Pline l'Ancien : l'Histoire Naturelle

par Marie-Elisabeth BOUTROUE
IRHT Paris
boutroue@noos.fr

 Liste des ouvrages numérisés
Contrairement à d’autres textes antiques, l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien n’a jamais été un texte perdu. Tout à l’inverse, même, il a fait l’objet, dès l’Antiquité et jusqu’à la fin du Moyen-Âge, de copies multiples du texte entier, aussi bien que d’abréviations, et de commentaires [1]. Sur le terrain de la réception, on considère en général l’Histoire Naturelle, comme un texte à la fois indispensable et assez notablement corrompu, connu à la fois de première et de deuxième main quand ce n’est pas par le truchement d’encyclopédistes médiévaux ou de compilateurs.

La transmission du texte est connue, à date haute, par d’assez nombreux témoignages anciens : ainsi, une lettre adressée par Symmaque à Ausone précise, en accompagnement d’un manuscrit de l’encyclopédie plinienne, que le texte en est très fautif, mais que, à tout prendre, il vaut mieux disposer d’un texte qu’on sait fautif, plutôt que de ne pas disposer du texte du tout  [2]. Aujourd’hui, ces premiers manuscrits ne sont plus représentés que par des témoins partiels, souvent palimpsestes, qui donnent une pâle idée de la circulation antique de l’Histoire Naturelle.

Au Moyen-Âge, les copies se multiplient : on connaît plus d’une centaine de manuscrits du texte, certains complets, d’autres donnant seulement une partie du texte. Parmi ces extraits partiels, il faut encore distinguer des traditions d’extraits constituées comme telles et des manuscrits qui ne sont partiels que par accident. Il faut particulièrement signaler à cet effet une tradition rassemblant les passages « météorologiques » du texte, dispersés dans les livres II et XVIII et relatifs aux présages des tempêtes. Dès le IXe siècle, et probablement plus tôt encore, ils ont été rassemblés, puis recopiés, constituant ainsi une branche autonome de l’histoire du texte. Ailleurs, c’est sur la demande particulière d’un commanditaire que l’on procède à l’isolement, dans la masse du texte de Pline, des passages répondant à des besoins particuliers. L’un des exemples les plus intéressants est un manuscrit aujourd’hui conservé à Lucques, en Italie. Il rassemble dans un ensemble de plus de quatre-cents feuillets, un très gros morceau du livre XVIII, voisinant avec des extraits du De Natura Rerum de Bède le Vénérable, ou des Etymologies d’Isidore de Séville. Ce manuscrit, très souvent décrit par la critique italienne [3], a été réalisé à la demande de l’évêque de Lucques entre 780 et 820 : les textes qui y sont rassemblés concernent pour l’essentiel la mesure du temps, dans sa dimension chronologique aussi bien que dans ses variables climatiques.

La tradition textuelle de l’Histoire Naturelle devient de plus en plus complexe, au fur et à mesure que s’écoulent les siècles du moyen-âge. Au début du XVe siècle, le texte est bien connu un peu partout en Europe et les copies vont se multiplier. On conserve de cette période, nombre de témoins, à la valeur philologique très variable. On notera cependant qu’à côté des copies de travail, réalisées pour les besoins d’un humaniste, l’existence de manuscrits d’apparats, offerts à de puissants prélats de l’Eglise, ou destinés aux collections princières. Ces témoins sont souvent richement enluminées et leurs décors les rangent parmi les manuscrits les plus précieux des grandes collections.

L’invention de l’imprimerie va donner un nouvel essor à la diffusion du texte. L’Histoire Naturelle n’est ni le premier texte imprimé, ni même le premier classique latin imprimé. C’est en revanche un bon succès de librairie tout au long des XVe et XVIe siècles. La première édition voit le jour à Venise, sous les presses de Nicolas Jenson en 1469. A la Renaissance, cette première édition est finalement assez peu répandue et surtout assez peu commentée sur le terrain de la philologie. Pourtant, les correspondances de l’époque, les traités et autres controverses sont unanimes sur un point : l’Histoire Naturelle de Pline est un des textes les plus corrompus du corpus latin antique. En réalité, c’est la seconde édition, publiée par Giovanni Andrea Bussi, évêque d’Aléria, qui tient lieu de point de départ de la tradition textuelle imprimée [4]. Elle est imprimée par Sweynheym et Pannartz à Rome en 1470. Les deux imprimeurs sont allemands d’origine ; ils s’étaient primitivement installés à Subiaco avant de rallier Rome, plus au centre de la circulation des manuscrits alors indispensables pour établir les premières éditions imprimées. À peine publiée, cette édition fait l’objet d’une levée de boucliers et son éditeur (au sens scientifique du terme) est voué aux gémonies. Les critiques les plus vives émanent d’un autre ecclésiastique, Niccolò Perotti (1430-1480). Celui-ci publie, annexé au Cornucopiae, un texte mettant en évidence les vingt-deux erreurs fondamentales de Bussi. Il produit lui-même une édition de l’Histoire Naturelle en 1473, à Rome, toujours chez Sweynheym et Pannartz.

