HÉMARD Urbain (1548 ?-1618 ?)

« Recherche de la vraye anathomie des dents, nature et propriétés d’icelles »
Lyon : Benoist Rigaud 1582

Présentation par Micheline RUEL-KELLERMANN
Chirurgien-Dentiste Honoraire, Docteur en Psychopathologie Clinique et Psychanalyse
Membre de l’Académie Nationale de Chirurgie Dentaire
Présidente de la Société Française d’Odontologie Psychosomatique
Secrétaire générale de la Société Française d'Histoire de l’Art Dentaire (SFHAD)
micheline@ruel-k.net

La Recherche est le premier ouvrage français entièrement consacré à l’odontologie. En dépit d’un fatras de citations anciennes et modernes souvent confuses ou répétitives, on ne peut pas se permettre d’ignorer la Recherche parce qu’elle a été l’ouvrage de référence pour Fauchard. Dans les préfaces des deux éditions du Chirurgien-dentiste (1728 et 1746), il dit que Hémard est l’un des deux écrivains qui ont parlé des dents & de leurs maladies en particulier ; le citant souvent, il semble avoir été impressionné par son érudition : Ses recherches qui sont très bonnes et très utiles font voir que ce chirurgien avait lu les anciens Auteurs Grecs et Latins, qu’il employe judicieusement dans tout son Ouvrage. Il en tirera à la fois des erreurs d’interprétation mais aussi les incontestables avancées dues à Eustache, sans qu’elles soient clairement établies par Hémard. Rappellons qu’Eustache est le premier auteur à avoir fait état de ses sources dans ses Annotationes.

Éléments biographiques

On sait par Georges Dagen ce que l’abbé J. Rouquette découvre en 1889 et relate dans les Annales du Rouergue et du Quercy (Bibl. Nat. 4 - Z - 526, p. 260) : Urbain Hémard, médecin et chirurgien rouergat, est né à Entraygues dans l’Aveyron. Il ne précise pas sa date de naissance ; celle de 1548, communément avancée par Weinberger, Hoffmann-Axthelm et d’autres semble bien improbable. Il fait ses études dans la célèbre Université de Montpellier et s’établit à Rodez où il exerce les fonctions de lieutenant du Premier chirurgien du Roi pour ses confrères de la sénéchaussée et diocèse de Rouergue. Il fut, semble-t-il, très apprécié de ses confrères. Lorsqu’en 1589, il alla à Aix-en-Provence, alors désolé par la peste, il y obtint les plus flatteuses louanges de Davin, médecin du Roi.

C’est vraisemblablement à Rodez où il est depuis 1529, que l’évêque Georges d’Armagnac (1501-1584) souffrant d’odontalgies fait appel à Hémard. Selon Rouquette, il deviendra cardinal en 1544, évêque de Toulouse en 1562, puis, d’Avignon en 1576.

Carlos Gysel note que Hémard dit avoir été, durant dix ans au service du Cardinal d’Armagnac auquel la Recherche est dédiée ; il en déduit que le Cardinal aurait donc eu recours à ses services de 1552 à 1562. La Recherche ne paraîtra qu’en 1582 à Lyon, suivant de quelques mois un Essay sur les dents et, seulement trois ans avant la mort du Cardinal.

Weinberger et Hoffmann-Axthelm prétendent qu’il est mort en 1616.

L'ouvrage

Origine et objectifs de la Recherche

C’est l’odontalgie du Cardinal qui est à l’origine de la Recherche. Dans son épistre à Monseigneur le Révérend, Hémard dit bien que c’est pour satisfaire Sa Seigneurie qui lui demandait les causes & raisons d’une si forte douleur & des autres propriétés qui se trouvent es Dents plus que aux autres os, qu’il s’efforça, après lui avoir dit ce qu’il avait pu en apprendre en divers lieux de la France (…) d’en recueillir un discours des plus grands Autheurs (…). Ne délibérant pas pourtant, que ce mien peu de labeur vint jamais en évidence au public pour le peu de doctrines contenues en iceluy.

S’adressant ensuite aux jeunes estudiants en la chyrurgie il souhaite qu’ils ne soient pas des  cuisiniers & bouchiers,  comme le déplorait déjà Guy de Chauliac, et acquièrent la  congnoissance de ce corps humain qui veut être manié aveq tous les respects (…) composé des parties si diverses, si nobles & si tant necessaires, que celles qu’on estimerait les moindres & les plus simples, donnent bien de quoi penser aux mieux versez en l’anatomie. Ainsi, comme on peut voir en la Recherche de la Nature & propriété des Dents, qui sont bien si remarcables que je me suis efforcé quelques fois à les congnoistre de bien pres, & conferé les opinions des Autheurs plus anciens, aveq celles des modernes qui ont mieux espluché c’est argument. Mais je l’ai trouvé si debatu et si différent que presque il serait impossible d’en tirer une meure resolution, si après tant de diverses opinions, on n’en faisait un solide jugement par l’Anathomie d’icelles.

