Antony Chipault fils, pionnier de la chirurgie de la base du crâne en France au XIXe siècle

François LEGENT
Oto-rhino-laryngologiste
Université de Nantes

Décembre 2007

Résumé

La chirurgie nerveuse ne s’appelait pas encore neurochirurgie lorsqu’elle se développa en France, à la fin du XIXe siècle, avec retard sur l’Angleterre. Antony Chipault  fut sans conteste l’apôtre de son développement, dès son internat, entre 1890 et 1905. Anatomiste, responsable de la rhinologie et de l’otologie à la Clinique chirurgicale de l’Hôtel-Dieu, et assistant de chirurgie à la Salpêtrière, il publia en une quinzaine d’années de nombreux travaux dont plusieurs remarquables traités. Des ennuis de santé l’ont éloigné de la vie professionnelle. Il fut oublié pendant des décennies alors que ses travaux en neurochirurgie et en oto-rhino-chirurgie ont marqué fortement les débuts de ces disciplines en France.

Qui connaît Antony Chipault qui fut à la fois ORL et créateur de la neurochirurgie en France à la fin du XIXe siècle? Bien peu de ses concitoyens car les rares publications le concernant ont paru dans des journaux américains, notamment l‘article biographique de Daniel Petit-Dutaillis paru en 1952 dans Journal of neurosurgery (1), et ceux de P. Bucy dans Surgical neurology en 1979 (2) et 1981(3). La thèse de P. Baduel, qui lui a été consacrée en 1980 (4), a fait l’inventaire de ses publications.

A. Chipault (1866-1920) avait en fait deux casquettes officielles : chargé des travaux d’Otologie et de Rhinologie à la clinique chirurgicale de l’Hôtel-Dieu de Paris, chez le Professeur Duplay, et assistant de consultation chirurgicale à la Salpêtrière. Son parcours atypique se fraya en dehors des voies officielles. Son activité professionnelle débordante ne put guère s’exprimer au-delà d’une quinzaine d’années. Dès la quarantaine, une quadriplégie progressive d’origine mystérieuse l’éloigna de la vie professionnelle, l’obligeant à se retirer à la campagne. Il disparut en décembre 1920, oublié de ses contemporains. Les rares témoignages sur lesquels s’appuyait Petit-Dutaillis en 1952 n’avaient guère apporté d’informations substantielles. Les dernières années de sa vie à Orchamps dans le Jura n’ont laissé aucune trace.

Les premiers pas en chirurgie nerveuse

Le terme de neurochirurgie n’existait pas encore lorsque le jeune Antony commença son internat à Paris en 1888. Il suivait l’exemple de son père mais il allait interrompre une lignée de trois chirurgiens. Le grand père, Adolphe Maximilien, exerça à Chateauneuf-sur-Loire. Le père, Adolphe-Antoni dit Antony, fut chirurgien chef de l’Hôpital d’Orléans, après son internat dans les Hôpitaux de Paris. Chipault père prit une part très active dans le système de santé lors de la guerre de 1870 où de nombreux combats furent livrés autour d’Orléans. Il dirigea de nombreuses ambulances et soigna près de 800 blessés français et 400 allemands. De cette expérience, il tira matière à plusieurs ouvrages sur les blessures par armes à feu, notamment un véritable traité magnifiquement illustré par des lithographies en couleur, intitulé Fractures par armes à feu, expectation, résection sous-périostée, évidement, amputation (Armée de la Loire). On comprend qu’une telle hérédité ait marqué le jeune Chipault fils dans son orientation professionnelle. En choisissant la chirurgie, il n’arrivait pas en territoire inconnu. Il avait certainement pu découvrir à la fois les progrès en cours de certains secteurs de la chirurgie comme la chirurgie abdominale, et d’autres quasi-désertiques comme la neurochirurgie. Sa détermination à œuvrer dans ce domaine s’afficha dès son internat. On ne trouve que d’excellentes annotations de ses différents chefs de service. Un des directeurs d’hôpital lui accorde « un caractère peu commode », traduisant certainement une forte personnalité qui explique son parcours atypique. Deux services l’ont marqué. À l’hôpital des Enfants-Malades, son chef de service, Louis de Saint Germain, s’intéressait particulièrement aux malformations des enfants, notamment à celles de la colonne si on en juge par son traité de chirurgie orthopédique. Chez Simon Duplay, à l’hôpital de la Charité, Chipault eut les meilleures conditions pour apprendre la chirurgie ORL, du moins celle des oreilles et des sinus de la face. Il avait retrouvé à la Charité le service où il avait été l’interne d’Ulysse Trélat disparu peu de temps après son passage et qui n’avait eu « qu’à s’en louer sous tous rapports ».