Il faut distinguer dans l’histoire de la transmission du texte de Pline par les imprimés anciens plusieurs étapes et, par voie de conséquence, plusieurs blocs dont les éditions présentées dans la collection Medica sont des témoignages.

Le premier bloc d’éditions rassemble toutes les éditions incunables antérieures à la publication des Castigationes d’Ermolao Barbaro. Ce groupe n’est pas homogène, mais il témoigne de la vitalité de la philologie plinienne dès le début de l’imprimerie. L’édition d’Andrea Portilia en est un bon exemple. On remarquera que l’exemplaire numérisé dans la collection Medica bénéficie d’une ornementation des initiales de livres assez semblable à ce que l’on trouve dans la tradition manuscrite. En marge des éditions imprimées, d’autres publications mettent au jour de nombreuses erreurs dans l’établissement du texte plinien. L’une des plus connues, qui reste citée jusque dans des textes aussi tardifs que la préface de l’Historia Plantarum de Rembert Dodoens, fit suite à un échange de lettres entre Ange Politien et Niccolò Leoniceno, médecin établi à Ferrare. Cet échange déboucha sur la publication du célèbre De erroribus Plinii et aliorum recentiorum medicorum, en 1492 ; la chasse aux erreurs de Pline, la traque aux erreurs des copistes étaient ainsi ouvertes.

La publication des Castigationes d’Ermolao Barbaro devait ouvrir une étape nouvelle. Ce gros travail de critique textuelle mettait en évidence, par la collation de manuscrits et par la réflexion sur le texte un grand nombre de lieux à corriger dans le texte de l’encyclopédie plinienne. Les principales corrections de Barbaro seront fréquemment adoptées par les éditeurs successifs du texte.

Au cours du XVIe siècle, l’intérêt pour le texte de Pline ne s’est pas démenti. La première édition remarquable est sans contexte celle que donna le médecin Alessandro Benedetti. Edition d’un médecin pour un texte si sensible aux choses médicales, l’édition vénitienne de 1507 est probablement, comme le souligne justement Giovanna Ferrari, un travail mené antérieurement aux premières années du XVIe siècle. Elle montre aussi que cette édition est la première à disposer d’un index des substances médicamenteuses. La préface rédigée par Alessandro Benedetti met en évidence les progrès décisifs d’Ermolao Barbaro pour la philologie plinienne et aussi les points sur lesquels les corrections de Barbaro sont probablement fausses et dissimulent des corruptions du texte dues, comme on pouvait s’y attendre parce qu’il s’agit d’un topos de la littérature philologique de la Renaissance, à l’incurie des copistes médiévaux.

Dans les années suivantes, de nombreuses autres éditions parurent, dans toute l’Europe et sous toutes les plumes. Sans qu’il soit question ici d’en faire un catalogue détaillé, il faut cependant signaler l’édition procurée par Erasme, en 1525. Imprimée à Bâle, chez Froben, elle est inséparable du travail que menait au même moment l’humaniste rhénan Beatus Rhenanus. Même si la preuve n’en a pas été totalement administré, il semble que les deux philologues se soient retrouvés sur ce chantier commun. Dans les années qui précèdent, Rhenanus avait mis la main sur un manuscrit de l’Histoire Naturelle à l’abbaye de Murbach, en Alsace. Il publia l’essentiel des leçons remarquables de ce manuscrit un an après la sortie de l’édition d’Erasme, toujours chez Froben, à Bâle. Comme souvent dans les éditions de la Renaissance, Rhenanus dit de son manuscrit qu’il est très ancien, sans toutefois le dater ; mais à l’inverse de beaucoup d’annonces de ce type, il se trouve que celle-là est vraie : les recoupements auxquels on a pu se livrer laissent penser que le manuscrit de Rhenanus pouvait dater du VIIIe ou du IXe siècle. On note aussi que les remarques de Rhenanus ne concernent que les livres I à XIV et obligent à poser la question du caractère complet du texte dans le manuscrit de Murbach. Ce travail, en dépit de son sérieux et du talent de son auteur devait cependant être contesté. En 1530, parut à Paris un commentaire qui contestait vivement les restitutions philologiques de Rhenanus et sans doute aussi l’autorité du témoin manuscrit dont il disposait. Ce commentaire émanait d’un obscur diplomate de François Ier, que son inactivité forcée, après la défaite de Pavie, condamnait à des travaux philologiques. Etienne de Laigue, seigneur de Beauvais en Berry, était peut-être entre 1526 (date de la publication des Annotationes de Rhenanus) et 1530 (date de la publication de son propre commentaire) bloqué aux côtés des Enfants de France, quelque part en Espagne. Il dispose alors d’un manuscrit, lui aussi, dont l’examen précis prouve à la fois qu’il représentait la famille majoritaire des recentiores de l’Histoire Naturelle et que le diplomate de François Ier lui accordait une confiance sans doute excessive.

