Une grande maison d’édition scientifique et médicale

par Alain Ségal
président de la
Société française d’histoire de la médecine
alain.segal@wanadoo.fr

 


Les débuts

La rue Hautefeuille vers 1869-1870. A l'avant à gauche, la librairie Baillière.
Coll. Bib. historique de la Ville de Paris

La maison Baillière est née en 1818 de la volonté de Jean-Baptiste Baillière (1795-1885), qui sut quitter le poste de commis qu’il occupait chez Méquignon aîné pour ouvrir une petite librairie au 14 rue de l’École de Médecine, avant de s’installer beaucoup plus tard, en 1850, dans les bureaux historiques du 19, rue Hautefeuille. Dès 1819, il s’empresse de réaliser une première publication avec un ouvrage de médecine légale, en fait la réunion de quatre thèses consacrées à cette matière alors en plein essor. Puis, c’est entre autres l’édition du célèbre Traité théorique et pratique de médecine et de chirurgie de L.J. Sanson aîné (1740-1841) et de Louis Charles Roche (1790-1895), tous deux élèves et gardiens du savoir de leurs maîtres respectifs, redoutés et redoutables, Dupuytren et Broussais. Ce manuel connut un succès considérable puisqu’il perdura vingt-cinq années avec quatre rééditions et de nombreuses traductions !

La réputation de la maison sera complètement assise avec le Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques, celui que l’on citait comme « le quinze volumes », rédigé par des autorités incontestées de l’époque : outre les auteurs mentionnés ci-dessus, Jean-Baptiste Bouillaud , Jean Cruveilhier , Antoine Dugès , Nicolas Guibourg , Francois Magendie , Pierre Rayer et al. Avec en 1823 quarante titres au catalogue, la montée en puissance de J.-B. Baillière, devenu en 1827 l’éditeur de l’Académie de médecine (1), se fait ensuite vraiment sentir car, si en 1829 il co-édite le quinze volumes avec Gabon, Méquignon-Marvis et Crochard, il ne restera plus l’année suivante que lui-même et Méquignon-Marvis jusqu’en 1836, moment où un incendie rue du Pot-de-fer affaiblit ce dernier.


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Bouillaud Cruveilhier Magendie

Editeur et libraire en famille

Il importe de souligner combien certains membres de la famille contribuèrent à cet essor, dès lors que le fondateur les en jugeait capables : son frère, Pierre François Hippolyte, partit diriger en 1831 la librairie londonienne, ses neveux donneront plus tard l’un, Hippolyte Émile, la greffe new-yorkaise, et l’autre, Ferdinand François, celle de Melbourne. En 1848, un autre neveu fondera la maison C. Bailly-Baillière (2, 6).
Jean-Baptiste
Libraire
1818
Françoise
ép. Bailly
Germer
Libraire
Pierre François Hippolyte
Libraire à Londres, 1831
Prosper
Libraire

Lib. Baillière, Tindall and Cox

Emile
Libraire
1856
Henri
Libraire
1862
Carlos
Libraire
à Madrid
1848
Gustave
Libraire
1860
Hippolyte Émile
Libraire à New York
Charles Edmond
Libraire à New York
Ferdinand François
Libraire à Melbourne
Désirée
ép. Aubry
Fabricant d'instruments de chirurgie

Lib. J.-B. Baillière et fils

Lib. Bailly Baillière

 

Lib. Baillière Brothers

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Ce rayonnement particulier devrait attirer l’attention vigilante des chercheurs quant à l’exploitation des archives subsistantes, car celles-ci seraient un exact reflet des lectures scientifiques et médicales de nombreux savants francais et étrangers et permettraient d’expliquer le pourquoi de telle ou telle traduction. Nous savons en effet combien J.-B. Baillière tenait à faire traduire les travaux français mais aussi étrangers : de beaux exemples sont fournis par la traduction de l’œuvre de Samuel Hahnemann, et de celle de Rudolf Virchow , qui veilla lui-même à la qualité de la traduction de son ouvrage essentiel Die Cellularpathologie , complété en français par ses propres soins pour la deuxième édition !