Carlos Gysel note que ce propos fut exactement celui, vingt ans plus tôt, du Libellus de Dentibus d’Eustache. Comme ce dernier, Hémard annonce ses références, les autheurs desquels, on a tirées les Authorités citées en ce discours des Dents. Plus de la moitié appartient à la littérature gréco-latine, certains au Moyen Age (Avicenne, Chauliac, Gordon) et parmi les contemporains, Ambroise Paré, Joubert,Vésale, Fallope, mais le moins souvent cité est Eustache.

Ouvrage de compilation annoncée, les vingt-trois chapitres sont présentés sous le titre :

« De la Nature et Propriété des Dents aveq leurs maladies et propres remedes ».

Les six premiers sont consacrés aux généralités dont trois au sentiment.

I : Du nom, du genre, & substance des Dents.

Citant ses auteurs favoris Hippocrate, Aristote et Galien : Les Dents diffèrent de autres Os, en naissance, accroissement et sentiment. (…) elles ne peuvent être broyees ny reduites en cendre comme le reste des Os de notre corps (p. 2). (…) On leur peut donner le nom de parties instrumentaires, non pas pour le regard seulement des simples & petites particules, soit d’Arthères ou vaines, Nerfs ou Membranes, qui se trouvent disséminées en leur cavité à ce ordonnées : mais à raison de leur forme & particulier office (p. 3).

Ce premier chapitre est, selon Carlos Gysel, celui-la même du Libellus, à ceci près qu’il oublie le plus important où Eustache, pour la première fois dans l’histoire de l’odontologie, différencie explicitement l’émail de la dentine : la dent a deux substances, tout comme l’arbre qui a une écorce et ce qui se trouve sous l’écorce (Gysel, p. 402).

II : De la nécessité des Dents & de leurs propriétés différentes des autres Os

Mâcher pour assurer  la concoction de laliment (p. 6).

Proferer la parolle, vray truchement & interprete des conceptions de notre Ame (p. 7).

Citant Pline qui dit qu’elles nous ont été données pour nous servir d’armes et de deffence, il soutient Aristote qui estime que par la Nature, l’homme est orné de raison & prudence suivie de modestie qui sont les meilleures armes qu’il porte (p. 8).

III : Des particulières propriétés des Dents

Outre le sentiment qu’elles ont plus que les autres Os, parce qu’elles sont toutes en évidence, & à découvert  (p. 9), les dents s’en distinguent encore par la blancheur qui, lorsqu’elle ne s’altère pas au fil du temps,  montre la tempérance de l’homme avoir été grande en ses jeunes années (p. 10).

 Les dents croissent incessamment à proportion qu’elles se liment & aplanissent par l’attrition qui se fait en la mastication . À cette affirmation de Galien, qui perdurera jusqu’à Hunter en 1775, il ajoute que la perte d’une antagoniste fera qu’avec le temps croistra quasi autant en longueur, par dessus ses compagnes (p. 12).

Il réfute l’idée que les dents vénéneuses gâteraient les miroirs (p. 5).

IV : A savoir si les Dents ont sentiment & a quelle partie le doit-on attribuer

Si les Dents ont un sentiment propre ou bien par Sympathie ou communication : quoique fort débattue, la sensibilité des dents pour Hémard est certaine : La solution de lasquelle question sera bientost mis hors de doubt, si l’on se veut tant soit peu arrester à congnoistre leur essence & pure composition (p. 14).

On retiendra la description de cette mystérieuse Stupor dentis qui perdurera elle aussi au XVIIIe siècle : Comme l’estomac ressent la faim et la soif, Les Dents par un spécial don de l’atouchement, ou accident d’iceluy, sont offencées de Laymodie comme disent les Grecs, le Latin l’appelle stupor ou Congelatio, le Français esgassure, & en ce pays D’entrigue laquelle n’advient à quelconque partie du corps qu’aux seules Dents (p. 19). Il en sera à nouveau question au XXIIe chapitre.

Enfin, Les dents & la langue ayans un mesme goust, avec une particulière espèce de sentiment du tact, ne surmontent pas en cela seulement tous les autres Os, mais plusieurs autres parties qui n’ont pas un trop dur sentiment (p. 19).

