facilitant ultérieurement la parole. Mais Itard spécifiait encore que seule la catégorie I pouvait être éduquée dans la méthode orale, que la catégorie II devait bénéficier de précepteurs, qu’à partir de la catégorie III, la langue des signes devait introduire la culture préalable à toute démutisation et parole. En 1828, Itard attirait l’attention sur le fait que dans une institution de sourds la parole ne devait être enseignée qu’en complément des autres disciplines. Il fallait cesser d’enseigner "par la parole". En 1837, le testament d’Itard créait un cours complémentaire de six bourses triennales pour les meilleurs élèves ayant achevé le cycle de leurs études en langue des signes, afin de se perfectionner en langue française écrite ou parlée. Ce testament dénonçait les faibles résultats dans ces domaines de la majorité des élèves à la fin de leurs études.

Dans ses écrits, Itard développait également une représentation déficitaire reliant la surdité, partie visible de l’iceberg, à d’autres atteintes plus essentielles : insensibilité organique et physiologique, carence de l’imagination, apparence superficielle de civilisation, barbarie et ignorance profonde du sauvage. Itard poursuivit ses essais thérapeutiques afin de recenser tous les traitements, d’éliminer ceux qui restaient sans effet, de faire progresser la connaissance médicale dans un traité résumant la somme de ses connaissances, l’administration permettant alors de substituer une volonté étrangère à celle d’une population considérée comme malade. Le regroupement des cas, l’isolement, la rupture familiale, la misère du milieu d’extraction, donnaient finalement une image dangereusement proche de la contre-utopie de Le Bouvyer-Desmortiers. Pour parfaire ses investigations anatomiques, Itard disséqua même un enfant en présence de ses camarades. Son testament reflète l’idée toujours présente de la souffrance salvatrice.

Tandis qu’il affirmait tardivement l’indispensable recours à une langue des signes perfectionnée, Itard théorisa sur ce que serait devenue l’humanité, si celle-ci était apparue sourde depuis la nuit des temps. En 1821, dans son ouvrage majeur, il imaginait paradoxalement un riant projet, celui d’une réunion de tous les sourds et muets d’Europe en un lieu, mais avec cette fois un gouverneur et des instituteurs sourds. Là se seraient épanouies les générations silencieuses, conformément à la nouvelle vision de la surdité qu’Itard avait acquise au cours des années. Itard, respecté de son vivant par ses confrères de l’Académie de médecine, eut des détracteurs : Deleau dans le domaine médical, Valade-Gabel dans celui de la pédagogie.

Réduire les faux muets : Valade-Gabel et la catégorisation intuitive.


Sur le plan pédagogique, Jean-Jacques Valade-Gabel (1801, 1879) introduisit dans l’Institution parisienne la méthode intuitive pestalozzienne : en 1828, sa classe suivait les principes d’une méthode orale et graphique active, et non plus analytique comme celle d’Itard. Ceci s’opposait encore à la grammaire générale de Sicard qui construisait les phrases à partir de la théorie des chiffres, assemblant cinq catégories à partir du nom, comme un architecte ferait assembler à ses maçons les pierres numérotées d’un édifice. Avec la méthode intuitive, les élèves recevaient des ordres aux compléments de plus en plus complexes qui les introduisaient à la compréhension des énoncés verbaux. Ce langage d’action comprenait des imitations, des séquences mimiques ou saynètes, sans grammaire ni syntaxe, sans aucune mesure avec la langue des signes. Les actions ne devenaient jamais des signes réduits rappelant les choses, et ne s’organisaient jamais en tableaux syntaxiques formant phrases et histoires abstraites ou récits rapportés. Valade-Gabel opposait donc à Itard une appropriation de la langue française non artificielle, mais vécue dans une relation sociale d’enfant à enfants. Avec la pédagogie intuitive naquirent de nouveaux espoirs.

Valade-Gabel tentait à sa manière de réduire le nombre des faux muets, comme l’on avait nié l’existence des surdités totales. Selon lui, la parole s’indiquait pour les devenus muets après 3 ans (17 % des effectifs), pour les demi-sourds n’ayant jamais parlé (12 %) ; de plus, pour les sourd-muets complets (71 %), l’articulation n’était pas inaccessible. À ces estimations, Valade-Gabel ajoutait une "catégorisation" qui réglait définitivement les modalités d’accès à la langue française : "Aux demi-sourds, l’ouïe et la parole, - aux enfants qui ont entendu et parlé jusqu’à un certain âge, la parole et la lecture sur les lèvres, - à ceux qui doués d’une intelligence ordinaire sont sourds et sourds de naissance, la langue écrite, - enfin, aux intelligences inférieures, le langage des signes et les bribes de langue écrite qu’il est possible de leur inculquer". Cette catégorisation réduisait la langue des signes à une population d’enfants suspectés d’idiotisme, ceux qui d’une manière ou d’une autre échouaient dans l’appropriation de la parole ou de l’écriture. Le cartouche armorial des institutions nationales représente une fleur croisée d’une plume, signifiant la "pensée" par l’écriture, symbolisant la méthode intuitive graphique qui perdurera au-delà du congrès de Milan, en 1880, où la langue des signes fut définitivement exclue de toute méthode pédagogique pour appliquer en Europe la méthode orale pure. Valade-Gabel devint après 1850 inspecteur des établissements non subventionnés par l’état, une soixantaine d’écoles, dont la moitié sans ateliers. Ce qui impliquait l’usage de la parole comme chance ultime d’une insertion artisanale ultérieure. Il étendit sa méthode qui unifia la pédagogie française et permettait tout de même une survie minimaliste des signes. Les oralistes français les plus intransigeants l’appliquèrent. Cette lutte contre le déclassement ciblait une réduction des mutités afin de privilégier l’insertion socioprofessionnelle, la parole facilitant l’instruction post-scolaire, un cinquième des élèves quittant les écoles sans qualification. Demi-ouvriers, d’origine terrienne pour la plupart, ils sombraient dans la misère, la maladie, le crime. La théorie de la dégénérescence établissait la constitution lymphatique de ces enfants sourds, rendus malingres dans les conditions d’internats aux budgets à l’étiage. Pour fortifier une constitution défaillante, des projets naquirent afin de créer des colonies agricoles. Au cours de ses visites d’inspection, Valade-Gabel compléta sa catégorisation d’une seconde échelle mettant en corrélation l’intelligence et la parole : parmi les sourds, 5 % étaient idiots, mais il fallait en supposer bien plus ; 20 % étaient arriérés ; 55 % avaient une intelligence normale ; 20 % avaient une intelligence supérieure, dont les deux tiers ayant parlé au-delà de la cinquième année. Les sourds eux-mêmes reprirent ce projet de colonie agricole, s’inspirant des utopies de l’époque, dont Saint-Simon, Fourier, Victor Considérant, Godin : un professeur sourd de Paris, Théobald, en constitua un programme intitulé "Projet d’une colonie agricole de sourds-muets", en 1870. Itard lui-même, dans un élan généreux testamentaire, y avait songé.

Primariser l’enfant sourd : propédeutique à l’institutionnalisation tardive.


La méthode intuitive était le point de focalisation des administrateurs idéologues de l’établissement, dont le baron de Gérando (1772, 1842). Ce philosophe avait publié en 1800 la "Théorie des signes et de l’art de penser dans leurs rapports mutuels", et en 1827 "De l’éducation des sourds-muets de naissance". De Gérando prônait l’usage des modes d’expression de la pensée figurative (le dessin, l’écriture symbolique, le langage d’action et les signes méthodiques), afin d’investir les modes de la pensée symbolique et alphabétaire (l’écriture, la dactylologie, la lecture labiale et si possible la prononciation artificielle). La pensée figurative servait de ciseau pour graver la médaille du langage en lui conférant un sens. L’écriture, la dactylologie et les images labiales n’étaient que des matériaux de substitution de la parole, métal interdit au sourd-muet de naissance. De Gérando présida le Conseil d’Administration de l’Institution parisienne pendant une quarantaine d’années. Il était le président de la Société pour l’Instruction primaire fondée en 1815, dans laquelle se retrouvaient Ampère, Cuvier, Maine de Biran, Saint-Simon. Ceux-ci s’inspiraient de l’éducation mutuelle de Bell et Lancaster qui permettait d’étendre l’instruction en nommant des moniteurs et répétiteurs parmi les élèves en surnombre des classes populaires.

De Gérando initia une correspondance scientifique, les circulaires de l’Institution royale de Paris, adressées aux institutions des cinq continents, tentant de réunir tout le savoir pédagogique afin de perfectionner et d’unifier les méthodes. À l’époque se posait le problème d’une éducation de masse, les estimations révélant qu’un grand nombre d’enfants sourds restait inéduqué faute de places. Tous les regards se tournaient vers la Suisse où les petites écoles pestalozziennes pratiquaient la méthode orale. Après 1830, une vague de "primarisation" des enfants sourds répondit à leur admission trop tardive dans les institutions vers 10 ou 12 ans. Des instituteurs furent formés par Piroux (1803, 1884), directeur de l’École de Sourds de Nancy, auteur d’une dactylologie expéditive. Il avait été appelé par Désiré Ordinaire (1778, 1847), médecin, professeur d’histoire naturelle, recteur de l’Académie de Strasbourg, qui avait visité la petite école suisse de Naef, pédagogue pestalozzien. La finalité était d’enseigner aux enfants sourds les instruments fondamentaux, la lecture, l’écriture et le calcul, sans la langue des signes, pour préparer leur admission dans les institutions spécialisées. Il ne s’agissait donc pas de nier l’utilité de ces établissements de formation professionnelle, mais d’en optimiser la pédagogie. En Allemagne, le même mouvement s’étendait avec les mêmes finalités, sous forme d’une annexion de classes de sourds aux écoles populaires d’entendants.

Désiré Ordinaire : la parole décrétée, un échec annoncé.


Ordinaire devint directeur de l’Institution de Paris en 1831. Il ne tint pas compte des expériences de Itard, pensant là aussi qu’il n’avait pas atteint l’ultime limite de l’exclusivisme sensoriel et de l’isolement des sourds parlants. Ordinaire ignora tout autant les préceptes pestalozziens du jeune Valade-Gabel, qui ne réservaient la parole qu’à un quota d’élèves. Il reçut l’appui du baron de Gérando qui craignait l’enlisement dans un gestualisme grandissant, les premiers professeurs sourds, Ferdinand Berthier et Alphonse Lenoir, ayant été nommés en 1829. Le corps enseignant de l’Institution parisienne venait de recevoir de jeunes maîtres entendants pour lesquels aucune formation n’existait. De ce fait, en 1830, les anciennes gestualités méthodiques des abbés de l’Épée et Sicard disparaissaient, laissant place à la langue des signes authentique. Cette langue était profondément méconnue des administrateurs qui la situaient encore dans les obscures gesticulations de l’enfance de l’humanité. Restait l’exemple suisse qui dictait en douceur un oralisme patient. Ordinaire oubliait qu’à l’Est une sélection s’opérait à l’admission, les enfants sourds-muets réfractaires à la parole étant systématiquement renvoyés à leur famille sous prétexte d’arriération mentale. Il voulut imposer la parole à l’ensemble des élèves de Paris. Pour éliminer les enseignants sourds, il appliqua le système de rotation, l’enseignant devant enseigner par la parole durant la totalité de la scolarité aux mêmes élèves. La parole à outrance fut ce qu’elle devait être dans une institution nombreuse et non sélective : un échec par l’opposition des professeurs, entendants et sourds, la résistance des élèves, et un désaveu de la part du Ministère de l’Intérieur qui sentit l’exagération d’une interdiction inique, celle de la langue des signes, qui murait les enfants dans un autre silence, celui des mains, plus redoutable que celui des lèvres.