A peine avait-il terminé son internat chez Duplay que celui-ci obtenait la chefferie de la première Clinique chirurgicale de Paris, à l’Hôtel-Dieu, la plus célèbre après le passage de Desault et Dupuytren. Fallait-il que Chipault fut apprécié pour que Duplay le garde dans son service, et le nomme « chargé des travaux d’otologie et de rhinologie à la clinique chirurgicale de l’Hôtel-Dieu ». Il lui confiait le secteur d’activité pour lequel il avait montré depuis le début de son activité chirurgicale une prédilection.

Simon Duplay, son maître en oto-rhinologie

Dans cette dernière partie du XIXe siècle, peu de praticiens maîtrisaient l’ensemble de l’ORL, avec une prédominance d’oto-rhinologistes dont Duplay fut un brillant représentant. Il était considéré par ses pairs chirurgiens comme l’un des initiateurs de l’ORL en France. Dans l’hommage qu’il lui rendit en 1927, Charles Lenormant écrivait à propos de l’oto-rhinologie : « se souvient-elle encore qu’elle fut à l’origine une branche de la chirurgie et qu’elle est née en partie des travaux de quelques chirurgiens ? Duplay fut un de ceux-ci. Au temps de sa jeunesse, l’oto-rhinologie était peu cultivée chez nous ; quelques médecins seulement, dont beaucoup étaient des empiriques, s’en occupaient ». Dès la fin de son internat, Duplay publiait en 1863 un mémoire intitulé Examen des travaux récents sur l’anatomie, la physiologie et la pathologie de l’oreille. Il poursuivait dans ce domaine otologique par Recherches nouvelles en otiatrique en 1866 et une Revue critique des maladies de l’oreille interne en 1872. On trouve dans cet article la première description de la Maladie de Menière, avec son évolution paroxystique, sans tomber dans le piège de la célèbre observation de la jeune fille dont Menière avait fait l’autopsie et qui égara de nombreux auteurs pendant des années. Simon Duplay était ainsi un véritable spécialiste médico-chirurgical des oreilles et des fosses nasales, et ne se limitait pas aux interventions confiées par « les empiriques ». Entre 1869 et 1875, Duplay fit paraître les tomes 3 et 4 du Traité élémentaire de pathologie externe de Follin et Duplay, en fait rédigé seulement par Duplay. Ces deux volumes contiennent l’ensemble d’un véritable traité des maladies des oreilles, des sinus et du crâne. Ainsi, Chipault ne pouvait avoir eu à cette époque une meilleure formation pour apprendre la chirurgie des oreilles et des sinus. En lui confiant ce secteur d’activité à la fin de son internat, Duplay lui offrait une excellente occasion de poursuivre ses recherches dans le domaine de la chirurgie de la base du crâne. Mais au travers de ses écrits, on apprend que Chipault fréquenta aussi très tôt des services de neurologie à la Salpétrière, notamment ceux de Brissaud, de Pierre Marie, du successeur de Charcot à la chaire de clinique des maladies du système nerveux, Fulgence Raymond, qui lui confiait des malades à opérer. Il publia avec Georges Gilles de la Tourette.