V : Comment est ce que la substance des Dents est faicte participante de sentiment, & si elle peut être offencée de toute qualité qui la touche

Il faut dire que les Dents ont cela de propre qu’elles ne sentent pas toutes choses qui les altèrent & changent indifféremment, ny qu’elles ne sentent pas une même douleur, de ce qui peut les offencer. (…) Nous devons louer cet incompréhensible facteur de toutes choses, qui a donné particulier sentiment aux dents, parce qu’elles doivent être exposees toutes nues au chaud & au froid, & à tout ce qui rompt, qui casse, et qui brusle  (p. 23-24).

VI : Si les Os ont sentiment

 Je diray donc que si le nerf & la membrane liez ensemble, entrent dans la capacité et espace de la dent, luy donnent un exacte sentiment, il s’ensuit de necessité que les autres os par le consentement du Perioste, ayent au moins un sentiment plus dur & plus obcur (p. 26).

Carlos Gysel signale que ces trois précédents chapitres sont encore largement empruntés à Eustache, mais intervertis, et mêlés à des citations d’Aristote ou à d’autres, ce qui leur ôte souvent toute clarté ( Gysel, p. 403).

Les sept chapitres suivants sont consacrés au développement de la denture dont quatre à l’odontogénèse.

VII : De la matière de laquelle les Dents sont engendrées selon la commune opinion des Philosophes & des Medecins

 Les premières Dents (dit Hippocrate) s’engendrent du nourrissement que l’enfant prend dans la Matrice, & après que l’enfant est né, & qu’on l’alaicte, elles sont faictes du lait ; et quand celles la sont tombees, elles s’engendrent du manger & du boire que faict l’enfant (p. 30).

Sans citer Eustache il en reprend l’essentiel sur l’odontogénèse : La matière de toutes les dents, tant de celles qui renaissent, que de celles qui sortent fort tard de la Mâchoire & gencive a été preparee dans la Matrice au commencement de la Generation ; & que lors, (comme les jeunes plantes), les dents commençant a prendre quelque petit traict de leur forme, ainsi qu’on a curieusement observé faisant la dissection Anathomique, & que, despuis peu à peu nature les parfait les unes tost, & les autres fort tard ; certainement nous ne sommes pas éloignés de la vérité  (p. 31-32).

VIII : Que les première Dents qui naissent, & les secondes qu’on estime renaître sont formées dans la matrice

j’ai trouvé [ après dissection de nouveaux-nés] seulement les dents Incisoires, les Canines, & trois Machelières de chaque cousté de mâchoire, à scavoir la seconde, la troisième & quatrieme, lesquelles estoit partie osseuses partie mucillagineuses, de médiocre grandeur, garnies à l’entour de leurs petits estuits ou alvéoles. Et depuis ayant tirees dehors lesdictes dents Incisives & Canines, il se trouve un entre deux osseus, lequel ayant pareillement osté, il se présente de dessoubs autant de dents Incisives, & Canines, toutes presque mucillagineuses représentant la substance d’un blanc d’œuf à demy cuitte, moindres pourtant que les précédentes, estant cachees dans les mesmes estuits après les premières. Quant est des premières Machelières & des gemeles qui à sept ans ou longtemps après commencent à sortir, je confesse n’en avoir jamais trouvé aucune trace ny commencement. Toutefois, il est vray semblable & raisonnable aussi qu’elles ayent pris dans la matrice tout ainsi que les Incisoires & Canines secondes, quelque petit commencement de naissance, & forme moins apparante toutesfois, mais qui despuis se façonne & parfait tout ainsi que des autres (p. 36).

IX : De la considération des raisons d’Hippocrate et d’Aristote sur la matière des dents et naissance d’icelles

Aucune raison valable de dire que les dents se refont estant perdues (…). Au commencement elles ne naissent point, mais sont cy après produites du nourrissement des os ; (…) il faut certainement croire que ces dents qui semblent se refaire (vers la septième année) sont déjà formees avecque les premieres de la mesme matière de laquelle la machoire est faicte, ainsi que nous faict foy l’Anathomie a laquelle (comme dit Galien) il s’en faut rapporter ( p. 40-41).

X : Comment est ce que les Dents sont formées & parfaictes

Ayant coupé l’os de la machoyre [ d’un nouveau-né] , j’ai trouvé toutes les dents incisives, les Canines, & les trois Machelières, encore moles & imparfaites estant cachees dans leurs petits estuiz & alvéoles, distinguées d’un entre deux osseux, & a chacune une petite peau blanche mucillagineuse & tenace, laquelle estoit enveloppee d’une membrane ainsi qu’un fruict de son escorce (p. 42).