Surtout, Ordinaire ayant fait l’unanimité contre une parole généralisée eut à essuyer les attaques légitimes de Ferdinand Berthier (1803, 1886) qui fonda un Comité de Sourds-Muets en 1834, mué en Société Centrale d’Éducation et d’Assistance pour les Sourds-Muets de France, en 1838. C’était au monde la première société de défense des droits de personnes handicapées dirigée par l’un d’entre eux, sans tutelle d’une obédience externe. En 1836, les enseignants sourds furent réintégrés dans des fonctions non subalternes. En 1838, Ordinaire démissionna. Le testament d’Itard, en 1837, rappelait son projet de classe complémentaire dans laquelle s’enseignerait la littérature française afin de remédier à l’illettrisme d’une élite d’élèves. Ce testament ne reçut jamais une réelle attention. Créer un cours spécial pour une élite silencieuse réanimait les questions d’avancement et de préséance, de népotisme institutionnel, de Gérando favorisant les Morel, son neveu et sa nièce, Édouard et Octavie, enseignants tous deux à Paris. En 1837, Benjamin Dubois, ancien élève devenu sourd à 7 ans, ouvrait l’École des Sourds parlants à Paris, externat privé où la mimique n’était pas interdite. Cette expérience ne coupait pas les sourds de leur société. Elle fut suivie avec beaucoup d’intérêt par l’administration. En 1855, elle fut transférée à l’Institution pour freiner la vague intégrative de Alexandre Blanchet (1819, 1867). Ainsi s’ouvraient de réelles possibilités, de démutisation et d’articulation artificielle pour les sourds profonds et sourds de naissance, de parole pour les sourds précoces qui risqueraient de devenir muets, de conversation pour les sourds plus tardifs qui auraient un bon niveau de communication orale.

Blanchet : un banc de bois contre le luxe d’une pédagogie dispendieuse.


Une seconde vague intégrative vint relayer la primarisation préparatoire aux admissions tardives en écoles spécialisées. Cette vague adoptait des finalités inverses : les enfants sourds devaient être immergés dans un bain de parole afin de maintenir leurs reliquats auditifs, de se socialiser dans la grande société parlante, de développer leur lecture sur les lèvres naturellement. Cette intégration précoce permettrait à l’enfant sourd de penser dans la langue nationale et d’échapper aux mimismes consécutifs aux interférences d’une pensée gestuelle. Alexandre Blanchet avait perfectionné l’éducation auditive : son "anacousie vocale" reposait désormais sur le chant et la musique. Il utilisait les vibrations solidiennes, tactiles et osseuses, dont il étendait la sensibilité chez les enfants sourds. Comme autrefois, on retrouvait l’idée qu’une surdité totale aux voix humaines pouvait n’être qu’une surdité partielle eu égard à certains critères tactiles de vibrations, de rythme, d’intensité. Les sourds "entendaient" par les pieds, ou d’autres parties du corps. Blanchet reprenait les critiques des parents se plaignant de retrouver des enfant plus sourds et plus muets à leur sortie de l’Institution qu’ils ne l’étaient à leur admission. L’établissement était en fait une fabrique de muets par la loi du silence et l’empire des signes. Les enfants y cessaient d’écouter, d’entendre, de s’exprimer, de comprendre. Plus, les résultats professionnels et l’état de quasi-analphabétisme dans lequel on rendait les élèves à la société ne justifiaient pas un budget dispendieux, alors qu’il était possible d’intégrer les sourds pour un coût minimal, un banc de bois ajouté dans quelques "divisions annexées" des écoles primaires parisiennes.

Blanchet se heurta à Prosper Menière (1801, 1862), médecin de l’Institution parisienne, qui avait succédé en 1838 à Itard. Au début de son expérience, Blanchet avait reçu la collaboration des enseignants de l’Institution. Il publia même un superbe dictionnaire de signes. Mais les rapports se dégradèrent car il pensait transformer l’Institution en clinique expérimentale de la surdité, avec traitements curatifs et séminaires en otologie, comme il avait ouvert autrefois une clinique pour les aveugles. Blanchet avait étendu à la surdité le concept d’amaurose, cécité sans lésions apparentes, fréquemment soudaine, quelquefois passagère. Cette réversibilité laissait espérer une récupération des plages en sommeil des reliquats auditifs. En 1849, il ouvrit une Société générale d’Éducation, de Patronage et d’Assistance en faveur des Sourds-Muets et jeunes Aveugles, sous le patronage du Prince Président de la République, avec le soutien de notables et du clergé. Il faisait ainsi concurrence à Berthier, divisant par son prestige l’audience que celui-ci rencontrait chez les sourds.

L’ombre de Blanchet, la lumière de Pereire : l’oralisme des écoles privées.


En 1858, Blanchet reçut l’aval de Delangle, ministre de l’Intérieur. En 1853, l’Académie de Médecine avait consacré dix séances de débats à la demande du ministre de l’Intérieur qui s’inquiétait des conséquences de la méthode Blanchet. Les conclusions lui étaient favorables, d’après le constat des récupérations auditives ou tactiles, des progrès en lecture labiale des enfants les plus sourds, d’une meilleure maîtrise de la parole chez les demi-sourds. Il ne fut discuté d’aucun traitement médical ou procédé pédagogique. On ne répondit même pas à ceux qui demandaient de quelle nature était l’audition tactile. Menière rédigea dès 1853 "De la guérison de la surdité et de l’éducation des sourds-muets" qui rapportait les interventions des médecins ayant pris part aux séances académiques : la commission du Ministère de l’Intérieur se constituait de Piorry, qui avait formé Blanchet à La Pitié, et ne pouvait que défendre son protégé, de Bégin, Baillarger, Guéneau de Mussy, Bouillaud. D’autres notoriétés médicales se distinguèrent au cours des débats : Londe et Guérin qui demandaient ce qu’était "la transmission du son par les nerfs de la sensibilité générale", Ferrus, Malgaigne et Gerdy qui constataient l’obscurité désastreuse de telles séances, Bonnafont et Bérard signalaient que l’Académie ne se relèverait jamais si l’on publiait que les sourds entendaient par la peau. Guérin et Bégin demandaient que l’on applique la catégorisation aux enfants sourds afin de cesser de les enfermer indistinctement dans une institution dont les méthodes ancestrales ne cessaient de "mutiler" ses pensionnaires. Bégin préconisait d’attacher les bras des élèves et de leur bander les yeux pour interdire la mimique et les contraindre à la méthode allemande, celle du progrès et de la parole. Bouvier rappela que l’éducation auditive ne pouvait garantir les "récidives", les plages auditives reconquises sur la surdité étant éphémères. Sa description de la mimique renvoyait à une sorte de rébus hiéroglyphique équivoque et confus. Bousquet résumait la plus totale négation d’une pédagogie adaptée aux sourds : il suffisait de leur rendre l’ouïe, la parole se réveillant naturellement, ce que l’Académie de Médecine était en train de démontrer grâce à la méthode Blanchet, tout sourd réfractaire n’étant qu’un sourd de la pire espèce. Pour Bouvier, 1853 était un nouveau jalon dans l’histoire de la surdité, et Blanchet devait effacer le précédent rapport de 1828 qui consacrait la méthode mixte d’Itard. La réponse de Menière qui était ouvertement attaqué dans ces débats ne laissait aucun doute sur l’égarement de la docte assemblée. Il la prenait dans une lettre de Valade-Gabel adressée à l’Académie de Médecine : "L’Académie ne tardera pas à se convaincre que l’impuissance des otologistes, en général, se mesure aux efforts mêmes qu’ils font pour se poser en instituteurs."

Ce mouvement d’annexion suivait celui de Graser (1766, 1841) de Bayreuth, qui visait la fermeture d’institutions spécialisées trop sélectives. Les unités Graser s’élevaient à une soixantaine à son décès. Les signes et la dactylologie y étaient interdits. En 1866, Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique, soutint également Blanchet, malgré les conclusions désastreuses d’Adolphe Franck (1809, 1893), membre de l’Institut de France, dans son "Rapport de l’Académie des Sciences morales et politiques, à son Excellence M. le Ministre de l’Intérieur, sur divers ouvrages relatifs à l’instruction des sourds-muets" (1861). Franck se prononçait pour la méthode intuitive selon Valade-Gabel. Si Blanchet se classait également dans les méthodes intuitives, Franck constata que le banc de bois était surchargé : le petit sourd y côtoyait le petit amblyope et le petit arriéré, sur un banc situé sous le même toit mais non dans la même classe que les entendants. Le maître non formé restait démuni face à cet élan irréaliste. Pourtant, événement remarquable d’une histoire institutionnelle déjà bien conflictuelle, Blanchet succéda sans opposition au poste qu’occupait Menière, l’ennemi de la veille, dès son décès en 1862.

Pour attirer l’attention sur ces dérives d’une intégration sauvage, Berthier provoqua un concours en 1853 : "Indiquer les moyens les plus propres à mettre l’instituteur primaire, ou toute personne ayant un certain degré d’instruction, en état de commencer l’éducation d’un sourd-muet". Valade-Gabel avait soumis sa méthode orale graphique et avait été jugé au-dessus du concours, ce qui lui valut sa nomination en tant qu’inspecteur des établissements non subventionnés par l’État, c’est-à-dire l’immense majorité des institutions qui étaient des fondations confessionnelles ou privées. À ce concours, l’abbé Carton de Bruxelles emporta le premier prix. Il s’agissait d’un roman mettant en scène une sorte d’Émile sourd.

Un second candidat fut exceptionnellement primé : c’était Pélissier (1814, 1863), un professeur sourd-muet de Paris, auteur en 1844 des "Poésies d’un sourd-muet", œuvre d’inspiration romantique, Pélissier ayant correspondu avec Lamartine, et ayant rencontré Vigny et Victor Hugo. Pélissier était le produit sophistiqué d’une méthode mixte alliant la gestualité à la langue française. Il provenait de l’École gestualiste de Toulouse fondée en 1826 par l’abbé Chazottes. La symbolique de Pélissier s’enrichissait de l’initiation franc-maçonnique de la Loge du Mont-Sinaï, selon le rite écossais, de Paris. On adapta le rituel à ce sourd-muet d’exception. Le 11 avril 1845, il dut répondre par écrit à la question : "Quelle idée vous faîtes-vous de la nature et des effets de l’éloquence parlée ?" La supériorité de l’improvisation manuscrite de ce Profane silencieux dissipa les doutes de la société maçonnique qui l’accueillit, révélant ainsi qu’un sourd saurait peut-être créer une nouvelle colonne à la demeure : ces nouveaux Ouvriers n’en seraient probablement pas les moins parfaits. En 1856, la Loge de la Clémente Amitié lui attribuait la qualité de membre affilié, en remerciement de son dévouement envers ses compagnons sourds-muets.