Virchow
Nous ne pouvons non plus passer sous silence les traductions érudites d’œuvres anciennes, telles celles d’Hippocrate   par Émile Littré , dix volumes s’étalant de 1839 à 1861 , ou les Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien par l’érudit philologue Charles Daremberg , voire les œuvres complètes d’Ambroise Paré par le chirurgien François Malgaigne , monument précédé d’une introduction remarquable sur l’histoire de la chirurgie avant Paré et d’une étude documentée de la vie de Paré : Paule Dumaître , éminente spécialiste de Paré, en faisait grand cas (3).
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Hippocrate Littré Galien Daremberg Paré
Pour le XIXe siècle, nous sommes aisément confrontés à la sortie de plus de 4 000 ouvrages, sans parler des journaux régulièrement publiés, reflet eux aussi de l’essor de quelques spécialités (4).

Cependant, nous connaissons moins le rôle de J.-B. Baillière comme libraire d’antiquariat, alors que dans son commerce il rechercha longtemps pour ses clients des livres anciens de médecine et de sciences naturelles, comme en témoignent certaines archives proposées à la vente dans un catalogue commun des librairies Thomas-Scheler et Les Neuf Muses. Ainsi voyons-nous inscrit dans une lettre à J.-B. Baillière en date du 16 octobre 1824, cet extrait émanant du zoologiste-paléontologue Gérard Paul Deshayes (1795-1875) : «Vous me rendrez un grand service si, en bouquinisant, vous veniez à trouver pour 20 ou 25 francs (c’est cher) un livre qui a pour titre De l’oryctologie des environs de Bruxelles par Burtin…». L’expression en bouquinisant est des plus savoureuses et mérite de subsister !


Correspondance et archives

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Ce type de demande à l’éditeur provient aussi de grands médecins comme le chirurgien accoucheur Antoine Dugès , qui fut doyen de la Faculté de médecine de Montpellier. Il collabora avec la célèbre accoucheuse Madame veuve Boivin , également docteur en médecine de l’Université de Marburg, à la réalisation d’un ouvrage sur l’Anatomie pathologique de l’utérus et des ses annexes accompagné d’un atlas de planches gravées et coloriées. Nous le voyons écrire en mars et juin 1825 : «Vous espérez me trouver Hunter et Soemerring… Si vous trouvez Haller au prix de 35 francs. Le Tiedeman me paraît cher. Si le Goodman, Anatomical investigations etc. pouvait passer pour cinq francs…».

Mme Veuve Boivin
Ces missives ont un intérêt fondamental à un moment où paraît un ouvrage capital d’analyse de l’évolution des idées en médecine et en chirurgie sous la plume du professeur canadien Othmar Keel : L’avènement de la médecine clinique moderne en Europe (5). En effet, connaissant le rayonnement rapide de J.-B. Baillière dans toute l’Europe continentale mais aussi sur les îles britanniques et le continent américain, nous pourrions indirectement apprécier les pôles de recherches et d’intérêt de plusieurs grands médecins français et étrangers, et asseoir solidement les thèses d’Othmar Keel montrant que ce processus complexe d’émergence, de structuration et d’institutionnalisation d’une nouvelle médecine ne saurait être réduit à ce qui s’est passé à Paris après la Révolution avec la création des Ecoles de santé, ni aux travaux de ce qu’il est convenu d’appeler l’Ecole de Paris.

L’essor est complexe et bien antérieur, s’étalant entre 1750 et 1815, et concerne l’espace européen. Nous pensons entre autres, comme O. Keel, que l’ouvrage de Michel Foucault Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical se trouve pulvérisé dans bien des affirmations proposées, et que Bichat doit être vraiment considéré comme un homme qui sut produire une géniale synthèse.