La première publication de Chipault, à la Société anatomique de Paris, dès sa première année d’internat en 1888, avait pour sujet : Abcès cérébral otitique, trépanation (4). Elle témoignait d’emblée de son intérêt pour l’oto-neurochirurgie. Deux ans plus tard, au cours de son stage aux Enfants-Malades, Chipault publiait sur le rachis, tant en pathologie qu’en anatomie. En 1892, il déposait un énorme manuscrit en quatre volumes sur la chirurgie de la moelle et des racines médullaires pour le prix Laborie. Les membres du jury ont considéré qu’il s’agissait « de l’œuvre la plus considérable, celle qui renferme le plus d’idées neuves et originales ». Ils trouvaient que ce « mémoire [était] certainement de ceux qui mériteraient de trouver place dans les publications de l’Académie si son étendue et les nombreuses figures qui l’accompagnent ne rendaient cette impression trop difficile ». Ses illustrations témoignaient d’une excellente qualité de dessinateur. La riche dotation du prix lui permit de faire éditer chez Alcan le premier de ses ouvrages Études de chirurgie médullaire en 1894 (5). Ce livre de plus de 400 pages était dédicacé à son père « qui a été [s]on premier maître en chirurgie » et à son maître Duplay « qui lui avait réservé une place dans son service ». Cette même année 1894, il soutenait sa thèse et publiait chez Rueff un énorme ouvrage, la Chirurgie opératoire du système nerveux (6). Sa thèse concernait les Rapports des apophyses épineuses avec la moelle, les racines médullaires et les méninges. L’auteur y décrivait notamment les repères des racines des nerfs rachidiens en se basant sur les apophyses épineuses, après des recherches anatomiques sur des sujets de tous âges ce qui en constituait l’originalité, et qui permit à Chipault de laisser son nom en neurologie. Tous ces travaux furent publiés alors que Chipault était officiellement « chargé des travaux d’otologie et de rhinologie à la clinique chirurgicale de l’Hôtel-Dieu » du Professeur Duplay.

Le traité de chirurgie opératoire du système nerveux

La Chirurgie opératoire du système nerveux est avant tout le premier ouvrage consacré à la neurochirurgie moderne, non seulement en France mais sans équivalent à l’étranger. Les ORL découvrent aussi un véritable traité d’oto-rhino-neurochirurgie, le premier pour ne pas dire le seul du genre. Cet ouvrage, constitué de deux volumes, forme un ensemble de 1500 pages avec 800 illustrations dont plus de la moitié en couleur. La préface du Professeur Terrier soulignait avec vigueur l’importance de l’ouvrage. En langage choisi, Félix Terrier reconnaissait que la France avait pris du retard dans le domaine de la neurochirurgie. « La chirurgie du système nerveux a fait depuis quelques années des progrès capitaux et a suscité un nombre considérable de tentatives opératoires. » Après une vue d’ensemble sur l’ouvrage, le préfacier poursuivait : « C’est dire qu’on trouvera traitées, dans le travail de M. Chipault, nombre de questions qui, tout en étant à l’ordre du jour en Angleterre ou en Amérique, sont en France, peu ou pas connues ». Chipault ne s’était pas contenté de décrire les interventions puisées dans les travaux étrangers. Il avait voulu contrôler lui-même toutes les interventions présentées, détailler les précisions anatomiques par des dissections en les illustrant par de nombreux dessins qu’il avait lui-même réalisés. Chaque chapitre se terminait non seulement par une bibliographie aussi complète que possible mais aussi par des statistiques. Le Professeur Terrier donnait cet ouvrage comme modèle : « Il serait à souhaiter qu’un travail analogue à celui de M. Chipault fût fait pour les diverses chirurgies viscérales. » On comprend la valeur d’un tel jugement quand on connaît la notoriété du Professeur Terrier, grand novateur en chirurgie abdominale.