Au concours de la Société centrale de Berthier, Pélissier présenta un manuel d’exercices, avec le projet d’une iconographie des signes, d’après un ouvrage allemand de Jarisch (1851). Berthier ouvrit alors un second concours relatif à la réalisation d’une iconographie des signes. Joséphine Brouland vit son "Tableau spécimen" consacré en 1855. D’autres ouvrages abordaient la langue des signes, notamment les "Études sur la lexicologie et la grammaire du langage naturel des signes" de Rémi Valade (1854), et l’"Iconographie des signes" de Pélissier (1856) qui ne se pardonnait pas d’avoir manqué le premier prix ravi par Joséphine Brouland. En conclusion, la méthode de Valade-Gabel pouvait donc se généraliser dans les écoles primaires, et se substituer à celle de Blanchet qui laissait croire qu’une formation de quelques semaines suffirait aux instituteurs pour réussir l’instruction de sourds-muets hors des signes. D’un autre côté, les iconographies valorisaient une langue gestuelle reconnue universelle par le choix même d’une représentation par images évocatrices. Elles avaient une autre finalité, dissiper les préjugés qui avaient nourri les dix séances de l’Académie de Médecine en 1853, où certains membres avaient décrit la langue des signes comme un idiome primitif contorsionniste et traité d’illettrés les sourds bilingues, comme Berthier, auteur d’un "Code Napoléon à l’usage des sourds-muets" (1863), de biographies magistrales sur les abbés de l’Épée et Sicard (1852 et 1873), de Bébian (1839), et d’une réfutation, "Sur l’opinion du docteur Itard, relative aux facultés intellectuelles et aux qualités morales des sourds-muets" (1852), présentée aux Académies de Médecine et de Sciences morale et politique. Ces concours prouvaient encore à Blanchet que la Société centrale se posait comme un organe de décision incontournable, les sourds pouvant être intégrés selon d’autres modalités, non plus médicales, mais pédagogiques, dans le respect de leur gestualité.

Prosper Menière, un nouveau regard sur la surdi-mutité.


Les divisions annexées et le traitement médical de Blanchet soulevèrent de nombreuses contestations. Malgré les débats de l’Académie de médecine en 1853 et, en 1861, le rapport de Franck qui dénonçait le danger d’une primarisation sauvage, Blanchet avait toujours bénéficié des prises de positions favorables des instances ministérielles. Une attention particulière doit être portée sur les enjeux qui opposèrent les sommités médicales de ce demi-siècle. Deux grands noms de la médecine s’illustrèrent par leur clairvoyance au sein de la tourmente. Prosper Menière et Bonnafont n’hésitèrent pas à s’opposer à leurs confrères afin de faire éclater une certaine vérité au sujet des surdi-mutités.

Si l’on considère les apports de Prosper Menière dans le domaine de la pédagogie de l’enfant sourd, il apparaît comme le défenseur de la méthode mixte proposée en 1828 par son prédécesseur Itard. Lorsqu’il prend la charge de médecin en chef de l’Institution de Paris en 1838, il ignore en fait tout des questions relatives à la surdi-mutité. Nicolas Deleau (1797, 1862) réclamait ce poste depuis quinze années. Breschet, professeur d’Anatomie et chirurgien de l’Hôtel-Dieu, avait postulé également, mais Menière, médecin hygiéniste, présentait certainement de profondes connaissances sur des problématiques sanitaires cruciales pour l’époque, telles que le traitement du choléra qui décima Paris en 1832, puis fit des ravages en Haute-Garonne et dans l’Aude en 1835. Il reçut les appuis de François Guéneau de Mussy, administrateur de l’Institution et membre de l’Académie de Médecine, de Mateo Orfila, doyen de la faculté de Médecine, qui l’avait proposé pour assister la duchesse de Berry lors de sa captivité à Blaye. En 1837, Menière avait échoué au concours de professeur d’hygiène et à celui du bureau central des Hôpitaux de Paris. La chaire d’hygiène était également briguée par Piorry. Notons encore qu’agrégé de médecine, Menière était le gendre de Becquerel, le président de l’Académie des Sciences. Sa nomination à l’Institution de Paris devait donc instaurer un regard nouveau sur une population si digne d’intérêt, celle d’enfants sourds-muets dont l’administration avait pris conscience de la vulnérabilité eu égard aux philosophies montantes pro-oralistes après l’expérience de parole généralisée de Désiré Ordinaire de 1831 à 1837. Menière, cultivé, mesuré dans ses décisions, réfléchi dans l’application des traitements, prudent dans la publication de ses observations, répondait aussi à la volonté de mettre un terme à plus d’une génération d’expérimentations médicales, Itard ayant eu à tester la multitude des remèdes, onguents, emplâtres, moxas et cautères, sétons, et traitements chirurgicaux, perforations tympaniques, dont les tristes souvenirs restaient encore marqués dans la chair des pensionnaires parisiens.

Bonnafont : une frontière entre l’anacousie et le silence.


Lors des dix séances qui occupèrent l’Académie de Médecine en 1853, Menière fut invité à transmettre son sentiment sur les débats. Piorry y défendait la méthode pédagogique et le traitement anacousique de Blanchet. Il attaquait l’Institution parisienne qui s’était sclérosée en se reposant sur les gloires et succès pédagogiques du passé. Les maîtres étaient incapables de remettre leur méthode mimique en question alors qu’à l’étranger les sourds n’étaient plus muets grâce à la méthode allemande. Menière était lui aussi directement la cible des protagonistes de l’oralisme à outrance. Il n’appliquait pas la détermination médicale de son prédécesseur Itard, ce que lui reprochait également Valade-Gabel, directeur de l’Institution de Bordeaux, promoteur de la pédagogie intuitive pestalozzienne, auteur d’une catégorisation des enfants sourds qui renvoyait les élèves réfractaires à la langue française orale et écrite dans les limbes de l’idiotie. Menière défendait alors ces mêmes enfants invoquant les conséquences des surdités congéniales sur la sphère linguistique, non par quelque débilité, mais par l’isolement sensoriel résultant du déficit communicationnel et de l’abandon social que seul l’amour maternel parvient parfois à briser. Soutenir qu’un enfant sourd précoce bénéficierait moins de l’articulation que du langage des signes, présenté comme sa langue naturelle, stigmatisait alors la condamnation des enfants sourds-muets par le rejet de nouvelles pratiques. Menière restait de marbre, dénonçant pour sa part le charlatanisme de ceux qui exploitaient la crédulité parentale et l’espoir d’une guérison de la surdité par l’utilisation désuète de quelques instruments de musique, et d’un acoumètre tellement révolutionnaire que dix séances ne purent en délivrer le secret. La musique que Blanchet offrait en éducation auditive pouvait-elle suffire à faire entendre les sourds ? Si oui, pourquoi ne s’en était-on pas aperçu plus tôt ? Quant à l’acoumètre, quelle était la fonction de cet instrument miraculeux, sinon de permettre à Blanchet de sélectionner ceux des enfants qui l’entendaient et avaient une chance de n’être pas sourds complets. Le protocole acoumétrique de Blanchet ne substituait aucune classification aux précédentes, notamment celle de J.-P. Bonnafont (1805, 1880). L’acoumétrie de blanchet ne dressait aucune limite entre ceux qui bénéficieraient de l’anacousie et de la pédagogie annexée dans les classes du primaire, et ceux qui y seraient réfractaires. Cette acoumétrie fut à l’origine d’une confusion gravissime, dont l’Académie de Médecine refléta la profondeur par la division de sa commission. Bonnafont utilisait pour sa part la gamme des diapasons qu’il plaçait à distance de l’oreille (transmission aérienne), ou déplaçait sur le crâne (transmission osseuse). Ainsi, à Arras en 1849, il établit les proportions des élèves sourds qui percevaient encore la voix, ses intonations, et présentaient une aptitude à parler : ces élèves percevaient du Do 1ère octave au Sol 3 à 0,05 m de l’oreille, soit 19,5 % des effectifs. 47,2 % percevaient encore le Mi Sol Do médium. 33,3 % n’entendaient rien.

Blanchet : entre commotion et sensation pure.


Dans son "Traité théorique et pratique des maladies de l’oreille et des organes de l’audition" (1873), Bonnafont réactualisa la "discussion" de l’Académie de Médecine de 1853. Ses détracteurs furent Piorry, Guérin, Bouvier. Il se posait alors en défenseur de certains principes conformes à ceux de la plupart des médecins et des professeurs de sourds-muets. Vingt ans après, Bonnafont avouait s’être bercé de l’espoir de restituer l’ouïe aux sourds-muets. D’une probité égale à celle de Menière, ses enquêtes lui dévoilèrent une réalité peu avouable sur Deleau et un sourd-muet "à qui on avait cru rendre la parole". Il retrouva l’un de ces miraculés, Eugène Lecomte, qui n’entendait rien, avait une voix rauque, caverneuse, fort désagréable.

Ce que reprochait Bonnafont à Blanchet, c’était de n’avoir soumis à son traitement spécial que des "élèves entendant encore et ayant surtout bien entendu". L’analyse de ses séries d’élèves révélait que parmi les "prétendus sourds-muets" de Blanchet, aucun n’était sourd de naissance, plusieurs avaient entendu jusqu’à un âge avancé (parfois jusqu’à dix ans), plusieurs parlaient assez bien en entrant à l’Institution de Paris. Les efforts de Blanchet étaient donc restés complètement nuls sur les cas de surdité congéniale. Bonnafont et Bérard dénonçaient la confusion établie par Blanchet et Piorry entre la sensibilité tactile (solidienne) aux vibrations émises par un corps sonore et l’authentique sensibilité auditive du son subséquent. Piorry et Blanchet laissaient comprendre que tout sourd ne l’était plus dès lors qu’il percevait par la sensibilité tactile les vibrations donnant quelques notions du son. Bonnafont rétorquait que la question relevait de la plus grande fantaisie attendu qu’on n’avait même pas éclairé l’assistance sur la propagation sonore dans les tissus. Il ajoutait qu’une oreille pouvait percevoir le diapason à distance mais non le diapason au contact du rocher controlatéral. Quelles étaient donc ces notions du son qui restaient dans le domaine des "commotions" plus que dans celui des sensations auditives ? Après Blanchet, entendrait-on par la peau ? Blanchet pensait bien guérir de nombreux sourds-muets qui n’en étaient certes pas, mais il voulait généraliser ses expérimentations sur le grand nombre. Bonnafont réclamait donc un classement quantitatif, déterminant le degré réel d’audition, et qualitatif, proposant des traitements et pédagogies adaptées à chaque catégorie d’enfants sourds.

La méthode allemande serait-elle mixte ?  Des signes à Berlin.


C’était la substance même de la première lettre adressée par Menière à Bérard, président de l’Académie de Médecine, le 31 mai 1853, lors de la sixième séance. Il y attaquait la "cacophonie" anacousique de Blanchet et précisait la sélection pratiquée par son confrère, celle de sourds qui entendaient et qui avaient parlé ou parlaient encore. Selon Guéneau de Mussy, l’"art de faire du bruit au bénéfice des sourds-muets" ne devait jamais mériter le nom de méthode. Menière concluait sans ambiguïté que la méthode curative de Blanchet n’avait aucune valeur scientifique, et que depuis cinq années d’exercices les résultats obtenus étaient nuls. Il invitait les académiciens à se rendre compte par eux-mêmes de la réalité sur le terrain, à l’Institution, et à relire le rapport Husson de 1828 de la même Académie, dans lequel la méthode mixte d’Itard était reconnue comme la plus utile auprès des sourds congéniaux.