XI : De la première sortie des Dents

En premier, les quatre  fendantes communément appelées dents de laict, appelées aussi par Galien Gelasines ou Riantes, ou encore tranchentes comme des couteaux. Ensuite, les canines ou dents de chien ou encore œillères (eu quelque esgard à la rectitude de l’œil) qui vont briser et casser de leur grande force. Puis les machelieres ou Marteaux qui pillent, menuisent & brisent totalement ce qui est taillé par les dents de laict, & froissé des œillères (p. 44-45).

XII : De la seconde sortie des dents

Au nombre de seize de chaque mâchoire (p. 43), (…), elles ne sortent pas toutes, à coup n’y en même temps (…). Le plus communément dans le cours de sept Années de ses trente et deux dents, les vingt & huit se montrent évidemment, lesquelles selon l’opinion de Phaloppe ne semblent être qu’appendices des secondes qui viennent après. Parce que la plupart des dents en ce temps là, se laissent choir et tomber d’elles mesmes, ou les enfants les santent branler, les arrachent à peu de force liees d’un filet, de sorte qu’elles se trouvent sans aucune racine, portant au dessous la marque de la seconde dent, qui la pousse dehors pour se faire place. Entre celles qui ne se changent point, Pline met les premieres Machelieres joignantes les canines quant il dict : Touchant les machelieres qui sont apres les dents de l’œil, elles ne tombent jamais à quelque animal que ce soit ; Toutefois, nous Anathomistes n’y mettent point de distinction parce que indifféremant elles se remuent & tombent (p. 47-48).

Voici la remarque de Gysel (p. 404-405) : « La portée du Libellus, écrit pour montrer que Vésale, le premier anatomiste de notre temps (p. 23), s’est trompé à propos des « appendices » dentaires, échappe à Hémard qui semble adopter cette théorie en l’attribuant erronément à Faloppe et en affirmant que toutes les dents se renouvellent. Ceci est pourtant en contradiction avec les affirmations formelles d’Eustache d’après lesquelles, toutes les (grosses) molaires ainsi que la première molaire de lait – incompréhensible erreur de la part d’un observateur aussi perspicace ! – ne se renouvellent jamais, bien qu’il admette encore qu’elles le puissent dans des circonstances exceptionnelles. L’auteur de la Recherche ne s’en doute pas, et prouve davantage son incompréhension lorsqu’il prend pour une preuve de la théorie des appendices ce qui pour Eustache, démontre son inanité : Quelques unes des secondes dents percent parfoi les Alvéoles à costé, & croissent à travers se lient avec la dent premiere qui est un vice en la conformation, bien remarquables, toutefois pour monstrer que les premieres dents ne sont que les appendices des secondes. » ( p. 48).

Quant aux quatre dernières dents, parfois, fort tardives à se monstrer, elles poussent selon Avicenne (et bien d’autres),  hors des gencives au temps que l’homme commence d’entrer en sa gaillardise & se rendre apte en la génération qui est de vingt et un à trante ans. (…), Il les appelle (…) dents de prudence, & de discrétion parce que en cest aage l’homme doit avoir jugement. Ces dents en leur sortie font une extreme douleur, laquelle abuse souvent médecins et chirurgiens (p. 49).

XIII : Des racines et liaisons des Dents

 Chaque dent est fichee dans sa fossette qui la serre et estraint si fort que aysement elle n’est pas esbranlée, & ce qui est plus considérable c’est que les fossettes sont proportionnees aux racines des dents, a scavoir grandes pour les grandes, & petites pour les petites, cette lieson et assemblage est appellee des Grecs gomphose, c’est à dire claviere, à la sorte qu’un clou est fiché dedans du bois ( p. 52).

Les dix derniers chapitres traitent de la pathologie

XIV : Des maladies qui adviennent en la première sortie des dents

Ce sont depuis Hippocrate : le prurit des gencives, fièvres et convulsions, flux de ventre, vomissement, tout particulièrement pour les canines plus grosses et pointues que les petites de devant, & par ainsi éclatent et piquent la gencive avec plus de violence (p. 55).

Suivent les sept pronostics d’Hippocrate sur les influences météorologiques.