L’édition d’Erasme connut une belle postérité. Reprise dès 1535, avec des ajouts et des corrections dûs au philologue Sigismundus Gelenius , elle fut réimprimée à Bâle à plusieurs reprises, de 1539 à 1545 : c’est un exemplaire de l’édition de 1539 que l’on trouvera dans la collection numérisée. Nombre des éditions lyonnaises qui suivent dépendent également des éditions bâloises pour l’établissement du texte. Celle de 1553, ici présentée en est un bon exemple. Gelenius reste l’un des commentateurs les plus importants du XVIe siècle pour Pline. Il s’était installé à Bâle en 1524 et avait rencontré Erasme chez l’imprimeur Froben où il remplissait les doubles fonctions d’éditeurs et de correcteur d’épreuves. Ces éditions forment ce qu’on peut appeler la vulgate plinienne de la seconde moitié du XVIe siècle. L’étude de C. Nauert dans le Catalogus translationum et commentariorum donne une bonne idée de l’importance de ce groupe d’éditions et de leur diffusion dans l’Europe entière.

Dans l’ensemble des éditions de la seconde moitié du XVIe siècle, il faut cependant faire une exception pour l’édition de J. Dalechamps de 1587, travail original reposant sur une double compétence de naturaliste et de connaisseur des textes anciens et des manuscrits. La préface de cette édition met en avant la collation de six manuscrits, dont le très célèbre témoin possédé par Jean-Jacques Chifflet de Besançon.

Autant l’Histoire naturelle avait été un des grands succès de librairie de la Renaissance, autant le nombre d’éditions se raréfie au siècle suivant. On réimprime cependant l’édition Daléchamps à plusieurs reprises. L’édition de 1615, comme celle de 1587, numérisées pour Medica rassemblent même avec les commentaires de Daléchamps, ceux de Gelenius, autrefois publiés dans les éditions bâloises. Sans doute l’ère des grandes découvertes de la philologie plinienne est-elle close au XVIIe siècle ; non que les manuscrits à découvrir se raréfient, mais la curiosité qui justifiait les entreprises éditoriales de la Renaissance, la phase de redécouverte et de mise au net du texte de l’Histoire naturelle est sans doute achevée. A la fin du siècle, un jésuite produit même la première grande édition archéologique du texte de Pline. Il s’agit du père Jean Hardouin ; son édition récapitule à la fois les travaux des grands philologues de l’époque et les manuscrits connus d’eux. A ma connaissance, c’est aussi la première fois, dans l’histoire de la philologie plinienne, que l’on mentionne explicitement nombre des grands témoins manuscrits du Quattrocento. Aujourd’hui dépassée, l’édition du père Hardouin devait connaître une fortune inattendue au siècle des Lumières et faire avancer les études pliniennes de façon peu traditionnelle : Cette édition tomba entre les mains d’un personnage de la haute noblesse italienne, Antonio Giuseppe della Torre di Rezzonico, militaire originaire de Vénétie, apparenté au pape Clément XIII. Il n’eut dès lors de cesse que de trouver les manuscrits que le jésuite du siècle précédent avait oublié dans sa liste. Son étude sur la philologie plinienne parut en deux volumes intitulés Disquisitiones plinianae, entre 1763 et 1768. La consultation de cet ouvrage est encore utile aujourd’hui au spécialiste des études pliniennes. Un seul exemple permettra de faire apparaître la précision de sa recherche : les études pliniennes ont été marquées, en Espagne, par les travaux d’un humaniste de Valence qui compta parmi les premiers enseignants de grec au tout début du XVIe siècle. Juan Andrès Strany (en latin Straneus), laissa un commentaire philologique manuscrit de l’histoire Naturelle aujourd’hui conservé à la bibliothèque nationale de Madrid. A ma connaissance, Rezzonico est le premier à expliquer à cette époque qu’il existe en réalité deux copies de ce commentaire manuscrit, et il a raison : l’autre, conservée au XVIIIe siècle aux Pays-Bas, se trouve aujourd’hui à la bibliothèque royale de Bruxelles, dans un lot de commentaires également originaires d’Espagne.