En ce sens, Menière se révélait respectueux des recommandations d’Itard, car il savait qu’elles étaient alors remarquablement adaptées à la population des sourds de l’établissement. Itard avait mis vingt années pour comprendre les dangers d’une parole exclusive et de la séparation des sourds parlants des sourds mimiques. L’articulation exigeait efforts et motivation, même pour les devenus sourds complets ou partiels. Quant à la séparation, elle les coupait définitivement de l’information, de la culture, de la signification du discours. Menière faisait appel dans ses analyses aux avis autorisés des maîtres de l’Institution qui corroboraient les rapports d’Itard, par leurs expériences pédagogiques, l’Académie ayant commis l’erreur de porter un jugement sur des matières qui n’étaient pas de son ressort. Dans son "Exposé de la discussion" tenue à l’Académie de Médecine en 1853, intitulé "De la guérison de la surdi-mutité", Menière publiait une lettre d’Eugène Allibert, l’un des meilleurs élèves sourds rendus parlants par Itard. Allibert confirmait que malgré sa bonne connaissance de la langue française, il ne pouvait comprendre Itard lorsque celui-ci abordait les auteurs, et qu’il devait son initiation littéraire à un professeur sourd parfaitement bilingue, Ferdinand Berthier, qui l’introduisit dans leur pensée au moyen de la langue des signes. Il témoignait qu’en Allemagne, Saegert, maître de Berlin, qui jouera un grand rôle dans la pédagogie oraliste, lui avait assuré qu’en aucun cas les signes étaient bannis de la méthode allemande, mais qu’ils concouraient avec la parole : souvent celle-ci était finalement exclue. Or, à l’Académie, Bouvier mentionnait une lettre de Saegert faisant état de l’exclusion des gestes à l’Est. En revanche, Bouvier ne rappelait rien au sujet de la visite qu’il avait rendue à Allibert, constatant dans sa classe l’efficacité des signes de la méthode française. Allibert produisait une preuve à charge contre Blanchet : il citait Plard, moniteur, l’un de ses anciens élèves qui le secondait auprès d’enfants de première année. Blanchet présenta à Saegert Plard comme l’un de ses meilleurs élèves eu égard à sa méthode. Plard savait parlé à son admission. Il avait suivi les cours d’articulation de Vaïsse, professeur de l’établissement. Mais, soulignait Allibert, sans la mimique, Plard n’aurait jamais progressé dans la connaissance et atteint le monitorat, fonction dévolue aux meilleurs.

Menière et Bonnafont : du leurre, de l’imposture, du modèle idéal ?


Menière et Bonnafont tentèrent d’attirer l’attention sur les déviances caricaturales d’une intégration poursuivie selon une méthode douteuse, taxant l’Institution de fabrique de sourds-muets. Menière reprenait les termes du rapport Husson sur Itard, en 1828. L’audition indirecte était la plus grande source d’information des entendants. Les sourds congéniaux complets ou non, réunis dans les signes, gagnaient en intelligence. L’"énormité physiologique" des "deux espèces d’audition, l’une par l’oreille, l’autre par la peau" avait été "honteusement écrasée". Il restait à définir la conduite à tenir envers les sourds-muets pensionnaires des établissements spécialisés. Menière résumait la situation : il existait deux classes de sourds-muets, "ceux qui n’entendent pas du tout, et ceux qui entendent encore un peu". L’"isolement" était "ce qui peut leur nuire davantage." Il fallait réunir les plus favorisés de ces élèves avec les autres car il en résultait un gain affectif, moral et intellectuel. Fallait-il détruire les structures actuelles pour favoriser la parole, langue dont les sourds congéniaux se servent si mal ? Certains élèves bénéficieraient d’une "instruction au moyen du développement gradué et successif de l’ouïe et de la parole, des exercices d’acoustique et du langage articulé." Mais ceci restait dans des limites bornées. Pour les autres élèves, l’imposture serait de "couronner l’œuvre musicale" de Blanchet, et poursuivre dans la "voie si pleine d’illusions et d’erreur" clamant le "miracle" des sourds-muets ayant cessé de l’être. L’Académie n’avait pas tenu son rôle, de traquer les abus, d’avertir les parents du "leurre" qu’on agitait en produisant les grands sourds d’élite, tels que Benjamin Dubois, devenu sourd à sept ans, ayant maintenu sa parole grâce aux efforts d’une famille entière et de maîtres habiles. Dubois dirigeait l’École des Sourds Parlants de Paris, mais il ne fallait pas faire croire qu’il serait le modèle achevé de tous les sourds-muets de naissance : il ne l’était pas lui-même, d’autre part aucun des traitements appliqués à Dubois ne lui avait restitué l’ouïe, la conservation de la parole étant un miracle de l’art.

Menière préconisait de reprendre les débats avec "modération", invitant les membres à venir constater de visu les "résultats inattendus, merveilleux" accomplis au sein de son établissement, et selon le précepte antique, premièrement ne pas nuire, de s’en remettre à la "nature médicatrice", qui répare d’elle-même les affections de tout ordre, lorsque bien sûr on n’aggrave pas la situation par des spéculations de guérisseur. Il existe donc un "devoir de s’abstenir quand on ne croit pas pouvoir être utile." Ceci même contre la demande pressante du patient. Blanchet avait fait encore une fois grand secret de son traitement. Il n’avait fait que mettre en œuvre des "méthodes thérapeutiques" connues, excepté divers instruments (l’acoumètre et l’orgue). Les dix débats de l’Académie de médecine furent stériles car rien ne concernait l’assemblée, et hors l’éveil de l’opinion publique, la science ni les malades n’y avaient rien gagné. Les seuls résultats positifs relevaient finalement des efforts patients et compréhensifs des maîtres d’articulation de l’Institution, Vaïsse, Valade-Gabel, Volquin, car les traitements de Blanchet y furent associés. Il était impossible d’isoler les effets du traitement de Blanchet, mais le bénéfice des cours d’articulation était indubitable.

Menière rappelait que tous les moyens (parole, lecture labiale, mimique) devaient se secourir mutuellement : "En pareille infirmité, déclarait-il, il faudrait avoir trop de ces ressources pour en avoir assez." Contre toute méthode unique, Menière rappelait le devoir de réserve : l’exclusivisme pédagogique lui semblait un crime auprès des enfants sourds. Il mentionnait les fonctions de l’État et de l’Institution : surveillance, tutelle vigilante, conseil des parents. Il relevait le vœu de Bégin, de voir se constituer un Conseil de Perfectionnement au sein de l’établissement, alors que l’administration venait de le supprimer. Ce conseil superviserait alors la régularisation des méthodes afin d’unifier les signes, les "stéréotyper" dans tous les pays, et constituer un vrai dictionnaire du langage mimique. Juste après ces déclarations, Berthier ouvrira deux concours patronnés par la Société centrale, l’un afin de sélectionner la meilleure méthode permettant de commencer l’instruction des jeunes sourds par toute personne étrangère aux institutions : Valade-Gabel offrit sa méthode orale graphique, déclarée aussitôt hors-concours. Cette méthode indiquait les signes pour les enfants réfractaires au français, jugés idiots, et préconisait le langage d’action, simple mimodrame ou imitation des faits échappant à la syntaxe gestuelle. Elle était parfaitement adaptée aux instituteurs primaires qui ignoraient les signes. L’autre concours portait sur la réalisation d’un dictionnaire mimique, dont Joséphine Brouland (1819, -), maîtresse entendante de Paris de 1853 à 1859, remporta le premier prix en 1855, précédant l’"Iconographie des signes", 1856, de Pierre Pélissier (1814, 1863), professeur sourd de Paris.

Surdités incurables ou prétendues surdités : des rechutes et récidives.


Menière proposait un protocole de révision des guérisons : les huit observations d’Itard restaient insuffisantes. Les cas de guérison qu’il avait consignés échappaient à la vraie surdi-mutité nerveuse. Son éducation physiologique auditive démontrait sur les sourds-muets "une amélioration trop tôt limitée ". Elle seule suffisait, hors de tout autre traitement. Itard s’était convaincu lors de ses cours d’articulation artificielle qu’il ne suffisait pas d’entendre un peu pour entendre assez.

Selon Bouvier, il avait ouvert la voie de l’illusion et n’avait pas réussi à la refermer, Deleau l’avait agrandie, et Blanchet l’avait "largement" empruntée à son tour. Bouvier soutenait Deleau lors des débats de 1853. Il tempérait les critiques. Si l’élève de Deleau, Lecomte, parlait d’une voix caverneuse, l’explication se trouvait dans la "doctrine des rechutes", ou des récidives selon Itard : c’est qu’on l’avait interrogé longtemps après son traitement et que les gains s’évanouissaient rapidement hors de l’anacousie.

En 1825, Geoffroy Saint-Hilaire, rapporteur, avait proposé à l’Académie des Sciences de soutenir l’œuvre de Deleau afin d’achever l’instruction pendant quatre ans d’"enfants sourds-muets récemment guéris" et élevés à ses frais. Deleau avait publié alors "L’ouïe et la parole rendues à Honoré Trezel, sourd-muet de naissance, avec un rapport de l’Académie des sciences" (1825). En 1827, 24000 frs furent versés pour éduquer Dussaux, Chabot, Trezel (Trézel, suivant les auteurs) et Martin, ayant "recouvré l’ouïe plus ou moins complètement". Chose curieuse, le rapport final ne fut jamais rédigé : le rapporteur n’était autre que Frédéric Cuvier, membre de la Commission Consultative de l’Institution de Paris. Deleau publia donc son "Tableau des guérisons de surdité opérées par le cathétérisme de la trompe d’Eustache" (1827). Ses élèves conversaient avec leur patron, deux étaient décédés, Dussaux, doreur sur porcelaine, Chabot, opticien. Martin, tourneur, présentait une "rechute partielle" de son audition. Trezel assistait Deleau. Né complètement sourd, il fut observé par Magendie puis par Bouvier qui trouvèrent qu’il n’utilisait pas son ouïe "comme un entendant", qu’elle était non abolie, "moins parfaite" (que quoi ? annotait Menière), que "sa prononciation laissait à désirer", mais qu’il se faisait "très bien comprendre". Menière soulignait qu’il s’agissait du modèle sur lequel on voulait aligner l’Institution, alors que Trezel bénéficiait de quinze années de soins chez Deleau, l’enfant ayant dix ans lors de la première présentation de 1825. Joseph Émile Deleau commettait la même erreur dans sa thèse, "Du traitement des sourds-muets", soutenue en août 1853 à la Faculté de Médecine. Menière insistait sur la suppléance de l’oreille par l’œil : "… les sourds-muets parlants n’entendent pas, mais voient parler."

Pourtant pour Bouvier, toutes ces tentatives valaient mille fois mieux que l’absence totale d’interrogation de la surdi-mutité, déclarée d’office incurable, pour les pensionnaires de l’Institution de Paris. Blanchet, suivant les indications, utilisait "le cathétérisme, la dilatation de la trompe d’Eustache, l’introduction de différentes vapeurs dans la caisse du tympan, les injections d’air, …, l’insufflation, à l’état gazeux et à doses très fractionnées, d’alcalis végétaux tels que la strychnine, l’électricité, sans parler des moyens généraux à opposer aux diathèses, des opérations propres à extraire les corps étrangers, tels que les polypes, de la résection des amygdales hypertrophiées, etc. ; car tous ces cas se rencontrent dans la surdité qui produit le mutisme, de même que dans celle qui survient à un âge plus avancé". Menière répondit alors que "jamais les causes énumérées par M. Bouvier … ne produisent la surdi-mutité ; non, le traitement et la guérison de ces petites maladies du conduit externe et de l’oreille moyenne ne détruisent la surdi-mutité. Il y a là une confusion déplorable qu’il importe de détruire…"

De l’héritage culturel à l’hérédité : de la noblesse des signes à l’eugénisme.


