Numérisation et mise en ligne de l’œuvre d’Etienne-Jules Marey (1830-1904)

Jean-François Vincent
BIU Santé, Service d’histoire de la santé.
jean-francois.vincent@biusante.parisdescartes.fr

Mars 2006

Marey bénéficie dans le grand public cultivé d’une assez grande notoriété. Cette notoriété est cependant d’une nature très particulière. On pourrait dire qu’il n’est souvent connu que « de vue », et souvent sous une identité biaisée qu’il n’aurait pas lui-même admise.

En effet, le principal moyen par lequel la mémoire de Marey est transmise dans le public est l’image : l’image qu’on accroche aux murs des musées, l’image qu’on reproduit dans les revues ou dans les livres d’art. Une partie importante de l’œuvre de Marey se regarde. Parmi ceux qui s’intéressent à l’art, voire à l’histoire des sciences et des techniques, beaucoup ignorent le nom de Marey, mais ont pourtant dans l’œil ces étranges figures de mimes blancs se livrant à un jeu austère de déplacement sur un fond noir, ces coups d’ailes d’oiseaux multipliés sur un seul cliché, et qui donnent à voir le déroulement du temps en l’immobilisant en une image unique.

Il n’est certes pas le seul grand savant à avoir ainsi marqué le regard [1]. Il est probablement bien rare cependant qu’il existe un tel décalage entre ce qu’a voulu faire l’auteur (et qu’il a effectivement réalisé sur un plan scientifique), et ce que la mémoire collective a retenu et fait de ses images, sur un tout autre plan. Marta Braun l’a bien montré dans son magistral Picturing time : le rapport de Marey avec l’art est un rapport ironique [2]. Marey croyait certes que son œuvre pouvait intéresser les artistes, et il le souhaitait : mais il croyait qu’elle les aiderait à aller dans le sens d’une plus grande exactitude objective dans la représentation. Sur ce point, sa relation avec Jean-Baptiste Edouard Detaille a dû le satisfaire : cet estimable peintre académique a travaillé directement à partir de clichés de chevaux faits par Marey pour sa fresque du Panthéon, « La chevauchée vers la gloire » [3]. Pourtant, l’importance artistique de Marey, à nos yeux, n’est certainement pas là. Sans qu’il l’ait voulu le moins du monde, il a ouvert des voies novatrices, parce que les besoins de sa recherche scientifique l’ont conduit à rompre avec la représentation tridimensionnelle et synchronique héritée de la Renaissance. Pour l’art, son héritage principal se situe du côté de Duchamps (Nu descendant un escalier, 1912), et dans celle des futuristes, dans l’œuvre desquels on peut imaginer que Marey n’aurait vu qu’une élucubration. Marey, on le sait, a aussi influencé la peinture en fournissant à l’imagination de certains peintres des formes jamais vues (par exemple, l’influence des expériences d’aérodynamique de Marey sur la toile de Max Ernst intitulée Blind Swimmer I. The effect of Touch (1934) est certaine, et on retrouve des dispositifs scientifiques de Marey dans certains de ses collages [4]). C’est une forme d’influence moins originale – on sait l’appétit des surréalistes, notamment, pour l’imagerie scientifique détournée de son objectif premier – mais réelle. Ainsi Marey a-t-il influencé l’art dans le sens d’une libération de la subjectivité, à l’opposé de ce qu’on peut percevoir de ses propres goûts artistiques.

Ce n’est pourtant pas dans cet extraordinaire décalage que se situe l’erreur la plus courante au sujet de Marey. Marey est perçu, très souvent, comme un photographe. Son œuvre est aussi connue comme un moment majeur de ce qu’il est convenu d’appeler le pré-cinéma. Mais, bien que de remarquables ouvrages aient été publiés sur l’ensemble de son œuvre placée dans une juste perspective, ces deux étiquettes sont à la fois vraies (du moins en partie [5]) et trompeuses parce que trop partielles. Elles laissent tout simplement ignorer que Marey a été tout au long de sa vie, et uniquement, un grand savant, et que son intérêt pour le regard était entièrement orienté par ses buts scientifiques.