Le tome premier de la Chirurgie opératoire du système nerveux concernait la chirurgie crânio-cérébrale.

Dans une première partie, Chipault envisageait « la voûte crânienne et les organes sous-jacents accessibles au chirurgien. Nous allons démontrer qu’il en est de même de toutes les régions de la base, aussi bien du côté intra-crânien que du côté extra-crânien sauf pour une zone centrale carotido-jugulaire ». Pour opérer dans ces régions, « il faut que le chirurgien puisse voir en connaissance de cause le nasopharynx ou l’oreille de son malade et qu’il sache appliquer lui-même les diverses parties du traitement. » Il commençait donc « cette étude de la chirurgie de la base du crâne par les procédés permettant d’attaquer les lésions infectieuses de diverses régions de cette base : la région du sinus frontal, la région ethmoïdale, la région du sinus sphénoïdal, la région mastoïdo-pétreuse. » Puis il envisageait le traitement des tumeurs avant d’aborder l’étude des «fractures basales ».

Pour toutes ces interventions, l’auteur rapportait les diverses interventions connues, et faisait une description des principales. S’il n’avait pas effectué toutes les interventions décrites, il les avait réalisées sur le cadavre. L’anatomie chirurgicale des sinus n’était pas livresque mais bien le fruit d’un travail personnel de dissection. Aussi les nombreux dessins de l’auteur, d’une grande clarté, étaient parfaitement adaptés au texte. Il en était de même pour l’oreille et le rocher. Les coupes originales montrant les différents rapports de l’oreille avec l’endocrâne n’ont rien perdu de leur intérêt. Les ORL nourris jadis à une anatomie détaillée connaissaient la « zone criblée rétroméatique de Chipault ». Il est curieux que la postérité n’ait retenu de Chipault que ce détail alors qu’il apportait un grand progrès pour l’abord de la région antrale. Il a décrit « le triangle d’attaque » de la mastoïdectomie pour remplacer le classique carré de surface plus réduite. Cette modification permettait de mieux aborder la zone du sinus latéral avec ses variations très clairement illustrées par Chipault. Il fallut plus d’une décennie pour voir disparaître le « classique carré d’attaque ». Après cet aspect chirurgical des cavités annexes des fosses nasales et de la région pétreuse, Chipault montrait autant d’aisance à traiter les « lésions intra-crâniennes consécutives aux lésions infectieuses mastoïdo-pétreuses » ou des différents sinus. Il s’étendait sur la façon d’aborder le traitement des abcès, s’appuyant sur un grand nombre d’observations publiées dans la littérature dont près de 200 abcès. Il abordait volontiers l’abcès directement par voie crânienne et non pas à partir du foyer otitique ou sinusien causal comme certains auteurs le recommandaient. Il expliquait sa conception de la chirurgie du sinus latéral infecté en donnant de nombreux détails anatomiques illustrés par des dessins.

La chirurgie des nerfs occupait une place importante dans le second volume.

L’auteur décrivait les diverses opérations sur les nerfs, notamment les sutures et la façon d’allonger les nerfs en cas de perte de substance. Pour le VII, Chipault se cantonnait à la portion extra-mastoïdienne avec ses diverses variantes de dissection, rétrograde ou depuis le trou stylomastoïdien. Certains opérateurs utilisaient déjà un courant galvanique faible pour repérer le nerf. L’auteur s’appliquait à décrire les différentes voies chirurgicales pour aborder les nerfs les plus profonds, notamment les branches du V. Il put ainsi apporter « des détails peu connus sur la région ptérygo-maxillaire ». La chirurgie du ganglion de Gasser l’amenait à décrire en détail trois voies d’abord : buccale, maxillaire et zygomatique.

En fait, lors de la parution de ces livres en 1894, l’expérience de Chipault était très limitée car il avait terminé son internat seulement deux ans plus tôt. Mais dans les années suivantes, il revint sur certaines de ces opérations pour donner le résultat de son expérience, notamment dans ses Travaux de neurologie chirurgicale et son État actuel de la chirurgie nerveuse.