Menière remarquait que dans ce débat sur les méthodes allemande et française, sur la parole et le langage des signes, aucun pédagogue n’avait participé. Il citait parmi ceux qu’il jugeait aptes à transmettre leur expérience les grands noms de la pédagogie des sourds-muets : Édouard Morel, Vaïsse, Berthier (sourd-muet), Valade-Gabel, Puybonnieux. Il fallait en effet exploiter les deux méthodes ponctuellement, au cas par cas, démutisation et articulation, parole si possible, et conversation, mais aussi les "signes naturels, la mimique rationnelle", la dactylologie figurative ou tactile, par "attouchements méthodiques de la main", la lecture labiale, l’écriture. Pour Menière, deux modes d’instruction ne suffiraient pas. Il fallait exploiter tous les "moyens artificiels". Les défenseurs de la mimique n’étaient ni des criminels, ni des mutilateurs de l’enfance silencieuse. À Zurich, la méthode orale était un succès au prix du renvoi massif des "gosiers absolument réfractaires", car si tous pouvaient la recevoir, tous n’en profiteraient pas. Une seule méthode, c’était "manquer à son devoir" et accorder la préférence à la sélection des parlants.

Finalement, Menière proposait de classer les sourds-muets selon leur degré de surdité et la cause de celle-ci : ceux qui entendent, devenus muets ou parlant encore, récupéreront leurs reliquats auditifs assoupis et perfectionneront leur parole ou leur articulation grâce à la méthode allemande ; mais le langage mimique leur fournira plus d’idées que la parole. Ceux qui n’ont jamais entendu parler, les sourds congéniaux, ne seront pas soumis à l’oralisme exclusif, toute méthode unique étant dangereuse ; ils apprendront par la mimique, l’écriture, la lecture labiale, l’articulation selon leurs aptitudes. Quant aux surdi-mutités incomplètes, celles qui guérissent par quelque traitement approprié, elles réintégreront leur famille après les soins.

Nous retrouvons les mêmes préoccupations chez Bonnafont, médecin principal à l’École d’Application d’État-Major. Son intervention du 26 avril 1853 à l’Académie de Médecine se retrouve plus développée dans son "Traité…" de 1873. L’usage exclusif de l’un des deux systèmes, l’instruction par la parole ou par le langage des signes, est "également vicieux". L’Institution parisienne devait donc poursuivre dans sa tradition car elle offrait l’ensemble des procédés perfectionnés selon la méthode mixte. Il s’agissait simplement de "faire un classement des sourds-muets" afin d’adapter les moyens aux degrés de surdité. On distinguerait au diapason appliqué sur le crâne ou sur le haut du sternum trois catégories : ceux qui n’entendent rien ; ceux qui perçoivent le diapason au contact, non à distance ; ceux qui le perçoivent au contact et à distance de l’oreille. Les premiers ne subiraient aucun traitement chirurgical et seraient livrés directement à l’instruction mimique. Les seconds recevraient une éducation auditive au contact de tout instrument, le piano par exemple. Le traitement chirurgical rechercherait pendant quatre à six mois à dilater la trompe d’Eustache par cathétérismes, insufflations excitantes ou balsamiques, électricité conduite par une aiguille jusqu’à l’oreille moyenne, sans se leurrer sur les effets positifs qui seraient rares. Passé cette période, l’enfant serait renvoyé à la mimique, tout en poursuivant les exercices acoustiques. La dernière catégorie comprendrait des élèves en très petit nombre, qu’il faudrait soumettre aux "bénéfices du langage oral". Le traitement chirurgical aurait parmi eux le "plus de chance de succès".

Ce qu’apportait en plus le "Traité…" de 1873 de Bonnafont n’était pas négligeable. On y trouve en effet des considérations sur l’hérédité, le mariage des sourds-muets que Bonnafont soutenait contre ceux qui voulaient l’interdire en pleine vague de la théorie de la dégénérescence et d’eugénisme naissant. Il critiquait donc les assertions de la directrice de Langres, Mademoiselle Pothier, qui voyait dans cette union "le plus grand malheur qui puisse leur arriver sur terre…" Il fallait d’ailleurs réduire les estimations sur la transmission héréditaire de la surdité : aux exemples de Kramer qui semblaient prouver une telle transmission, Bonnafont reprenait l’interprétation de Menière sur la consanguinité et l’hygiène défaillante des populations suisses à forte densité de surdité. S’il fallait interdire en ce domaine, il s’agissait de légiférer contre les unions consanguines. Hors de cette circonstance mise en accusation, les sourds ne présentaient pas un taux excessivement anormal d’enfants sourds dans leur descendance. Cependant Bonnafont n’était pas exempt des suspicions qui marquèrent certaines surdités de naissance, qu’il rassemblait sous l’appellation de "surdités innées" : elles présentaient selon lui une débilité encéphalique, et donc un affaiblissement des facultés intellectuelles. Il les opposait aux surdités accidentelles, postnatales, plus accessibles à tous les moyens d’instruction. Nous retrouvons ainsi la même suspicion qu’exprimait Du Bellay, "demy sourd», dans son "Hymne de la Surdité" dédié à son ami surdaut, Ronsard. Ainsi, Menière ne portait-il pas un jugement aussi catégorique. Il préférait l’interprétation de la coupure cruelle du commerce avec les hommes, de l’isolement et de la solitude aux conséquences néfastes décrites par Itard. Il avait fallu à Itard bien des années d’expérimentations déçues pour accepter les bienfaits d’une mimique encore méconnue à son époque. Cette mimique gagnait ses lettres de noblesse après les prises de positions positives de Menière dans cette regrettable discussion. L’Académie de Médecine véhicula la somme des préjugés sur une langue gestuelle qu’aucun de ses membres n’avait réellement pris le soin d’étudier profondément.

Le biculturalisme américain : Gallaudet, Clerc, et Alice.


L’expérience Blanchet s’acheva par une mutation : à son décès douze divisions annexées fonctionnaient à Paris. Les petites écoles oralistes sortirent fortifiées de cette concurrence : la parole ne se satisfaisait pas d’un simple moniteur, ni même d’un instituteur dévoué. Certaines se réclamèrent de Blanchet, assurant qu’on n’avait pas offert toutes ses chances à son projet. Ces écoles mirent en commun leurs expériences, s’appuyant sur les progrès de la phonétique allemande et de la linguistique française. En 1875, l’Institut Pereire fut fondé par les descendants de Jacob Rodrigues Pereire, afin d’étendre sa méthode orale par l’instauration d’un certificat, les impétrants s’engageant à ne suivre que cette méthode. L’Angleterre avait une association pour diffuser la méthode orale. La parole avait connu une ultime tentative de généralisation à l’Institution de Paris sous l’impulsion de Vaïsse, directeur de l’établissement. En 1872, il dut démissionner à la suite d’une révolte des élèves. Vaïsse poursuivit sa carrière en formant les enseignants des écoles oralistes. La méthode orale gagna du terrain sous l’influence des grands noms de l’oralisme français, dont Vaïsse, Magnat, Houdin, sa femme et sa fille, Hugentobler, Kilian, qui, s’ils n’excluaient pas totalement la gestualité des premiers cours, lui substituaient une parole en finalité ultime. Surtout, l’opinion s’était mobilisée contre la double ségrégation que constituaient les institutions spécialisées et les associations silencieuses à l’instar de la Société centrale de Berthier qui avait instauré au cours des générations un authentique culte voué à l’abbé de l’Épée, dénommé ici le "Père spirituel des Sourds-Muets", là, leur saint Vincent de Paul.

Si l’on considère le labyrinthe dans lequel Berthier dut vaincre bien des minotaures, l’exemple américain prouvait que l’on n’avait pas suffisamment reconnu en Europe les capacités des sourds à prendre en main leur destinée. Un médecin ophtalmologue, Mason Cogswell (1761, 1830), qui abaissait les cataractes, eut une fille, Alice (1807, 1830), devenue sourde par méningite vers trois ans. Il dépêcha en Angleterre un pasteur qui était son précepteur, Thomas Hopkins Gallaudet (1787, 1851). Sa mission était de rapporter une méthode d’enseignement pour les sourds américains. En 1815, Gallaudet rencontra Sicard et trois de ses meilleurs élèves, Massieu, Godard et Clerc, qui avaient fui le retour de Napoléon lors des Cent Jours. Au cours de séances, Massieu et Sicard répondaient par écrit aux questions subtiles du public sur l’entendement, l’imagination, le langage naturel, leur souffrance relative à la perte d’un sens. Posait-on la question de savoir ce qu’était leur sentiment envers leurs bienfaiteurs ? Massieu répondait poétiquement que la reconnaissance était la mémoire du cœur. Clerc et Massieu rivalisaient en finesse et intelligence. Leurs réponses renvoyaient au premier langage des hommes, selon Rousseau, pour lequel le sentiment précéda la raison. Les premières langues furent celles de poètes et non de géomètres. Ce que confirmaient l’iconicité des signes et l’extension de termes concrets aux abstractions par le biais de telles analogies. Gallaudet demanda à visiter Paris où Sicard le reçut en 1816, Massieu et Clerc le formant à la méthode gestuelle française. Gallaudet réussit à décider Clerc de le suivre en Amérique. En 1817, après un cycle de conférences destinées à réunir les fonds philanthropiques, la première école d’importance du nouveau monde fut créée dans un hôtel d’Hartford, Connecticut. En 1818, Clerc lut un discours aux deux Chambres et fut reçu par le président James Monroe. En 1821, l’American Asylum for the Instruction and Education of Deaf and Dumb fut construit, avec un programme pédagogique gestualiste mixte, respectant les aptitudes de chaque élève. En 1864, lors de la Guerre de Sécession, le gouvernement ouvrait le National College for the Deaf, à Washington, où une élite silencieuse pouvait suivre des cursus selon la méthode gestuelle mixte et obtenir les diplômes équivalents à ceux dispensés aux entendants. Laurent Clerc prit sa retraite à 73 ans en 1858. Invité lors de l’inauguration du National College, il reçut une distinction honorifique pour son implication dans l’essor de la pédagogie silencieuse américaine. Clerc avait transmis la langue des signes française que les Américains adaptèrent à leur culture, abandonnant en 1830 également les gestes méthodiques artificiels. Édouard Miner Gallaudet, l’un des fils entendant de Thomas Hopkins, fut nommé président de cette université silencieuse qui deviendra le Gallaudet College. Une société silencieuse se constitua prenant la défense de ses intérêts, publiant ses journaux, commémorant son histoire par des manifestations culturelles et sportives, alors que l’Europe ne voyait dans l’expression de cette différence qu’une marginalisation dangereuse, la poursuite de revendications communautaristes passéistes et gestualistes nuisibles.

Le Congrès de Milan, 1880 : L’école internationale de la méthode orale pure.