Le dossier Marey publié dans Medica a pour intention première de montrer Marey ailleurs qu’accroché aux cimaises des musées. Il le donne moins à voir qu’à lire. Il tente aussi de ne pas laisser de côté trop d’aspects de cette œuvre protéiforme. On se bornera à énumérer les domaines dans lesquels son œuvre est importante : la chaleur animale, la fonction du cœur, la cardiographie appliquée à l’homme, la respiration, le système nerveux et musculaire, la mécanique animale, la physiologie appliquée [6], mais aussi la pathologie cardiaque, la phonation, l’épidémiologie, l’aérodynamique et la locomotion aérienne, l’hydraulique, la balistique, l’éducation physique, l’efficacité du mouvement dans les activités de production, la vérification des instruments de mesure utilisés en physiologie. A cette liste de domaine, il faut ajouter la mise au point d’un nombre considérable d’instruments scientifiques et de méthodes d’analyse. Il faut ajouter encore une activité académique importante, dont certains articles numérisés témoignent, au long d’une carrière qui fut, dès son début, brillante et reconnue par ses contemporains.

On peut se demander à juste titre, à lire cette énumération apparemment hétéroclite, si la bibliothèque numérique Medica, spécialisée dans les documents intéressant l’histoire de la médecine et de la santé, devait accueillir une si grande part de l’œuvre de Marey. Nous avons considéré, à la suite des chercheurs qui l’ont explorée, que l’œuvre de Marey ne pouvait se scinder sans une mutilation qui la rendrait peu compréhensible. Marey lui-même avait une conscience aiguë de la cohérence de son travail :

« Depuis vingt ans, écrit-il dans la préface de la première édition de La méthode graphique dans les sciences expérimentales, à travers des recherches sur des sujets divers, j’ai poursuivi le même but : celui d’étendre la méthode graphique et de l’appliquer au plus grand nombre de phénomènes possibles. On a dit en parlant de mes travaux « que c’était toujours la même chose ». Cette appréciation, dictée sans doute par une excessive bienveillance, serait, si je l’avais méritée, la plus grande récompense de mes efforts. Elle prouverait que j’ai approché de mon but, qui était de soumettre un grand nombre d’études à une méthode unique, à celle qui me semble promettre à la science un rapide développement. » [7]

Nous pensons donc que montrer la diversité de cette œuvre était nécessaire pour ne pas la trahir.

L’objectif des choix effectués au sein de l’œuvre est triple : contribuer à modifier auprès du public cultivé la figure de Marey, et lui rendre la stature de grand scientifique que la connaissance de ses travaux photographiques a distordue ; donner des matériaux nombreux aux spécialistes qui continuent à travailler sur Marey ; en permettre une meilleure connaissance à l’étranger, par la numérisation des œuvres traduites qu’il nous a été possible de récupérer.

La collection de documents présentée ici ne vise cependant pas à l’exhaustivité. Celle-ci serait très difficile (et très coûteuse) à atteindre. Elle n’aurait sans doute pas non plus beaucoup d’intérêt, car Marey publiait souvent plusieurs versions d’un même article dans diverses revues : qui se donnera jamais la peine, sinon de façon ponctuelle, de vérifier quels détails diffèrent dans les versions multiples d’un article publié, à la même date, avec la même pagination approximative, sous le même titre, dans des périodiques différents ?

Voici ce que nous avons tenté de numériser. Nous insistons vivement sur le fait qu’elle pourra être complétée, à la demande et dans la mesure du possible, en fonction des besoins que des chercheurs exprimeraient :

  • Toutes les monographies que nous avons pu nous procurer (y compris la thèse de Marey et ses titres et travaux)
  • Tous les documents en langue étrangère que nous avons pu nous procurer
  • Toutes les communications à l’Académie des sciences [8]
  • Toutes les communications parues dans le Bulletin de l’Académie de médecine [9]
  • Les articles parus dans la revue La nature et qui n’avaient pas fait l’objet d’une autre version dans un périodique plus prestigieux (Compte rendus de l’Académie des sciences par exemple)
  • Les articles parus dans les Comptes rendus des séances et mémoires de la Société de biologie
  • Les articles parus dans la Revue des cours scientifiques de la France et de l'étranger (devenue Revue scientifique)
  • Les articles parus dans les Annales des sciences naturelles (zoologie)

Le dossier a été complété, de façon plus occasionnelle, par divers documents trouvés au fil des recherches (par exemple l’Hommage à M. Marey [10] de 1902, ou la leçon inaugurale de François-Franck [11] (1905), qui nous a paru être un très intéressant témoignage d’un des proches collaborateurs de Marey.)

Surtout, nous avons eu la chance d’obtenir que le Collège de France nous autorise à mettre en ligne la reproduction de cinq des précieux « albums Marey »[12] qui sont conservés dans sa bibliothèque. Ces pièces originales sont constituées par des tirés à part d’articles de Marey ou de ses proches collaborateurs à la Station physiologique, qui sont entrelardés de tirages originaux de photographies effectuées lors des travaux. Réalisés entre 1882 et 1889, ils étaient destinés à démontrer à la Ville de Paris, qui attribuait des subsides, la qualité des travaux qu’elle avait encouragés [13]. Nous ne saurions trop remercier ici le Collège de France pour la confiance qu’il nous a témoignée.

