Approche de la pédagogie institutionnelle des sourds-muets jusqu’en 1900

François LEGENT
Oto-rhino-laryngologiste
Université de Nantes

Février 2005

 

L’histoire de la communication avec les sourds-muets en général, et de la pédagogie les concernant, intéresse plusieurs disciplines, telle la philosophie, la linguistique, la sociologie. Au cours des siècles, la surdi-mutité a soulevé de nombreuses questions. Les sourds-muets ont-ils une intelligence égale à celle des entendants ? La parole est-elle indispensable pour le langage intérieur ? Peut-on transmettre des idées abstraites à l’aide des seuls signes ? Toutes ces questions paraissent loin de l’oto-rhino-laryngologie. Et pourtant, l’histoire des rapports de la surdi-mutité avec la société en général, et avec les médecins en particulier, intéresse au plus haut point les otologistes pour deux raisons au moins. D’une part, l’otologie moderne est véritablement née avec Itard dans une institution de sourds-muets au début du XIXe siècle. D’autre part, les rapports parfois difficiles du monde des sourds avec la médecine ne peut se comprendre sans faire référence aux essais thérapeutiques réalisés chez les enfants sourds au XIXe siècle et sans connaître les conséquences des « Congrès Internationaux pour l’amélioration du sort des sourds-muets » de la fin du XIXe siècle.

L’histoire de la pédagogie institutionnelle des sourds-muets permet de mieux comprendre les comportements de la « communauté sourde ». Elle découvre les rivalités où les prises de position des pédagogues n’étaient pas toujours désintéressées, souvent sans tenir compte de l’opinion des sourds-muets devenus adultes. L’étude des controverses est intéressante car elle met en lumière les méthodes et les arguments de leurs défenseurs. Les dissensions portaient essentiellement sur la place des gestes et de la parole. Certes, les gestes étaient jugés par tous indispensables. Devait-on y recourir seulement pour les premiers contacts avec l’enfant sourd, ou pouvait-on enseigner avec un langage gestuel ? Pouvait-on laisser dans les écoles de sourds des enfants éduqués par les gestes « contaminer » des enfants éduqués par la parole? De véritables « clans » se créèrent, entre les pays, dans le même pays et parfois dans même un établissement. L’histoire détaillée de ces luttes dépasse le cadre de l’otologie. D’ailleurs ces luttes « institutionnelles » n’intéressaient qu’une faible partie de la population car beaucoup d’enfants ne pouvaient bénéficier d’une pédagogie organisée jusqu’au XXe siècle. Les modalités « naturelles » de communication, tant des enfants que des adultes sourds, variaient selon l’importance de la surdité, l’environnement familial, la vie à la campagne ou en grande ville, la culture. Les pédagogues occasionnels étaient certainement beaucoup plus nombreux que les professionnels mais restaient dans l’ombre.

La pédagogie « institutionnelle », réalisée par un précepteur ou dans une école, a été marquée par quatre grandes étapes :
  • la création de l’apprentissage de la parole au XVIe siècle en Espagne,
  • le recours à la gestualité au XVIIIe siècle avec l’abbé de l’Épée,
  • les congrès internationaux de la fin du XIXe siècle condamnant la « mimique », et le renouveau de la gestualité dans les années 1970 aux États - Unis avant de gagner le monde entier.
La France a joué un rôle crucial dans cette histoire à deux moments-clés avec la création de l’école de l’abbé de l’Épée à la fin du XVIIIe siècle et la préparation des congrès internationaux de la fin du XIXe siècle. Ces deux étapes fondamentales ont eu des répercussions dont les effets sont encore perceptibles. L’histoire politique institutionnelle des enfants sourds s’intrique avec celle des procédés pédagogiques. Elle montre que les soucis d’efficacité pédagogique pour améliorer le sort des enfants sourds s’effacent parfois devant des intérêts particuliers d’adultes entendants. L’histoire des procédés de communication des sourds entre eux et avec les entendants remonte à la nuit des temps, tandis que les intrigues politiques ne sont apparues qu’au milieu du XVIIIe siècle. Elles eurent leur apogée à la fin du XIXe siècle.

Avant cette guerre « langage oral – langage mimique », l’histoire de la pédagogie a été marquée par quelques personnalités qui en ont infléchi le cours. Il importe de les connaître pour comprendre la situation lors du début des hostilités.