La chirurgie médullaire

Cette même année 1894, Chipault faisait paraître un autre ouvrage, Études de chirurgie médullaire, qu’il considérait comme étant le premier d’une série sur la chirurgie du rachis et de la moelle. Deux ans plus tard, il créait une revue annuelle spécialisée, les Travaux de neurologie chirurgicale. Le premier numéro de 1896 comprenait essentiellement des travaux personnels. Il abordait le traitement des paralysies faciales otitiques et leur traitement chirurgical par « résection des parois du canal de Fallope dans son trajet intrapétreux ». Le numéro de l’année 1897 s’ouvrait aux travaux de médecins et chirurgiens français et étrangers. On y découvrait les premières radiographies du crâne, en particulier l’énorme résection occipito-temporale pour le traitement d’une phlébite du sinus latéral. La parution de cette revue cessa en 1902, peu de temps avant que son créateur arrête toute activité. Son dernier ouvrage important, État actuel de la chirurgie nerveuse, fut édité en 1902. Ce livre de près de 900 pages était l’œuvre de nombreux auteurs dont une bonne moitié d’étrangers. Chipault en avait rédigé plus de 400 pages de l’ouvrage avec une bibliographie de 1230 références. Il revenait sur le traitement intrapétreux des paralysies faciales otitiques par résection du canal qu’il avait réalisé dans trois cas. Il rappelait qu’il avait été le premier en France à étudier le traitement opératoire des phlébites otitiques du sinus latéral avec « antrectomie, ouverture et lavage du sinus latéral précédé par une ligature de la jugulaire interne ». On sent qu’il était aussi familier avec l’oreille qu’avec le reste du crâne.

On reste confondu devant une telle production en guère plus de 12 années dans le domaine alors si nouveau de la neurochirurgie, de la base du crâne et de la colonne vertébrale. Il faut y ajouter sa collaboration à d’importants ouvrages. Le Dentu et Delbet ont fait appel à lui pour la rédaction, dans leur imposant Traité de chirurgie clinique et opératoire en 10 volumes, de la partie concernant les maladies du crâne et de l’encéphale, et de la colonne et de la moelle. Dans ce tome IV de 1000 pages, paru en 1897, la moitié provenait de Chipault.

En 1904 paraissait son dernier livre d’une centaine de pages consacré aux urgences neurochirurgicales, Chirurgie nerveuse d’urgence. Les complications infectieuses pétromastoïdiennes avec extension intracrânienne y avaient une large place. La cessation de ses publications reflétait très certainement un fléchissement de sa santé.