Les remèdes sont à voir chez M. Vallambert medecin qui a fait un beau et ample recueil de toutes les maladies qui peuvent survenir aux petits enfants (p. 57). [ De la manière de nourrir et gouverner les enfants dés leur naissance, Poitiers, 1565]

XV : Des moyens & remèdes pour adoucir la douleur qui se faict en la premiere sortie des dents des petits enfants

 Quand donc l’enfant commencera a sentir quelques demangeaisons aux gencives, qui se congnoistra pour autant qu’il porte souvent le doigt à la bouche, ou la première chose qu’il peut empoigner de sa main, avec ce qu’il bave plus que de coutume à rayson de la chaleur & inflammation qui se commence à faire aux gencives, il faut alors employer deux sortes de remèdes, encore que le commun n’y face guere rien que leur passer souvent le doigt dessus, ou leur bailler un jouet d’argent auquel ils font le plus souvent enchasser une dent de loup, estimant que cette dent aye quelque vertu cachee pour faire tost & promptement sortir les dents à leur enfant  (p. 59).

 L’ordinaire est d’engresser le doigt de beurre frais, & le passer souvent dessus la gencive ; graisse de poule, cervelle de lièvre, miel sont également recommandés et le vin proscrit aux nourrices (p. 60).

XVI : Des maladies des secondes dents

Toujours selon Galien, elles sont intérieures (ne se voyent point), ou extérieures (qui sont toutes evidantes). Les defluxions (qui adviennent par dedans) sont chaudes ou froides (comme la température du malade porte) et plus ou moins douloureuses.

 Les defluxions y sont de mesme qu’aux autres parties [ du corps] , attendu que les vaisseaux y sont pour les porter, les cavités pour les recevoir, et les nerfs pour les faire sentir & congnoistre (…). La plupart de ces violentes defluxions se termine par un petit abcès qui se forme en la dite gencive. (…) Quelquefois elle se corrompt dedans la dent elle mesme, la gaste, & la rend carieuse & vermoulue. (…). Parfois aussi de cette corruption s’engendre un ver au creux de ladicte dent, selon le dire de plusieurs, & mesme d’Avicenne, ce que je nay peu rencontrer pour encores (p. 63).

D’autres defluxions font des abcès à l’intérieur des dents :  lesquels j’ay faict voir aveq grande admiration de plusieurs grands personnages qui s’esmerveilloit d’ou venoit la forte douleur de la dent, puisqu’elle n’estoit point gastée par dehors, mais l’ayant rompu, & trouvée la pourriture dedans punaise & insupportable à sentir, ils estoit contraints d’admirez les effects merveilleux de la nature (p. 64). [ Il s’agit bien ici d’une gangrène pulpaire]

XVII : Des remèdes & moyens pour subvenir aux maladies des Dents, faistes de cause Antecedante

Les Dents sont offencées d’extreme douleur par la cause interieure que nous appelons Antecedante, & leur ameine les mesmes accidents qui surviennent aux parties charnues  (p. 64). Le rhume chaud sera traité par des saignées, des purgations, des ventouses ou même des sangsues. Si c’est humeur froid, la purgation y semble fort commode [ et préférentiellement par] pillules (p. 66).

Localement, on pourra repousser la fluxion en resserrant les vaisseaux par les astringents  (p. 66). Et en cas d’échec : il faudra user des narcotiques remèdes ou estupefactifs pour hébéter le sentiment . Suivent quatre prescriptions magistrales.

Il rejette les emplâtres sur les tempes, qu’il a vu de peu d’effet sur son père. De même, critique t-il  ceux qui s’attendent avoir soulagement de la douleur des dents par certains billets & charmes, ou par remèdes appliquez sur la vole de la main du costé de la dent malade, dequoy j’ay veu tant d’abus, que j’ai quitté toutes ces choses comme vaines & remplies de superstition  (p. 69). Enfin,  les remèdes distillés dans l’oreille  seront particulièrement appropriés pour les defluxions froides (p. 70).

XVIII : De ce qu’on doist faire si la douleur ne se passe

 Nous sommes contraints sans attendre de recourir à l’extreme remede, qui est d’arracher promptement la dent malade & douloureuse, affin de se tirer hors de la rage qu’ont expérimenté ceux qui ont été assaillis de semblable peine. Quelques modernes baillent un moyen pour emporter la sommité de la dent & la deschappeller aveq tenailles (…) affin que l’humeur sejournant dedans les cavitez de la dent, soit mis hors & evacué. Mais peu de personnes veulent souffrir cette façon de faire (…), cuidant bien que les racines qui restent leur feront après autant de mal qu’auparavant (p. 72).

Faute d’arracheurs de dent, plus proches des grandes villes et menteurs, parce qu’ils promettent indifféremment heureuse yssue de toutes choses, le chirurgien doit être exercé à cette œuvre qui  doit estre faict tost & seurement, & de bonne grace, scavoir si bien attirer le cueur du patient (mesmement s’il craint les fers des opérations) qu’il se remette du tout en l’appuy de son chirurgien (p. 73).