Avant l’abbé de l’Épée

L’école espagnole - Les débuts de l’enseignement institutionnalisé de l’écriture et de la parole

Pedro Ponce de Leon

En ce milieu du XVIe siècle, les sourds-muets avaient encore, depuis Aristote, la réputation de ne pouvoir apprendre à parler et à s’instruire. Ils étaient volontiers confiés aux monastères où on pouvait les initier aux signes gestuels des moines. C’est ainsi que furent confiés à un moine bénédictin des environs de Burgos, Pedro Ponce de Leon (1520-1584), plusieurs enfants sourds nés de grands seigneurs. Ponce utilisa les gestes; puis il les initia à l’écriture et la lecture, et enfin à épeler et à articuler. Il avait recours à un alphabet manuel utilisé auprès des mourants. Ces enfants purent ainsi recueillir les charges et les patrimoines familiaux. Ponce devint célèbre dans toute l’Europe pour avoir instruit des sourds-muets de naissance. Sa réputation passa à la postérité bien qu’il n’ait pas laissé d’ouvrage ni formé de disciple.

Juan Pablo Bonet

Bonet (1579-1633) a joué un très grand rôle dans la prise de conscience des possibilités d’éducation des enfants sourds au XVIIe siècle par son ouvrage. Il publia en 1620 le premier livre connu consacré à l’art d’enseigner aux sourds-muets, «Reduccion de las Letras y Arte para Enseñar a Ablar los Mudos». Écrit en espagnol, son livre fut traduit en anglais en 1890 et en français en 1891 . Secrétaire du connétable de Castille au début du XIIe siècle, sa position dans une famille marquée par la surdité et les problèmes d’héritage qui en découlaient, lui avait donné l’occasion de faire des recherches sur l’art d’instruire les sourds-muets. Sa méthode pour enseigner la parole reposait sur l’apprentissage des lettres. « Avant de lui faire articuler les sons, nous aurons préalablement enseigné au muet à connaître la forme graphique ainsi que le signe manuel correspondant à chaque lettre. Les signes graphiques et les signes manuels sont particulièrement utiles au sourd-muet et il doit les savoir car il peut se présenter bien des cas où ils lui seront nécessairesPour enseigner à parler au muet, on devra faire usage de nos lettres latines simples, ou ramener les autres aux sons de celles-ci ». Bonet ne connaissait pas l’intervention du larynx dans la phonation. « On apprend au muet à chasser l’air avec des positions particulières de la bouche, de la langue, des dents et des lèvres ». Bonet améliora l’alphabet manuel connu bien avant lui comme il le rappelait : « Les anciens aussi faisaient grand cas, paraît-il, de la connaissance des signes et non seulement de ceux que l’on fait avec la main mais encore de ceux que l’on fait avec toute autre partie du corps. Jean-Baptiste Porta, dans son ouvrage de Furtivis Litterarum, nous dit qu’il s’en servait pour exprimer des lettres et des chiffres. Pour A, touchait l’oreille (auris) ; pour B, la barbe ( barba)..»

Conclusion

Pedro Ponce de Leon et Juan Pablo Bonet ont joué un rôle essentiel dans la pédagogie institutionnelle en montrant que la surdité n’était pas un obstacle infranchissable au développement de l’intelligence des enfants sourds et à l’accès aux connaissances. On pouvait apprendre à parler aux sourds-muets. L’objectif était de mimer la physiologie de la parole. Leur influence fut considérable en Europe. Elle marqua longtemps les esprits. Au siècle suivant, Jacob-Rodrigue Pereire, d’origine espagnole, fut considéré comme un représentant de cette pédagogie. L’abbé de l’Épée s’afficha comme un disciple de Bonet lorsqu’il découvrit l’art de faire parler certains sourds, et adopta en partie ses signes manuels auxquels un élève de Pereire donna le nom de « dactylologie ».