L’année 1894 fut de loin la plus productive, deux ans après la fin de son internat, avec non seulement sa thèse mais aussi les deux autres ouvrages qui connurent le plus grand succès, Études de chirurgie médullaire et Chirurgie opératoire du système nerveux. Certains de ses livres connurent plusieurs éditions et des traductions. Il parlait couramment plusieurs langues et avait le projet d’éditer des traductions de livres étrangers dans une série qui devait s’appeler « les classiques étrangers de la chirurgie neurologique ». Le premier, paru en 1898, concernait la Chirurgie de l’encéphale d’un professeur de neurologie de New York, Allen Starr. L’originalité de l’ouvrage purement neurochirurgical était d’avoir été écrit par un médecin, et bâti sur l’histoire des malades qu’il avait fait opérer. Dans sa préface, Duplay expliquait la part très importante de la médecine proprement dite dans la chirurgie du cerveau. Le médecin guide le chirurgien pour lui « enseigner dans quelles circonstances il doit intervenir et sur quelles parties de l’encéphale il doit faire porter son intervention ». Duplay poursuivait : « M. Chipault s’est adonné avec ardeur et je puis le dire avec succès à l’étude de cette branche importante et toute nouvelle de la chirurgie ». Chipault ne se contentait pas de publier énormément. Il menait une importante activité chirurgicale. En 1902 il pouvait faire état (7) de 22 tumeurs du cerveau opérées alors que sur l’ensemble des Etats-Unis, on n’en dénombrait que 99. Il s’agissait d’une chirurgie démoralisante. Une récente histoire de la neurochirurgie (8) rappelle que les premières tentatives de chirurgie des tumeurs du cerveau se déroulèrent en Angleterre à la fin des années 1880. « Elles éveillèrent chez les chirurgiens et les neurologistes du monde entier un immense intérêt et partout on essaya de les imiter. Hélas ! dit Clovis Vincent, le succès ne répondit pas aux espérances... Et presque tous les malades mouraient... L’américain Allen Starr, en 1906, notait que seulement 5 % des tumeurs étaient enlevées avec des résultats favorables. En France, on renonça presque aussitôt. Seul un chirurgien de notre pays, Antony Chipault, travailleur solitaire et prématurément disparu, eut l’intuition, entre 1890 et 1905, de la chirurgie nerveuse comme spécialité. Son œuvre écrite est considérable et ses livres fourmillent de vues d’une hardiesse singulière pour l’époque. »

Quel prénom ?

Les lecteurs désireux de consulter ses ouvrages peuvent rencontrer des difficultés car les bibliothèques entretiennent une certaine dérive des prénoms, risquant de faire confondre les ouvrages du fils avec ceux du père. Les actes de naissance donnent un bon repérage. Celui du père, né en 1833, le déclare Adolphe-Antoni, avec écrit dans la marge Adolphe-Antonni. Cet Antoni devait quelque peu surprendre l’officier d’état civil. Peut-être avait-il un rapport avec la pièce d’Alexandre Dumas, Antony, créée tout juste deux ans avant, avec un succès triomphal. Antony a été le prénom choisi plus tard par l’intéressé, notamment pour sa thèse et lors de la déclaration de naissance de son fils. L’acte de naissance du fils fait d’abord état d’un père déclarant, prénommé Antonie-Adolphe Chipault, donnant à son fils le prénom de Antonie Maxime Jules Nicolas, mais dont la signature est précédée de Antony Chipault. Il est probable que l’officier d’état civil n’était pas, lui non plus, un familier du théâtre d’Alexandre Dumas ou qu’il ne jugeait pas possible d’accepter cet Antony absent du calendrier ou non conforme à la coutume comme la loi le prescrivait alors. Cet acte montre à l’évidence une volonté du père de donner à son fils son propre prénom, Antony, mais il porte très probablement la responsabilité des erreurs ultérieures. On comprend qu’un secrétariat administratif soit tenté de transformer l’Antonie de l’acte de naissance en Antoine dont le graphisme est bien voisin et l’usage beaucoup plus courant. Il en fut très probablement ainsi pour la faculté de médecine de Paris lors de son inscription car la thèse soutenue en 1894 est référencée Antoine Maxime Jules Nicolas. De même, son acte de mariage à Paris en 1907 le prénomme Antoine. En revanche, dans l’annuaire des anciens internes de Paris, on découvre Chipault Adolphe-Ant. (1859) pour le père, et Chipault Antony-Jules (1888) pour le fils. Dans le dossier du fils Chipault à l’Assistance publique, tant pour l’inscription au concours d’internat où il fut reçu dès son premier concours, que dans les résultats et dans son dossier administratif, on trouve Antony, Jules, Nicolas. En conclusion, le fils et le père avaient le même prénom courant, Antony. C’est d’ailleurs celui que lui attribua dans sa biographie rédigée moins de trente ans après sa disparition Daniel Petit-Dutaillis, alors à même d’entrer en contact avec sa femme, son fils adoptif, et quelques uns de ses contemporains. Il est donc logique de l’appeler « Antony Chipault fils » pour lever l’ambiguïté. D’ailleurs, les fiches manuelles de la Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine de Paris distinguent pour Chipault, les ouvrages d’Antoine Maxime Jules Chipault fils, et ceux d’Antony Chipault père, soulignant ainsi qu’une confusion était possible.