En Europe, la pédagogie oraliste se renforça. L’alliance des petites institutions privées se concrétisa par une union lors des Congrès de Paris et de Lyon en 1878 et 1879. Dans les recommandations, la langue des signes restait toujours un moyen auxiliaire d’accès à la langue française, au grand désespoir des fervents oralistes qui désiraient vivement son éradication. En Italie, la majorité des écoles avaient été contraintes à l’abandon de la gestualité. Ces écoles étaient confessionnelles et se trouvaient alors en compétition avec les écoles protestantes oralistes. Les élèves risquaient de rejoindre la parole qui représentait le progrès. La formation de l’unité italienne imposait l’unification linguistique. Les abbés Tarra de Milan, Pendola de Sienne, et Balestra de Côme, dirigeaient désormais la pédagogie par l’entremise de l’"Educazione del sordomuto". Balestra proposa de supprimer les subventions aux écoles réfractaires à cette nouvelle voie d’accès à la spiritualité : la parole rend égal à Dieu. En septembre 1880 eut lieu à Milan un congrès ayant sélectionné toutes les instances oralistes européennes. Sur plus de 256 congressistes, dont 157 Italiens et 67 Français, 8 Allemands, 12 Anglais, 6 Américains, 1 Belge, 1 Canadien, 1 Norvégien, 1 Russe, 1 Suédois, seulement trois sourds gestualistes étaient présents. Les débats s’enlisèrent rapidement, car les définitions des signes variaient selon les pays. Aucune entente n’était possible dans cette tour de Babel. Les Français étaient représentés par Eugène Pereire, Franck, Claveau et Denis, pour le Ministère de l’Intérieur, Houdin, lieutenant de Blanchet, pour le Ministère de l’Instruction publique, le docteur Peyron, directeur de l’Institution de Paris du 6 août 1880 à 1885, nouvellement nommé afin de remplacer son prédécesseur trop favorable aux signes. On trouvait comme organisateur Vaïsse, ancien directeur qui avait provoqué une révolte d’élèves (1872) en réinstaurant la parole généralisée à Paris, Émile Grosselin, directeur d’une école d’enseignement simultané d’enfants sourds et entendants, créateur d’une phonomimie secourant la lecture labiale, et de nombreux enseignants ou administrateurs d’écoles confessionnelles (43 religieux sur 67 français) : pour les18 Frères de Saint-Gabriel, le voyage avait été offert par Eugène Pereire. Deux sourds français assistèrent au Congrès. Théobald, professeur à Paris et Forestier, directeur de l’école de Lyon. Les Américains, trop gestualistes, avaient été avertis peu avant le Congrès. Parmi eux se trouvait Denison, le Principal sourd de la Kendall School, placée sous la tutelle d’Édouard Miner Gallaudet, du National College de Washington.

Les Allemands étaient peu représentés pour ne pas provoquer les réticences des Français en réveillant l’orgueil national, après la défaite de 1870. La méthode gestuelle française s’opposait traditionnellement dans tous les débats à la méthode allemande, et même néo-allemande, celle que les Italiens voulaient voir adopter par la France. Longtemps se répéta cette sentence que l’oralisme avait été une leçon allemande dictée par des lèvres italiennes. Sur 164 votants, on dénombrait 87 Italiens, 56 Français, 8 Anglais, 5 Américains, 8 membres de diverses nations. Sur ces votants, 46 italiens représentaient 2 écoles milanaises et 3 français venaient de l’Institut Pereire, soit 49 suffrages pour 200 élèves sourds et 3 écoles oralistes. Les 5 Américains représentaient 51 écoles gestualistes et 6000 élèves. On ne s’étonnera pas des recommandations du Congrès de Milan qui imposaient l’application de la méthode orale pure à l’exclusion de toute autre, et proscrivaient implicitement signes, langage d’action, mimique et dactylologie. Les livres d’images, jugés trop visuels, diviseraient l’attention et entraveraient la lecture qui devait suivre la parole. La parole devait être prioritaire. La lecture labiale privilégierait encore la vision au détriment de l’audition. L’écriture était donc enseignée tardivement, toujours dans cette perspective d’une concurrence sensorielle.

À la suite du Congrès de Milan, la langue des signes fut interdite en France jusqu’en 1978. Les répercussions pour les sourds français et européens furent dramatiques. Les enseignants sourds furent mis en cessation d’activité en 1887. Les associations silencieuses provoquèrent des Congrès de Sourds, dont celui de Paris en 1889, celui de Chicago, en 1893, et ceux de Paris en 1900 et 1912. Chambellan, Théobald et Forestier, trois figures emblématiques silencieuses, rédigèrent des mémoires réclamant un retour de la langue des signes et des enseignants sourds dans les institutions. Mais au cours des congrès, leurs vœux ne reçurent aucune attention des Ministères de l’Intérieur et de l’Instruction publique. Les sourds réclamaient leur transfert à l’Instruction publique et le retour à la méthode gestuelle selon les modalités de la méthode combinée américaine, alliant signes et parole selon les aptitudes des élèves, méthode qui conduisait une élite restreinte aux diplômes des collèges et universités d’entendants. En 1900, le Congrès de Paris refusa un débat mixte, les sourds et les entendants étant dans deux salles totalement séparées. On signifia aux sourds que des malades n’avaient aucun droit de décision sur les traitements qu’on leur infligeait et que les sourds présents étant issus d’une instruction gestualiste ignoraient tout des bienfaits de l’oralisme. En 1912, les artistes silencieux exposèrent leurs œuvres à l’Institution de Paris. Un Musée universel des Sourds-Muets avait été ouvert dans l’établissement depuis 1875. Mais à la Sorbonne, le Congrès de Paris s’acheva dans la confusion entretenue par quelques enseignants de l’Institution qui sentaient dans les propos des sourds une remise en question inacceptable de leur pédagogie.

Les exigences de la méthode orale : laryngologie, ophtalmologie, orthophonie.


Dans le domaine médical, l’Institution de Paris dut créer de nouvelles vacations. Jules-François-René Ladreit de Lacharrière avait ouvert en 1867 des "consultations gratuites pour les maladies de l’oreille" dans la "Clinique Otologique" annexée à l’établissement où il soigna des dizaines de milliers d’indigents : on en dénombrait 7000 pour l’unique année 1880-81. Le directeur, Peyron, médecinlui-même, réclama en 1885 une annexion officielle de cette instance afin de pouvoir la subventionnée. Ladreit de Lacharrière n’y exerçait pas la chirurgie mais formait de jeunes médecins à la pratique de l’otologie. À l’otologie s’ajoutèrent d’autres spécialités : avec la méthode orale, il fallait multiplier par deux les postes d’enseignants et de répétiteurs, remodeler l’espace par un découpage en classes de petits effectifs, et ouvrir une "Clinique Laryngologique", la mue pouvant provoquer des troubles de la voix. La Commission consultative s’éleva contre les dépenses qu’entraîneraient les nouvelles vacations. Finalement, ce service fonctionna sans frais supplémentaires et s’installa en 1890 après les travaux d’aménagement. Il fallut ne pas froisser les susceptibilités, l’ancien service étant compétent dans les deux spécialités de l’oreille et du larynx. Dès 1886, la Commission consultative signalait la nécessité d’une consultation en ophtalmologie, la lecture sur les lèvres dépendant de l’acuité visuelle, les élèves devaient porter au besoin des lunettes correctrices. Il s’agissait alors de créer une "Clinique Oculistique", selon la terminologie de l’époque. Charles Féré publiait dans la Revue des Revues du 1er septembre 1895 un article de cinq pages : "L’éducation de la vue chez les sourds-muets". Sa "Note sur les troubles de la motilité des organes de la voix et de l’articulation chez les sourds-muets", dans la Revue neurologique, témoignait avec les autres études sur le larynx et les troubles visuels du désarroi qui succéda après l’enthousiasme aveugle de l’oralisme. Après 1887, on considérait que les élèves de l’ancienne mimique avaient quitté l’établissement. Plusieurs années après, les résultats en parole n’étaient toujours pas au niveau des espérances et tout retour en arrière restait impossible. Le cadre institutionnel ne pouvant plus accuser la mimique de tous les maux, les échecs des élèves étaient interprétés en termes de défectuosité organique, sensorielle ou mentale.

Rappelons que dans l’état de vétusté et le manque de locaux, ces services ne pouvaient coexister que par le volontarisme de ces médecins. L’orthophonie restait à naître. Ce terme apparaissait dans les ouvrages de Émile, Victor et Marc Colombat, de 1840 à 1880. Émile Colombat dispensait un "Cours d’orthophonie annexé à l’Institution nationale de Paris pour le redressement du bégaiement et des vices de la parole", publié en 1875. Après Milan, aucun manuel pédagogique de démutisation n’existait en France. Tous les traités étaient en allemand, en anglais et en italien. Un professeur de Paris, Ludovic Goguillot, constitua un livre de référence pour les futurs logopèdes français, "Comment faire parler les sourd-muets", en 1889. Le cours d’Émile Colombat ne répondait plus aux besoins de la nouvelle pédagogie. Les enseignants assuraient eux-mêmes les prestations du docteur Colombat qui avait obtenu du Parlement une augmentation de ses honoraires sans mesure avec les services rendus. Il fut remercié en 1888. Le docteur André Castex achevait ses "Maladies de la voix" (1902). Son "Cours d’orthophonie, correction des troubles de la voix et de la parole", fondé en 1903, fut édité en 1927. En 1920 il avait rédigé un "Traité d’orthophonie" en collaboration avec le docteur Robert Jouët, et les professeurs de l’Institution de Paris. La Grande Guerre avait fait payer un lourd tribut à l’Institution de Paris dans son personnel. La proximité du Val-de-Grâce permit aux enseignants de prendre part aux rééducations des grands traumatismes de la face et des sourds de guerre.

Après le congrès de Milan, la laïcisation de l’instruction renversa la vapeur des écoles confessionnelles qui ne demandaient plus leur transfert à l’Instruction publique, craignant le renvoi de leur personnel enseignant. En revanche, les écoles oralistes privées avaient tout intérêt à réclamer ce transfert pour bénéficier des subventions d’état. Dans les institutions nationales, le personnel religieux de Chambéry fut évincé. À Paris en 1889, les infirmières qui provenaient de communautés religieuses cédèrent leurs places aux nouvelles infirmières laïques diplômées. Celles-ci ne préparaient plus les potions et médecines qui furent commandées à grand prix aux laboratoires privés. Charles Leroux succéda à Ladreit de Lacharrière qui dut quitter ses fonctions bien malgré lui, une nouvelle loi fixant l’âge maximal de la cessation d’activité en 1899. On trouve de Leroux un article de vulgarisation dans la revue "Je sais Tout" du 15 février 1913, intitulé "Dans l’éternel silence. Les sourds-muets".

La voix des sirènes : les excès de l’auditisme.


En 1900 eut lieu à Paris le XIIIe Congrès international de Médecine dont André Castex, de l’Institution de Paris, était secrétaire de la section otologique. Il y eut des présentations d’élèves par Marichelle, professeur qui fondera le Laboratoire de la Parole de cet établissement en 1912, et Dufo de Germane, l’un de ses collègues. Ils signalaient que les demi-sourds pouvaient pratiquer l’"autoaudition", que d’autres élèves pouvaient être ramenés à cette catégorie par des exercices acoustiques, le phonographe étant un répétiteur susceptible de rendre quelque service seulement. L’audiométrie n’était cependant pas suffisamment perfectionnée pour déterminer le nombre d’élèves aptes à bénéficier de tels exercices.

On critiqua le Microphonographe que Gellé, il était essentiellement en ville et n’avait qu’une consultation à la Salpétrière, chez Charcot avait prôné, supposant en 1897 que l’instrument remplacerait tout autre procédé. Il avait pensé que l’appareil de Dussaud, docteur ès sciences, député et professeur de physique à l’École de mécanique de Genève, réveillerait la "tendance motrice" à répéter la parole. Marichelle présenta aux médecins les nuances qui existaient entre l’"audition physique", sensorielle, et l’"audition psychique", celle qui corrigeait les perceptions par les suppléances contextuelles et sémantiques. Les enfants de la seconde catégorie, qui nécessitaient une éducation plurimodale et polysensorielle, reconnaissaient les mots courants non par l’audition simple, mais après un entraînement associant le toucher, la lecture sur les lèvres, l’écriture.