John Wallis

En Angleterre, John Wallis (1616-1703) a illustré plusieurs domaines. Il est surtout célèbre pour ses travaux en mathématiques. Il a laissé un traité de phonétique, de Loquela. Il s’était aussi intéressé à l’éducation des sourds-muets comme il l’expliqua dans une longue lettre au Dr Thomas Beverly publiée dans Operum mathematicorum. Wallis précisait « comment il a appris à quelques sourds-muets à parler, à comprendre ce qu’on leur écrivait, et à exprimer passablement leurs pensées par écrit ; et ils étaient en état d’acquérir toutes les autres connaissances qui peuvent se transmettre par la lecture. » Il est relativement facile d’apprendre aux sourds l’articulation de mots mais il faut qu’ils comprennent ce qu’ils disent. Il recourrait à l’alphabet manuel anglais à deux mains. « Pour cela, il faut avant tout que le muet qu’on veut instruire apprenne à écrire, c’est-à-dire à représenter aux yeux ce que les sons ( de lettres) présentent aux oreilles. … Comme on n’a pas toujours sous la main une plume et de l’encre, il sera fort avantageux de lui apprendre à désigner autrement les lettres : si vous voulez, par la position et le mouvement des doigts, de la main ou de quelque autre partie du corps. … Ensuite, il faut lui apprendre à s’exprimer de la même manière que les enfants apprennent leur langue ( ce à quoi on fait généralement à peine attention), avec cette différence que les enfants apprennent les sons par les oreilles et que le muet apprend par les yeux les signes qui représentent ces mêmes sons. Or, les sons et les signes peuvent représenter à volonté les mêmes choses ou les mêmes idées... En leur écrivant d’abord et en expliquant ensuite par signes quelques phrases analogues bien claires, on leur donne l’intelligence des propositions simples ». La traduction française du texte latin de cette lettre écrite à la fin du XVIIe siècle parut en annexe dans le livre de Roch Bébian Essai sur les sourds-muets et sur le langage naturel paru en 1817 . Pour Wallis, la compréhension passe par l’écriture et la lecture. Les signes jouent un rôle important dans l’instruction. Tous les sourds ne peuvent bénéficier de l’enseignement de l’articulation.

Jean-Conrad Amman

Les adeptes de la méthode orale du XIXe siècle le considéraient comme le véritable créateur de la méthode. Ce médecin né en Suisse et installé à Amsterdam, a été un des premiers à souligner l’importance de la lecture labiale et à évoquer « la voix modifiée par le larynx ». D’autres auteurs avaient déjà évoqué la lecture sur les lèvres, notamment, selon de Gérando, en Angleterre John Bulwer en 1648 et en Hollande Mercure Van Helmont en 1667. Dans son livre Dissertatio de loquela surdorum et mutorum, paru en 1700, Amman (1669-1724) expliquait que « la parole de l’homme n’est qu’un mélange de sons différents. Cette variété est due aux mouvements divers de certains organes. Ces mouvements bien prononcés et par conséquent susceptibles d’être saisis à la simple vue, peuvent sans doute faire sur les yeux des sourds la même impression que les sons font sur nos oreilles, les suppléer, en tenir lieu et mettre ainsi ces infortunés à portée de parole ».

Les sourds et muets étaient considérés comme des « êtres disgraciés et stupides et différaient peu des animaux ». Pour en faire des êtres humains, il fallait leur apprendre à parler. La parole était un bienfait de Dieu. Il fallait que le sourd reproduise la parole des entendants. La méthode qu’il appliqua pendant plus de dix ans pour apprendre à parler aux enfants sourds et muets, « ni trop jeunes, ni trop vieux », consistait tout d’abord à leur faire produire des sons. Il leur apprenait à prononcer toutes les lettres, à les écrire, puis à lire, puis à imiter les paroles qu’il prononçait. Il prohibait l’usage des gestes. Son ouvrage devint une référence pour les adeptes de la méthode orale. Écrit en latin, il fut traduit par un médecin d’Orléans, Beauvais de Préau. Cette traduction intitulée Dissertation sur la parole fut intégrée dans Le cours élémentaire d’éducation des sourds-muets de l’abbé Deschamp paru en 1779. L’abbé voulait ainsi montrer que sa référence était Amman.

L’abbé Deschamps ne fut pas le seul instituteur a s’être référé à Amman puisque l’abbé de l’Épée, dans son livre La Véritable manière d’instruire les sourds muets paru en 1784, expliquait comment il avait été amené à découvrir la possibilité de « délier la langue » des sourds-muets à la lecture des livres de Bonet et de Amman. Il apprit l’existence de ces ouvrages par des personnes qui assistaient à ses cours d’enseignement par la « mimique ». « Je découvris bientôt comment je devais m’y prendre pour guérir en partie une des deux infirmités de mes disciples. … Pour moi, pénétré de la plus vive reconnaissance envers mes deux maîtres, je ne fais point de difficulté de croire que M. Amman ait inventé cet art en Hollande, M. Bonet en Espagne, M. Wallis en Angleterre, et d’autres savants en d’autres pays ». Il est piquant de voir que l’abbé Deschamps et l’abbé de l’Épée avaient pris ouvertement Amman comme référence alors que leurs conceptions de l’éducation des sourds-muets étaient en totale opposition.