Que le Davied ne soit pas trop serré, & que le chirurgien pousse de son gros doigt de l’une de ses mains & la dent, et le fer en dehors après l’avoir aucunement decharnee, & qu’il l’agraffe le plus bas qu’il pourra de l’Alveole, à grand peine s’il ne l’emporte dextrement, autrement s’il veut à force de son Davied serrer par trop la dent, il ny en a point de si forte (quand bien elle serait massive) qui ne rompit, à plus forte raison celle la rompra qui est deja vermoulue. A laquelle operation quelques uns vont si lourdement qu’ils emportent un morceau de la machoire (…) Il se doibt souvenir de presser bien fort la gencive dillaceree, après avoir laissé fluer un peu de sang, afin que l’aymorrogie ne s’irritat davantage comme il advint une fois à ma douce mère, à laquelle ayant esté ararchee une dents sans lui serrer la gencive, il lui survint une telle aymorrogie, qu’elle en eut finis ses jours, sans l’aide du cautere actuel (p. 74).

XIX : Si on peut guérir la forte douleur des Dents par billets & par charmes

Revenant aux effets de l’imagination et des facultez Animales, et l’on dirait maintenant auto-suggestion, Hémard estime que le malade persuadé & croyant fermement le mistere qu’on lui propose est tellement esmeu en son ame, que de cette esmotion se peut faire un detournement d’humeur du lieu malade aux autres parties du corps (p. 76). De même, les chirurgiens ont tous ouy dire souvent comme ilz ont trouvé plusieurs personnes a demi desesperees de douleur de dents, qui les faisait resoudre à la faire arracher, mais arrivé que le chirurgien estait, & mis en estat pour ce faire, le malade, de male peur, ne sentait aucune douleur, & par ainsi demandait trèves jusques à un autre jour que la douleur revenait, & quelquefois non.

N’a ont pas aussi expérimenté, les dents de certaines personnes se douloir si tost qu’ilz entendoit le son & bruit d’une lime, raclant sur quelque fer assez rudement  (p. 77). Martin, Fauchard, Mouton et bien d’autres évoqueront ces phénomènes encore observés de nos jours.

XX : Des tremblements & rouillures ou vermoulures des dents

 Quand il advient que pour les continuelles defluxions, les dents sont esbranlees à cause de la grande humidité, laquelle eslargit les Alveoles, & rend lache & mol le ligament desdites dents , Hémard y remédie  aveq les astringents les plus gaillards & forts qui se trouvent distillés en Alambic de verre (p. 78). On pourra aussi en frotter les dents qui sont vermoulues & en faire couler dans leurs cavitez. Et contre la carie des dents, la Thériaque fine détrempée en vin blanc (p. 79). Lorsque l’esbranlement des dents vient par un coup ou grande cheutte (…), le laict d’Anesse y est fort recommandé si on les en lave souvent & faut que le jeune Chirurgien se prenne bien garde de les arracher de tout, perdant esperance qu’elles ne se puissent reprendre encor qu’elles soyent bien fort esbranlees. Car l’experience luy apprendra comme cela est faisable, qu’elles se puissent s’asseurer, moyennant que nature n’aye point d’empeschement, comme elle à en celles qui branlent par pourriture & arrosions de l’humeur de fluant (p. 80).

Les dents encor sont subiectes à une rouillure qui s’y attache & par traict de temps si endurcit comme pierre les faisant peu à peu separer de la gencive, rendant les dents rousses, mal collorées, & mal sentantes . Il provient des continuelles vapeurs d’un mauvais estomac, lesquelles s’y attachent comme la suie se faict de la fumée du feu et s’empoignent aux murailles de la cheminée (p. 80).

Autant pour prévenir que pour y remédier : éviter tant qu’on pourra la crapule ou le manger desordonnement. Après le repas et aussi le matin : on fera tremper un bout de serviette dans de l’eau & s’en frottera on les dents. Mais si la crasse & rouillure avait déjà faicte croute (…) il faudrait lors faire passer un burin pardessus, & racler hardiment toute cette crouste endurcie. Et si elle résistait au burin (…) rien ne la peut mieux amollir n’y faire promptement separer que faict l’huille de soulphre, ou celuy de mercure pris légèrement au bout d’un morceau de bois faict en mode de curedent (p. 80-81).