Aux éditions anciennes, la collection Medica a ajouté la traduction de Littré. Comme le souligne l’éditeur dans une introduction que l’on a toujours profit à relire, la traduction de Littré se fonde sur le texte latin de l’édition Lemaire, laquelle reprenait à peu près le texte de l’édition du père Hardouin, publiée à la fin du XVIIe siècle. Cette dernière édition et traduction bénéficiait cependant des derniers apports de la philologie plinienne. A bon droit, Littré soulignait les progrès réalisés dans l’établissement du texte grâce à la découverte du manuscrit de bamberg. Collationné par Jan, ce manuscrit du Xe siècle, d’une grande correction n’offre cependant qu’une copie partielle de l’Histoire Naturelle, couvrant exclusivement la fin du texte, à partir du livre XXXII. Le texte latin qui figure dans le bas des pages de la traduction est donc repris le plus souvent du texte de l’édition Lemaire, sauf pour les lieux les plus évidemment fautifs pour lesquels Littré disposait de nouvelles sources. On notera aussi que, dans son introduction, Littré, le libre-penseur, se montre particulièrement sensible à la dimension religieuse du texte, au regard de Pline, empreint d’une admiration sans borne pour le monde dans sa cohésion totale. Enfin, on trouvera dans son commentaire une première étude sur la fortune de l’Histoire Naturelle : l’académicien retient tout particulièrement l’utilisation du texte de Pline par Vincent de Beauvais en notant à la fois les parallélismes des deux textes et aussi la divergence profonde des auteurs, notamment sur le terrain de leur implication dans chacun des textes.

Notes

[1] Par commentaire, nous entendons ici toute réutilisation du texte, qu’il ait ou non la forme d’un jugement sur le texte original. En ce sens, la réutilisation de Pline dans les grandes encyclopédies médiévales, la citation et l’emprunt ressortissent du genre du commentaire au sens large.
[2] Symmaque, Correspondance, I, 24.
[3] Par exemple : Schiaparelli, Luigi, Il codice 490 della biblioteca capitolare, Roma, Studi e Testi 36, 1924 ; Petrucci, Armando, « Il codice 490 della biblioteca capitolare di Lucca : un problema di storia della cultura medievale ancora da risolvere », Actum Luce, II-2, 1973, p.159-175 ; Mailloux, Anne, « Perception de l’espace chez les notaires de Lucques », Mélanges de l’Ecole Française de Rome, 1997-1, p.21-57.
[4] La bibliographie sur cet éditeur est assez étendue. L’édition de Pline, en particulier, a fait l’objet de nombreuses études. Sans aucune volonté d’exhaustivité, citons : Giovanni Andrea Bussi, Prefazioni alle edizioni di Sweynheym e Pannartz prototipografi romani, Milano, M. Miglio, 1978 ; Monfasani, John, « The First Call for Press Censorship: Niccol Perotti, Giovanni Andrea Bussi, Antonio Moreto and the Editing of Pliny's Natural History », Renaissance Quarterly, 41 (1988):1-31 ; Casciano, Paola, « Il ms. Angelicano 1097, fase preparatoria per l’edizione del Plinio di Sweynheym e Pannartz », Scritture, biblioteche e stampa a Roma nel Quattrocento – Atti del seminario 1-2 giugno1979, p.383-394.

Bibliographie sommaire

Barbaro, Ermolao, Castigationes plinianae, éd. Giovanni Pozzi, Padoue, 1973-1979.
Borst, Arno, Das Buch der Naturgeschichte, Heidelberg, 1994.
Boutroue, Marie-Elisabeth, « Les Annotationes in Plinium de Rhenanus et la tradition textuelle de l’Histoire Naturelle à la Renaissance », dans Beatus Rhenanus lecteur et éditeur des textes anciens, Brepols, p.327-375.
D’Amico, John F., Theory and practice in Renaissance textual criticism : Beatus Rhenanus between conjecture and history, Berkeley-Los Angeles- London, University of California press, 1988.
Ferrari, Giovanna, L’esperienza del Passato, Florence, Olschki, 1996.
Gudger, E. W., « Pliny’s Historia Naturalis : the most popular natural history ever published », Isis, 6, 1924, p.269-281.
Klebs, Arnold C., « Incunables editions of Pliny’s Historia naturalis », Isis, 24, 1935-1936, p. 120-121.
Labarre, Albert, « La diffusion de l’Histoire Naturelle au XVIe siècle », Mélanges C. Nissen,
Nauert, Charles, Plinius dans Catalogus translationum et commentariorum mediaeval and Renaissance latin translations and commentaries, t. IV, Washington, 1980, p.297-422.
Sabbadini, Remigio, « Le edizioni quattrocentistiche di Plinio », Studi italiani di Filologia classica, 8, 1900, p. 443-448.