Dans les courts extraits donnés ci-dessus des lettres à J.-B. Baillière citant les auteurs du XVIIIe siècle, nous remarquons que ces auteurs recherchés à l’époque figurent parmi les références de Keel, car il inscrit John Hunter plus de 150 fois, Soemerring 7 fois et Albrecht von Haller plus de 50 fois. Cela fait donc réfléchir sur les possibilités offertes par de telles archives dans une démonstration sur l’influence intellectuelle de certains médecins et chirurgiens.

Claude Bernard

Pour en finir avec la correspondance, nous ne pouvons résister à citer un extrait d’une lettre adressée par Claude Bernard à J.-B. Baillière qui le sollicitait pour participer au Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie dirigé par Jaccoud.

Certes le grand savant à cette époque est accablé d’engagements et remanie complètement son laboratoire en vue de modifier son enseignement. Mais le fond de sa pensée, avec sa ferme détermination, éclate le 8 octobre 1863 où, de Saint-Julien, il écrit : « Ce que je n’accepterai jamais, pour ma part, c’est un directeur ; je ne signerai jamais que je reconnais à quiconque le droit de contrôler mes articles et d’en donner le bon à tirer… En résumé, j’ai fait et je ferai avec vous des livres tant que je pourrai ; mais je ne veux pas que vous me donniez un directeur de nom ou d’effet et quel qu’il soit. Sur ce chapitre, nous ne nous entendrons jamais. C’est la seule chose que je vous refuserai toujours… ».

Et J.-B. Baillière sut respecter sa volonté et garder dans son giron l’œuvre de ce génie universel de la physiologie et physiopathologie médicale.

Nous voyons ainsi que, non seulement il faut savoir apprécier la valeur des ouvrages sortis d’une telle maison d’édition, mais aussi, pour les historiens de la médecine, se servir des archives subsistantes dont la valeur intellectuelle peut être considérable dans nombre de recherches. Par exemple, s’il existe encore des feuillets d’épreuves de correction avec des notes manuscrites pour l’édition des Œuvres d’Hippocrate par Émile Littré , je suis convaincu de l’extrême intérêt que cela aurait pour l’éminent helléniste Jacques Jouanna.

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Hippocrate Littré

Il est indéniable que la richesse scientifique des ouvrages parus au XIXe siècle chez Baillière est telle que ce qui gravite autour intéressera tout chercheur. Et dans les Heirs of Hippocrates, bon reflet d’un choix international parmi les richesses de la bibliothèque de médecine de l’Université d’Iowa, nous retrouvons moult célébrités qui furent éditées par Baillière, comme J. Lisfranc , P.C.A. Louis , J. Cruveilhier , J. Amussat , J.B. Bouillaud , F. Leuret , C. Gibert , C.M. Billard , J. Sichel, J.F. Malgaigne , G. Duchenne , A. Nélaton , A. Binet , F.A. Longet , Cl. Bernard , A. Tardieu , J.B. Luys , F. Guyon , J.J. Dejerine et tant d’autres.
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Lisfranc Cruveilhier Bouillaud Duchenne Nélaton
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C Bernard A. Tardieu J.B. Luys F. Guyon

Que le travail d’investigation commence, pour mettre au jour la contribution originale qu’apporta Jean-Baptiste Baillière au monde de l’édition scientifique française (il présida en 1847 le comité d’organisation du Cercle de la librairie) et à l’avancement des sciences.

Références

1. Baillière J.-B. : Histoire de nos relations avec l’Académie de médecine, Paris, 1872
2. Baillière J.-B. : Famille Baillière. Paris, 1885
3. Dumaître P. : Ambroise Paré, son destin posthume , ses historiens. Histoire des sciences médicales, 2001, vol. 35, n° 3, pp. 281-298
4. Dubarry J.J. : Le premier siècle des doyennes des maisons d’édition médicales et scientifiques. Histoire des sciences médicales, 1986, vol. 20, n° 3, pp. 259-266
5. Keel O. : L’avènement de la médecine clinique moderne en Europe. Montréal, 2001
6. Martin H.-J., Chartier R. (dir.) : Histoire de l’édition française. Paris, 1985, tomes III et IV