Pour les entretenir, les frotter chaque matin avec une poudre à base de corail, porcelaine… ; et les blanchir avec une poudre de pain noir de ménage rosti sous la cendre ou des raclures de corne de cerf en poudre bouillies en vin blanc (p. 81).

XXI : De l’esbranlement qui advient es dents à rayson de l’usage de l’argent vif

Qu’il soit en fard aveq le sublimé, comme font bien souvent les dames en divers lieux, qui se composent un beau masque de telles drogues au grand dommage & interest de leurs dents, ou bien pour le mettre en usage en l’egressement qui se fait pour la guerison de la maladie vénérienne, (…) les pauvres dents en reçoivent un grand dommage, pour autant que le vif Argent qui se ressout aysement en vapeur, comme on peut remarquer en la mixion qu’en font les doreurs & les orfevres, s’attache si bien contre les dents qu’il les remplit de grosse Crasse, & noire vapeur, laquelle peu à peu eschauffée, se rend insupportable de sa puanteur, rongent avec le temps la plus part non seulement des dents, mais aussi de la machoire, voire comme on a veu les os des bras & des jambes. De quoy je puis attester avoir veu les effects aveq monsieur Fueldes mon cousin docte & bien expérimenté chirurgien, lors que l’on nous amena certain malade assez loin de notre ville de Rhoudes pour le guérir de certains ulcères qu’il disait avoir eues à la bouche depuis longtemps. Luy voulant faire ouvrir la bouche pour bien remarquer le mal, il nous getta une halaine puante procedant de la corrosion de l’argent vif duquel il avait esté misérablement engressé par quelque barbier de village, que force nous fut le quitter pour cette heure, attendant que nous fussions armé de quelque Antidot pour résister à une si puante alaine. Mais le jour ensuivant comme il fut revisité, il se trouva avoir huict dents de la partie gauche de la machoire supérieure, voire la machoire mesme toute pourrie Cariee & vermolue (p. 82-83).

Pour obvier à tous les ravages de l’indispensable Argent vif, seul capable de surmonter ce monstre de maladie Venerique, c’est d’user durant la sueur, & de leur faire tenir (…) ou beurre ou graisse douce, ou bouillon fort gras, ou decoction mucillagineuse, (…) qui de sa crassesse & emplasticite rempare si bien les dents & les gencives, que ladicte vapeur ne s’y puisse attacher (…) Ou encore faire tenir une pièce d’or, double ducat ou autre, dans la bouche du malade, affin que toute la vapeur de l’argent vif s’attache contre l’or, à rayson de l’amitie qu’ilz ont ensemble.

Quant aux damoyselles il leur faudra se frotter les dents premier que d’appliquer leur fard aveq de bonne Theriaque détrempée en vin blanc, parce qu’elle a un merveilleux effect à résister contre l’injure de ce poison (p. 84).

L’huile de soulphre mixtioné aveq un peu d’eau de vie et les distillations astringentes pourront traiter la corrosion des dents si elle n’a pas touché les racines car alors nature les pousse de dehors presque à tomber d’elles mesmes (p. 85). Mais, dernier effect prodigieux, Hémard ayant baillé les cerats de vigo aveq Mercure, pour amortir quelques inveterees nocturnes douleurs ne peut taire qu’il s’en suivit une telle heymorragie aux environs de toutes les dents qu’il en perdit trois livres [ de sang] (p. 86).

Enfin brièvement, il condamne toute tentative de transplantation : Que si les parties de nostre corps sont estranges à la nature, lorsqu’elles sont separees de son gouvernement, comment ne le seront les estrangeres & celles de dehors ? En quoy se trouve sans raison l’opinion de ceux qui osent bien affirmer, que si quelqu’un se faict arracher une dent, & que promptement on en tire une autre de la bouche de quelqu’un, qu’elle se reprendra dans la machoire du premier qui avait faicte par necessité, arracher la sienne (p. 85).

XXII : De la stupeur ou congelation des dents, qu’on nomme communément esgassure

Elle se fait par une defluxion accide & froide, ou pour avoir vomi après que la concoction à esté interrompue & aigrie dedans l’estomac, ou bien parce que (comme dit Galien) on a machées des viandes Acerbes et acides (…) ces aliments susdits ont la puissance d’irriter le sentiment des dents lequel au temps de l’esgassure se montre plus en son extremité exterieure que non pas à les racines . Pour s’en préserver, les meilleurs moyens sont de mâcher du pourpier, qui a un suc gluant & doux, qui tempere l’aigreur, ou encore de l’huile d’olive verte ou du vin chaud tenu longuement en bouche (p. 87).