Nous remercions également chaleureusement l’Académie de médecine de nous avoir permis de numériser plusieurs documents qui nous manquaient.

L’ensemble du dossier compte 240 documents, et 13500 pages.

Le travail n’aurait pas pu être réalisé sans le secours des bibliographies des ouvrages suivants :

  • Braun, Marta. Picturing time : the work of Etienne-Jules Marey, 1830-1904. Chicago : University of Chicago press, 1994
  • Snellen, H.A. E.J. Marey and cardiology : physiologist and pioneer of technology, 1830-1904 : selected writings in facsimile with comments and summaries, a brief history of life and work, and a bibliography. Rotterdam : Kooyker, c1980
  • Mannoni, Laurent. Etienne-Jules Marey : la mémoire de l'oeil : [exposition, Paris, Espace Electra, 13 janvier-19 mars 2000]. - Milano : Mazzotta ; [Paris] : Cinémathèque française, cop. 1999
  • Communication d’Etienne-Jules Marey à l’Académie de médecine. Document non publié, généreusement fourni par la bibliothèque de l’Académie nationale de médecine.

Ce dossier sera complété en 2007 par la mise en ligne sur le site de la BIUM d’une importante collection de plaques de verre (plus de 450), numérisées par le Collège de France et appartenant à ses collections. Ces plaques, décrites avec un soin remarquables au Collège de France, feront l’objet d’une présentation par le Professeur Marta Braun (Ryerson University, Canada).

Remerciements

Merci aux auteurs qui ont bien voulu nous confier leurs textes de présentation : Pr. Simon Bouisset (Université Paris-Sud), Pr. Claude Debru (Ecole normale supérieure), Pr. Thierry Lefebvre (Université Paris 7).

Ce dossier n’aurait pas pu être réalisé sans l’aide ou la bienveillance des personnes suivantes :

  • Collège de France
    • M. le Professeur Jacques Glowinski, Administrateur
    • M. le Professeur Alain Berthoz
    • Mme Marie-Renée Cazabon, directrice du Service des Bibliothèques et Archives, et son équipe
  • Académie de médecine
    • Mme Laurence Camous, directrice
    • Mme Marie Davaine
  • Université Paris-Sud
    • Pr. Simon Boisset

Notes

1. Le rapprochement souvent fait entre Léonard de Vinci et Marey est sur ce point aussi défendable.
2. Braun, Marta. Picturing time : the work of Etienne-Jules Marey, 1830-1904. Chicago : University of Chicago press, 1994, p. 316
3. Picturing Time, p. 271
4. Reproduit in Picturing Time, p. 316
5. Marey s’est parfaitement expliqué sur sa relation au cinéma, dont il laissait explicitement la paternité aux frères Lumière, sans regret : son but était d’obtenir l’analyse du mouvement, non sa reproduction synthétique. Il aura permis le cinéma, mais ne le visait pas.
6. Jusqu’à ce point, l’énumération reprend les divisions données par Marey lui-même dans Titres et travaux de M. Marey (s. d. ; 1868 ? , et dans Notice sur les titres et travaux scientifiques du Docteur Marey (1876).
7. E. J. Marey. La méthode graphique dans les sciences expérimentales et particulièrement en physiologie et en médecine. - Paris : G. Masson, 1878. P. XIX. Noter que cette dernière page de l’introduction diffère de la page XIX de l’édition de 1885, reproduite dans Medica . On ne s’étonnera donc pas de ne pas trouver cette citation dans l’ouvrage en ligne. Le reste de l’ouvrage semble identique, d’après les sondages que nous avons effectués, y compris l’erratum final qui semble attester qu’il ne s’agit bien que d’un retirage enrichi du « supplément sur le développement de la méthode graphique par la photographie. »
8. On s’est permis d’omettre quelques annonces très brèves qui ne nous ont pas paru présenter d’intérêt. Les autres lacunes seraient des erreurs.
9. Là aussi, quelques notules nous ont semblé dénuées d’intérêt et ont été omises.
10.
11. Cours du Collège de France. Leçon d'ouverture, 3 mai 1905. L'oeuvre de E.-J. Marey, membre de l'Institut et de l'Académie de médecine, professeur au Collège de France de 1869 à 1904, par M. Ch.-A. François-Franck.
12. Le Collège de France nous a également permis de numériser la version de 1885 de La méthode graphique, qui ne se trouve pas à la BIU Santé.
13. Picturing time, p. XIV.