Conclusion

On connaît très peu de détails sur la vie de l’homme mais son œuvre écrite reste un éclatant témoignage de ce chirurgien hors du commun, et notamment son Traité de chirurgie opératoire du système nerveux. Antony Chipault fils fut donc un véritable oto-rhino-neurochirurgien, dès le XIXe siècle, le premier en France, probablement sans équivalent de ce niveau ailleurs.

Pourquoi fut-il oublié pendant près d’un demi-siècle alors qu’il avait collaboré avec les plus grands chirurgiens de l’époque ? On peut invoquer son effacement brutal de la scène médicale, son parcours atypique hors des cénacles officiels, son travail solitaire sur des terres mal connues. Il ne fut pas toujours bien compris comme le montrent les remarques de Pierre Sebileau, son aîné de quelques années, chirurgien des hôpitaux et agrégé d’anatomie, futur premier titulaire du service ORL, puis de la chaire de clinique ORL à l’hôpital Lariboisière. Dans l’avant-propos de sa Thérapeutique chirurgicale des maladies du crâne parue en 1898, l’auteur reconnaissait « les services que [lui avaient] rendus les publications de [s]on ami Chipault qui, depuis quelques années, poursuit avec bonheur et ténacité ses intéressantes études sur la chirurgie des centres nerveux ». Mais il ne partageait pas son « optimisme », notamment pour le traitement des hémorragies et des tumeurs cérébrales. Il terminait ainsi son ouvrage : « Il ne faut pas prendre pour une critique des courageuses tentatives qui, jusqu’à ce jour, ont été dirigées par d’habiles chirurgiens contre les accidents des tumeurs encéphaliques. Mais nous restons, malgré tout, désarmés. La chirurgie trouvera-t-elle quelque chose ? Il serait puéril de trop y croire ».

Les neurochirurgiens français l’ont redécouvert bien longtemps après sa disparition prématurée. Son travail de défricheur n’avait pas retenu l’attention en France alors qu’il restait connu à l’étranger, notamment aux USA. On comprend que René Leriche ait dit de lui : « un apôtre et un novateur, pour lesquels les Français se montrent d’une noire ingratitude ».

Références bibliographiques

  1 Petit-Dutailllis, Daniel, Antony Chipault, J. Neurosurg. 1952, 9 (3) : 299-303
  2  Bucy, P.C., Antony Chipault (1866-1920), Surg. Neurol. 1979, 12 (4) : 282
  3 Baduel, P., Bucy, P.C., Antony Chipault (1866-1920), Surg.Neurol. 1981,16 (3) : 165- 6.
  4 Baduel, P., L'oeuvre neuro-chirurgicale d'Anthony Chipault (1866-1920), thèse méd. Rennes, 1980.
5 Chipault, Anthony, Etudes de chirurgie médullaire (historique, chirurgie opératoire, traitement, Paris : Félix Alcan, 1894.
Numérisation : Bibliothèque numérique Medica, BIU Santé, Paris
Numérisation : Bibliothèque numérique Medica, BIU Santé, Paris
6  Chipault, Anthony, Chirurgie opératoire du système nerveux. Tome premier : chirurgie cranio-cérébrale. Tome second : chirurgie de la moelle et des nerfs, Paris : Rueff et Cie, 1894.
  7 Philippon, J., Histoire de la neurochirurgie à la Pitié Salpêtrière, Hist. Sci. Med. 1997 ; 31(2) : 173-9.
  8 Alliez, Bernard, L’histoire de la neurochirurgie, Campus numérique de neurochirurgie, Marseille, 2002
http://www.unilim.fr/campus-neurochirurgie/article.php3?id_article=40