XXIII : Des moyens & remedes requis pour la conservation des dents

Que l’on soit soucieux d’empecher que la viande (…) ne se aigrisse point dans l’estomac . Qu’on se garde de vomir tant qu’il sera possible éviter de manger choses gluantes, (…) comme sucre, dragées, miel cuit, fromage rousti & autres viandes  y compris les porreaux, le laict & les Poissons salés.

Ne casser rien de dur aveq les dents (…) qui ne puissent les esbranler .

Nettier après le repas les dents de toutes saletez & ordures qui en mangeant s’attachent aux dents & gencives.

A l’évidence la non consommation de certaine viandes s’impose aux personnes d’estude dont l’estomach est sensible & delicat , car des laboureurs il y a une autre consideration quant au regime de vivre (p. 89).

Et pour résumer :

Les mauvaises dents et l’alaine mauvaise aux goulus intemperez, & crapuleux.
Et les dents nettes & blanches & bien odorantes aux sobres & continents (p. 90).

Conclusion

La langue et la typographie aux nombreuses abréviations usuelles au XVIe siècle, en rendent la lecture très difficile et demande un réel effort. Ce qui explique que certains dont Boissier, ont jugé l’ouvrage ennuyeux. Pourtant une lecture attentive permettra d’en retrouver bien des réminiscences chez les auteurs du XVIIIème et de plus, la difficulté de lecture vaincue, les expressions de ce langage sont souvent très réjouissantes.

Certes avec Gysel, on ne peut que déplorer ses nombreux emprunts à Eustache non déclarés. Les séquences du Libellus de Dentibus représentent les deux tiers des 52 pages consacrées à l’Histoire Naturelle des Dents. Il lui reproche aussi de n’avoir retenu du Libellus que « ce qui était susceptible de lui procurer une réputation de philosophe érudit et d’anatomiste accompli » et surtout d’avoir tronqué sa pensée : « Car les jeunes étudiants, confiés à ses soins, ignoreront encore durant un siècle, que l’émail est à distinguer de la dentine, que les dentures temporaire et permanente sont indépendantes, que les dents de lait ont des racines, que la chambre pulpaire n’est pas remplie de moelle mais de vaisseaux et de nerfs. » ( Gysel p. 403). On peut imaginer l’oubli presque immédiat du Libellus après sa parution pour que ces emprunts soient restés ignorés.

Mais par ailleurs, on retiendra son ouverture lorsqu’il recommande le livre de M. Vallambert pour le traitement des accidents de dentition, son souci de la douleur et du vécu difficile du patient, son bon sens lorsqu’il dit n’avoir jamais vu de vers dans les dents, et sa perspicacité envers sa description de la gangrène pulpaire. Il fustige toute idée de transplantation, sans doute par prudence, vu la menace omniprésente des hémorragies. Il ne croit pas aux phénomènes de superstition, mais en comprend le processus. Sa dénonciation de l’usage des fards avec le sublimé ou ses conseils d’hygiène et de détartrage sont succincts, mais dits. Quant aux conseils diététiques, ils sont bien dans l’air du temps où l’on commence à se préoccuper d’un bien-vivre dont le corollaire est la sobriété.

Ce premier ouvrage odontologique français étant très inspiré d’Eustache, on ne peut que regretter que le Libellus n’ait pas encore fait l’objet d’une publication avec une traduction française.

Bibliographie

André-BONNET J. L. Histoire générale de la chirurgie dentaire, p. 107-111, Paris, 1910.
BOISSIER R. Évolution de l’art dentaire, Chap IV, p 99-101, Paris, 1927.
CECCONI C. J. Notes et Mémoires pour servir à l’Histoire de l’Art Dentaire en France, L’Expansion scientifique française, 75006 Paris, 1959.
DAGEN Georges. « Les singularités de l’ouvrage de Urbain Hémard, Recherche de la vraye anatomie des dents » L’information dentaire, 24-4, 1952, p 462-465.
EUSTACHIUS B. Libellus de dentibus. Venetiis 1563.
GYSEL Carlos. « Appréciation d’Urbain Hémard et de sa « Recherche de la vraye anatomie des dents », Actualités odonto-stomatologiques, n° 139, 1982, p 395-409.
HOFFMANN-AXTHELM Walter. History of Dentitry, Quintessence Publishing Co., Inc. 1981, Chicago, Berlin, Rio de Janeiro and Tokyo.
VALLAMBERT (de) Simon. De la manière de nourrir et gouverner les enfans des leur naissance,  Poitiers, 1565.
WEINBERGER Bernhard Wolf. History of Dentistry, The C. V. Mosby Company, 1948, St Louis.