Ce Congrès de Médecine reflétait les récentes approches de Viktor Urbantschitsch (1847, 1921), médecin de Vienne qui réactualisa l’éducation auditive chez les sourds tardifs et les durs d’oreille. En 1888 et 1889, il avait tenté l'"amélioration physique" de l'ouïe d'un enfant sourd-muet. Urbantschitsch pensait qu'un "entraînement auditif méthodique" vaincrait la "léthargie consécutive à l'inactivité" de l'organe auditif. Comme chez Itard, le réveil des "capacités auditives" de l'enfant sourd devait permettre de nettes améliorations de la compréhension et de l'apprentissage de la parole. Il ouvrit dès 1892 des cours d'"ortho-phonétique" et d'"ortho-acoustique" à l'Institution des sourds-muets de Vienne-Döbling, en Basses-Autriche. Pour les enfants bénéficiant d'une audition résiduelle suffisante, les exercices se déroulaient à voix nue, avec l'utilisation des voyelles, des consonnes et de phrases. Pour les autres élèves, Urbantschitsch faisait usage d'un harmonica et d'un harmonium, reliés à une capsule manométrique. Il estimait que les sourds complets ne représentaient que 2 à 3 % des effectifs. Les autres enfants apprenaient à distinguer de nombreuses sources qu'ils ignoraient auparavant. Ils acquéraient de meilleures intonations et modulations de leur voix. Parfois même ils se familiarisaient aux dialectes autrichiens. Urbantschitsch écrivit deux livres : en 1895, "De l'Entraînement auditif dans la surdi-mutité tardive", et en 1899, "De l'Entraînement auditif méthodique et de sa signification pour les Durs d'Oreille". Ses travaux suscitèrent un espoir immense dans les milieux autorisés.

À Munich, cependant, Friedrich Bezold (1842, 1908) réinterpréta les recherches de son collègue autrichien. S'étant livré aux mêmes expériences, il ne retrouvait nulle part de tels résultats. Sans nul doute, les données de départ étaient fausses. Il fallait encore une fois supposer que les améliorations étaient bien plus des conséquences d'un autre entraînement, non plus physique, mais bien psychique. La voix nue avait donné un sens aux impressions auditives. De 1893 à 1898, il poursuivit ses expériences sur l'éducation auditive d'enfants sourds de l'Institution munichoise. Il détermina les limites minimales de l'audition de la parole et estima que 15 % des enfants sourds répondaient à ces critères.

À Wiesbaden en 1896, Bezold publia ses observations dans un ouvrage intitulé "Des aptitudes auditives des Sourds-Muets". Les "classes auditives" dispensèrent une éducation acoustique. À la suite du Congrès des maîtres de Sourds-Muets de Hambourg, en 1900, de nombreux établissements en proposaient. Les "classes auditives" se multiplièrent en Allemagne, ainsi que des "Écoles pour enfants durs d'oreille". Ces Écoles auditives mettaient en œuvre des cours complémentaires de parole.

Les premiers audiomètres dépistèrent approximativement 20 % d'enfants ayant des reliquats auditifs. Mais les expériences médicales sur l'audition des sourds-muets se poursuivirent, laissant toujours espérer des gains nouveaux, en fonctions d'inventions nouvelles. En 1897, ce fut le cas du phonographe Edison, adapté par Laborde et Gariel, puis Dussaud, en microphonographe. Au printemps 1898, les essais se révélèrent sans effets sur l'audition des élèves de l'Institution de Paris.

En 1904, Marage prit le relais avec sa "sirène à voyelles". Chaque résonateur de la sirène portait l’image labiale de la voyelle correspondante. Marichelle eut beaucoup à faire pour répondre à cette controverse dans laquelle chacun renvoyait son détracteur à l'expérience médicale ou à l'évidence pédagogique.

D'autres noms marquèrent l'histoire de l'"auditisme", cet art d'utiliser les reliquats auditifs, dont l'"électrophonoïde" des résonateurs d’Adolphe Zünd-Burget (1914), avec 93 % de succès en rééducation auditive, et le "diathermo-kinésiphone" de Albert Maurice (1924), bien supérieur, puisqu'il atteignait un taux de succès de 95 %.

En 1900, à Paris, la section d'Otologie restait donc attentive à la présentation d'un élève démutisé par Marichelle. À l’évidence, il fallait tenir compte de l'audition qualitative. L'amplification des sources sonores ne résoudrait pas seule le problème de la surdi-mutité.

Les ravages de l’hérédité : théorie de la dégénérescence et eugénisme.


En 1900, Ladreit de Lacharrière fut président du Congrès de Paris pour l'Étude des Questions d'Assistance et d'Éducation des Sourds-Muets. Malgré l’insistance de Gallaudet, aucune médiation ne fut possible entre la section des entendants et celle des silencieux.

Peu d’études avaient abordé les surdités héréditaires. Menière avait lu à l’Académie de médecine en 1856 un mémoire de huit pages intitulé "Du mariage entre parents, considérés comme cause de la surdi-mutité congénitale". On se souvient des reproches essuyés sous la Révolution française par Valentin Haüy (1745, 1822), l’instituteur des Aveugles-nés : il ne s’était pas élevé contre le mariage de ses élèves aveugles et pouvait répondre que leurs enfants étaient "clairvoyants" et guideraient leurs parents dans la société. Ailleurs, un siècle plus tard, le rêve américain avait pris pour les sourds l’allure d’un cauchemar sous les effets du darwinisme social et la volonté de réduire les déviances et "tares" dans une nouvelle confusion catégorielle amalgamant chômeurs, mendiants, criminels, valétudinaires, infirmes et déficients mentaux ou sensoriels. Ces tendances culminèrent en Europe avec la théorie de la dégénérescence, et aux États-Unis, avec de nouvelles conceptions eugénistes : notamment, Alexander Graham Bell (1847, 1922), précepteur d’enfants sourds, dont la mère et la femme étaient devenues sourdes, inventait en 1876 une oreille artificielle : le téléphone était né poussant il est vrai dans les oubliettes de l’histoire le concepteur français de la téléphonie électrique (1854), Charles Bourseul (1829, 1912). Cette invention fit progresser l’audiométrie. Plus perfectionné que le Paléophone (1877) de Charles Cros (1842, 1888), poète et répétiteur de l’Institution parisienne de 1860 à 1863, le Phonographe (1878) de Thomas Alva Edison (1847, 1931) permit l’invention de répétiteurs, un cylindre débitant les voix du maître à plusieurs élèves. Edison était devenu sourd partiel et voulut perfectionner au plus haut point le transmetteur qui permit la commercialisation du téléphone.

La photographie fut exploitée par Léon Vaïsse, ancien directeur de Paris. Il s’adressa en 1875 à Étienne-Jules Marey (1830, 1904) du Laboratoire de Physiologie expérimentale du Parc des Princes afin de transformer sa capsule manométrique en kymographe et poursuivre l’étude chronophotographique de la parole. En 1882, Hector Marichelle, professeur de l’Institution de Paris, posait à Marey une autre difficulté à résoudre : fixer les images de la parole. Georges Demenÿ (1850, 1917) photographia "l’homme qui parle" sur de petites phrases : "Je vous aime", "Vive la République ! " Ces "photographies parlantes" étaient animées dans un Phonoscope rebaptisé Bioscope afin d’entraîner les élèves à la lecture labiale. Là encore, Demenÿ constata que fort curieusement l’on pouvait jouer du sourd comme l’on jouait du piano mécanique : l’enfant sourd lisait bien sur les lèvres, mais comprenait-il le sens de ces têtes parlantes lorsqu’il répétait inlassablement "Aime je vous… Aime je vous…" ?

Alexander Graham Bell représenta la tendance oraliste qui s’éleva aux États-Unis dans le dernier quart du XIXe siècle contre le mouvement identitaire silencieux et la méthode mixte du Gallaudet College. Bell prônait une période courte d’apprentissage des instruments fondamentaux (lecture et écriture) en Kindergarten Froebel, puis une intégration dans les écoles ordinaires, les enfants étant totalement isolés afin qu’aucun recours à la langue des signes ne soit possible. Les grands internats spécialisés devaient disparaître. La langue des signes devait être éradiquée. Les manifestations culturelles devaient être interdites et les journaux des associations silencieuses supprimés. Enfin, il organisa des réunions pour dissuader les sourds de se marier entre eux, craignant l’apparition d’une variété sourde de la race humaine. Il soumit un projet de loi qui n’aboutit guère (1883). Bell avait créé le Volta Bureau, centre de recherche sur la surdité destiné à promouvoir la formation de logopèdes afin d’étendre la méthode orale aux États-Unis et d’endiguer la langue des signes. Fort heureusement, il publia en 1898 "Marriages of the deaf in America…", un recensement effectué par Fay, vice-président du Gallaudet College, qui démontrait les dérives des théories génétiques issues de Mendel, Galton et Spencer. Fay interprétait l’avenir selon la loi de reversion, la transmission génétique corrigeant au cours des générations les caractères morbides d’une population. Il indiquait qu’eu égard au total des enfants nés des mariages de sourds américains, les enfants sourds nés de deux parents sourds n’atteignaient pas 1 %. Surtout, Fay ajoutait que les trois quarts des couples réunissaient des sourd(e)s d’internats gestualistes à d’autres d’externats oralistes. Ce qui démontrait que les signes servaient de lien culturel même pour les sourds parlants séparés de la société mimique à laquelle ils revenaient d’une quelconque manière. Fay précisait que les couples de sourds étaient plus stables et socialement plus ouverts que les couples mixtes.

Un autre facteur l’emportait dans toutes ces études, la consanguinité, qui alliée à la surdité de naissance ne laissait aucun doute sur les égarements de statistiques trop hâtivement interprétées. Il y eut des"consanguinistes", chargeant la consanguinité des pires maux, et les "anticonsanguinistes", qui ne voyaient en ce facteur que la "mesure de l’état physiologique d’un milieu social", les races pures perfectionnant ainsi les meilleures qualités physiques et morales, tandis que dans les milieux miséreux la consanguinité perpétuait les "formes morbides" plus fréquemment endémiques. Cette mise au point attirait l’attention sur les dérapages qui pointaient déjà sous les tendances eugénistes du XIXe siècle. Lacassagne, professeur agrégé du Val-de-Grâce et de la Faculté de Médecine de Montpellier résumait l’état de la question dans un article intitulé "Des Unions consanguines, de leur influence, et des rapports de la consanguinité avec la surdi-mutité congénitale" (1876).

De l’utilité incontestable de l’instruction contre l’effondrement moral.


Ladreit de Lacharrière mettait en garde les parents contre les promesses de ceux qui traiteraient leur enfant sans diagnostic des lésions. Pour lui, l’espérance de guérison n’était approximativement que de deux chances sur dix. Les Institutions de sourds-muets, soulignait-il, n’avaient pas l’ambition de mener leurs enfants à l’université, mais de leur donner la compréhension d’un lexique fondamental permettant d’achever leur apprentissage professionnel. Il posait alors un constat d’impuissance : "La moyenne des sourds-muets au sortir des institutions, se demandait-il, est-elle suffisamment pourvue pour les luttes de la vie ?" Ladreit de Lacharrière décrivait un profil du sourd-muet qui répondait à cette question : "Le sourd-muet est d’un naturel inconstant et changeant, il est imprévoyant, susceptible de paresse, d’ivrognerie, de débauche, subit facilement les mauvais conseils et se laisse volontiers entraîner dans les mauvaises voies, mais il n’ignore ni ses erreurs ni ses fautes."

Sortant des institutions comme demi-ouvrier, non compétitif sur le marché de l’emploi, le sourd-muet errait selon les saisons des champs à la ville et sombrait dans le colportage, la mendicité, l’alcoolisme, l’insalubrité et l’insécurité, la maladie, la criminalité, ainsi que les associations silencieuses l’avaient publié depuis une génération. Tous ces maux frappaient indifféremment les ouvriers de toutes conditions. Théobald, professeur sourd de Paris, avait conçu un projet de Colonie agricole de Sourds-Muets. Cette utopie serait un organisme d’insertion et de réinsertion des ouvriers silencieux, à l’image des théories fouriéristes. La médecine hygiéniste se constituait par l’étude de la mortalité infantile dans les faubourgs miséreux des villes industrialisées. Elle s’indignait de l’état de délabrement physique de l’enfance asservie au travail.

L’éducation du sourd-muet l’élevait au rang des êtres responsables. Dans le discours du législateur, on pouvait considérer le sourd-muet analphabète comme irresponsable. Les sourds refusaient cette grâce qui laissait penser que la surdi-mutité était indissociable de la perversité morale. L’instruction apprivoiserait les instincts ; grâce à elle, les sourds mériteraient quelques circonstances atténuantes par leur repentir ou le discernement de leurs fautes et de leurs crimes, faculté nouvelle qui laissait espérer le rachat possible des brebis égarées. Si les sourds avaient réclamé cette égalité devant la loi, ils demandaient toujours l’égalité des chances dans le domaine social. C’est pourquoi Ladreit de Lacharrière insistait sur l’importance de l’instruction des sourds-muets. Il ne fallait pas la remettre en cause, car il citait le cas des artistes et des artisans sourds-muets reconnus pour leur habileté : ceux-ci savaient généralement écrire et lire, même si l’on trouvait des cas de réussite hors de l’écrit. Il fallait donc se méfier des sentences trop discriminatives : la surdi-mutité était stigmatisée par ce double effondrement, physique et intellectuel. L’absence de parole signifiait la faiblesse de la raison et du contrôle des instincts. Le sourd-muet était suspect d’amoralité : Dans son "Étude médico-légale sur la folie", Paris, 1872, Tardieu assurait que l’éducation des sourds-muets n’ayant pas de limites, ceux-ci ne devaient guère se voir refuser droits et châtiments car l’instruction les faisait échapper à l’incapacité légale et à l’irresponsabilité pénale. Malheureusement, Bonnafont trouvait que Tardieu accordait à l’éducation trop de bénéfices. Dans sa "Médecine légale appliquée aux sourds et aux sourds-muets", chapitre XVI du "Traité théorique et pratique…" de 1873, Bonnafont avouait qu’en réalité leur éducation "ne peut être qu’ébauchée et n’atteindre jamais le degré de celle de l’entendant." Il distinguait les surdi-mutités congéniales et accidentelles précoces de celles survenues après huit ans. Le sourd-muet "non-instruit" était comparé à l’idiot. Celui devenu sourd profond avant quatre ans se retrouvait à l’extrémité inférieure du continuum silencieux. Ceci prolongeait les estimations honteuses de la catégorisation de la méthode intuitive qui suspectait bien plus d’arriérés chez les sourds-muets que les maîtres n’en constataient. L’inaptitude à la parole ou à l’écriture renvoyait à quelque débilité mentale. Ladreit de Lacharrière citait Bonnafont : "Quoi qu’on fasse, avait écrit son confrère, et quel que soit le degré d’instruction qu’il aura reçue, le sourd-muet est et restera un homme incomplet, au point de vue intellectuel." Ladreit de Lacharrière préférait juger au cas par cas. Pour lui, les circonstances atténuantes ne concernaient en définitive, en 1893, que les sourds-muets presque idiots.

Alfred Binet, l’autre message de l’anthropométrie : des états d’intelligence.


En France, en 1902, le docteur Regnard fut nommé inspecteur des établissements de Bienfaisance. Convaincu que l’hérédité ne pouvait qu’amplifier la morbidité, il décrivit dans sa "Contribution à l’histoire de l’enseignement des sourds-muets" le muet comme l’homo alalus dont les anthropologues débattaient depuis la découverte des vestiges des premiers hommes. Le bertillonnage fut appliqué par Charles Féré de Bicêtre et l’un des professeurs de l’Institution parisienne, Auguste Boyer, avec "L’examen anthropologique des jeunes sourds-muets et leur classification au point de vue de l’intelligence. Recherches statistiques sur les époques et les causes de la surdité enfantine", en 1902. Ils estimèrent que seulement 64 % des élèves de Paris bénéficieraient de l’oralisme et que 4,49 % présentaient des malformations ou stigmates physiques. Regnard pensait que la pédagogie intuitive était le signe d’une dégénérescence des civilisations. Ses attaques contre Rousseau et l’abbé de l’Épée faisaient de leurs préceptes une pédagogie pour les faibles d’esprit. Les sourds devaient compter approximativement 25 % d’enfants à éliminer purement, "caput mortuum", en renvoyant les arriérés, et en réunissant les idiots et semi-idiots dans une colonie agricole. Un ouvrage évoque fort bien le drame des enfants arriérés ou assimilés : "Le dressage des jeunes dégénérés ou orthophrénopédie", en 1900, en 678 pages, de H Thulie. À la fin du XIXe siècle, le concept d’arriération devait se dégager des problématiques auxquelles de trop nombreuses classifications renvoyaient sans discernement : notamment les troubles physiques et psychologiques associés, dont la violence chez les instables et le vice ou la perversité. Jacquin se référait encore à Bourneville, mais considéraient certains cancres, éternels derniers, les lents et instables dans le prolongement de l’enfance normale. Cruchet distinguait les arriérés scolaires médicaux résultant d’une maladie physique, des arriérés scolaires médico-pédagogiques exigeant des soins dans les deux domaines. Jacquin rattachait donc les simples débiles à la frange des élèves les moins doués, mais évoquait parmi les arriérés médicaux les plus touchés des cas d’arriération intellectuelle simple, avec la possibilité de rencontrer des arriérés pédagogiques purs, nécessitant alors d’autres programmes que ceux de l’instruction régulière.

Ce débat reflétait d’autres discours qui n’avaient pas été évincés de la scène médicale. En 1876, dans une étude intitulée "Du retard dans le Développement du langage et du Mutisme chez l’enfant qui entend", Ladreit de Lacharrière citait Broca qui avait localisé dès 1861 le "siège du langage articulé" dans la partie postérieure de la 3e circonvolution hémisphérique gauche. En 1864, les discussions de l’Académie de Médecine et de la Société d’anthropologie roulaient sur les Leçons sur l’Aphasie de Trousseau. Jaccoud attaquait l’existence d’une localisation cérébrale de la faculté du langage. Luys assurait que l’audition était la condition "primordiale et essentielle" de tout acte phono-moteur, et insinuait que la surdi-mutité entraînait une dégénérescence cérébrale. Ladreit de Lacharrière leur répondit que chez les sourds, la reconquête du langage articulé était possible par la lecture labiale : l’audition et la parole n’étaient pas "connexes". Sur un autre plan, il signalait le témoignage de Beylard (1852) qui dissociait absolument rachitisme et idiotisme, la vivacité d’esprit n’étant pas incompatible avec la faiblesse physique. Ladreit de Lacharrière invitait à considérer deux mutismes, l’un temporaire, l’autre permanent. Les entendants muets n’étaient pas tous des idiots. L’Institution de Paris les refusait traditionnellement. Elle en avait admis deux en 1869 et 1875. Ils restèrent muets malgré l’articulation artificielle, présentèrent des troubles durables de la mémoire, apprirent à lire et à écrire, suivirent l’instruction professionnelle, comprenant la parole mais s’exprimant par signes, prouvant à leur manière qu’ils seraient aptes à remplir leurs devoirs de citoyen, la privation de langage articulé ne devant pas être sanctionnée par l’incapacité civile.

Depuis 1893, Gustave Baguer, instituteur qui s’était dévoué pour la cause des enfants arriérés, dirigeait l’Institut d’Asnières, subventionné par le département de la Seine, où il dispensait une pédagogie adaptée aux enfants anormaux (débiles de l’intelligence et de la volonté), instables ou sourds. Il poursuivait ainsi les missions de la Société pour l’instruction et la protection des enfants sourds-muets ou arriérés que Augustin Grosselin avait fondée en 1866, société d’enseignement simultané réunissant les sourds aux entendants, par l’entremise d’un alphabet phonomimique de 32 gestes restituant les phonèmes par analogie (le vent pour V, un serpent pour S). La distinction entre idiots et arriérés posait un grave problème, les uns nécessitaient une éducation spécialisée et des établissements particuliers, les autres pouvaient être intégrés progressivement dans le cycle scolaire régulier. Une commission fut créée en 1904 pour la sélection des débiles mentaux. Alfred Binet (1857, 1911), docteur ès sciences, avait déduit dès 1901 de ses études céphalométriques sur la croissance du crâne chez les normaux, les aveugles, les sourds-muets, et les anormaux, qu’une corrélation existait entre un retard de développement physique et l’intelligence. Les tests d’intelligence qu’il proposa en 1904 mettaient en œuvre un décalage analogue, comparant l’âge réel aux aptitudes mentales : les enfants en difficulté présentaient des niveaux mesurables sur une échelle temporelle, ce qui les replaçait dans le continuum de la pensée, de son développement continu, plutôt que de les enfermer définitivement dans des catégories fixistes et sans espoir. L’échelle métrique et ses états d’intelligence remettaient en cause l’interprétation de l’anormalité symptomatique et dérangeaient bien des idées reçues. Les nouvelles conceptions de Binet en médecine des anormaux ne provoquèrent guère l’empressement. En 1909, l’"Année psychologique" donnait à lire un article d’Alfred Binet et Théodore Simon (1873, 1961), médecin psychiatre, "Peut-on enseigner à parler aux sourds-muets ?" Les auteurs dénonçaient fort justement l’"échec de la méthode orale" et la "faillite de l’oralisme intégral et universel". Ils signalaient notamment combien la précocité et le degré de la surdité importaient dans la réussite en parole, et surtout que la détermination du degré d’intelligence des élèves reposait sur l’estimation subjective des maîtres. Ayant constaté les faibles résultats d’une pédagogie de luxe qui échouait dans le développement intellectuel et la restauration des relations sociales des sourds-muets, ces maîtres de la psychométrie se prononçaient, comme les associations silencieuses pour un retour indispensable et urgent à une méthode mixte ouvrant à tous les meilleures chances de réussite scolaire, professionnelle et sociale.

La bibliographie et les annexes complémentaires peuvent être consultées sur le site de l’I. N. J. S. de Paris : http://www.injs-paris.fr

  • Médecins en chef de l’Institution des sourds-muets de Paris de 1800 à 1900.
  • Écoles de sourds-muets fondées jusqu’en 1900.
  • Chronologie relative à la gestualité et aux systèmes pédagogiques auprès des enfants sourds, en France, du XVIIe au XIXe siècle.
  • Mémoires relatifs au Congrès de Milan.