La naissance de la « méthode allemande ». Samuel Heinicke

Dès le début du XVIIIe siècle, des enseignants allemands publièrent des ouvrages faisant part de leur expérience pour l’éducation des sourds-muets. De Gérando en dénombrait dix, dont surtout Kerger et Raphel au début du siècle, puis Lasius et Arnoldi, contemporains de Heinicke. Ces « instituteurs » utilisaient les diverses méthodes connues depuis Bonet, Wallis, Amman, combinées de façon variée. Tous avaient recours à l’écriture alphabétique. Cependant, le pasteur Ludwig Arnoldi recommandait à l’instituteur d’apprendre « le langage mimique naturel » pour communiquer avec l’élève. S’il accordait une grande place à ce langage naturel pour l’instruction, à côté de la lecture et de l’écriture, il s’efforçait d’apprendre aux élèves « la prononciation artificielle » pour faciliter les relations avec les entendants.

Parmi tous ces instituteurs allemands, Samuel Heinicke (1727-1790) reste le plus connu. Après avoir montré ses compétences dans l’art d’instruire les sourds-muets, cet instituteur obtint de l’Électeur de Saxe la création en 1778 à Leipzig de la première institution officielle au monde destiné à l’instruction des sourds-muets, si on ne tient pas compte de l’école privée de l’abbé de l’Épée ouverte dès 1760. Ses publications sur le langage et ses ouvrages adaptés aux sourds-muets, ses controverses avec d’autres instituteurs de sourds-muets, notamment avec l’abbé de l’Épée, et l’importance qu’il donnait à la parole en ont fait le porte-étendard de « la méthode allemande ». Il faisait jouer un rôle primordial à « l’articulation artificielle » dans l’instruction des sourds-muets. La parole formait une chaîne logique avec le langage intérieur. « Le sourd-muet commence à parler pendant le sommeil ». De plus, le jeune sourd oralisant pouvait s’engager personnellement dans la société protestante lors de la « confirmation ». Pour Heinicke, l’alphabet manuel, la lecture et l’écriture n’étaient à ses yeux que des moyens auxiliaires. Enfin, il faisait intervenir le goût, rattachant l’émission de voyelles à des saveurs déterminées Ce fut aussi un des sujets de polémique avec l’abbé de l’Épée pour qui le goût ne servait qu’à discerner les saveurs.

Jacob-Rodrigue Pereire

Le titre de la biographie de J.-R. Pereire (1715-1780) écrite par Édouard Séguin et parue en 1847, précisait : « premier instituteur des sourds-muets en France » . Effectivement, avant Pereire, la France s’était montrée très en retard dans ce domaine par rapport à d’autres pays comme l’Allemagne. On pouvait trouver des précepteurs occasionnels dans certaines familles ou dans des monastères. Une des plus belles réussites connues fut à la fin du XVIIe siècle, celle d’Étienne de Fay confié à l’âge de cinq ans à des Bénédictins d’Amiens. Plus tard, en 1733, ses compétences en architecture et en mathématiques furent confirmées par Lamark, membre de l’Académie royale des sciences.

Né en 1715 en Espagne, J.- R. Pereire suivit une partie de sa famille marrane lorsqu’elle migra en France en 1741 pour des raisons religieuses, après un séjour au Portugal. S’il semble s’être intéressé à l’éducation des sourds-muets avant son arrivée en France, c’est en 1744 qu’un premier enfant sourd lui fut confié afin de lui apprendre à lire et écrire, compter et parler. Tour à tour en province puis à Paris, il se fit rapidement connaître pour ses succès, publiés dans des journaux. En 1750, le maître et un de ses élèves furent présentés au roi Louis XV. L’admiration du roi se traduisit par l’allocation d’une pension annuelle. L’année suivante, il présenta devant l’Académie royale des sciences un autre élève pour montrer son degré d’éducation et son élocution. Dans son « histoire naturelle », Buffon écrivait :« Nous avons vu ce jeune homme sourd et muet à l’une de nos assemblées de l’Académie ; on lui a fait plusieurs questions par écrit ; il y a très bien répondu, tant part l’écriture que par la parole . Les résultats sont plus que suffisants pour démontrer qu’on peut, avec de l’art, amener tous les sourds et muets de naissance au point de commercer avec les autres hommes.»

Cet élève particulièrement doué, Saboureux de Fontenay, connut plus tard une certaine célébrité. Il défendit la mémoire de son précepteur et donna des précisions sur les méthodes que Pereire ne voulut jamais divulguer. Dans une de ses correspondances de 1764, Saboureux de Fontenay expliquait comment il avait « appris à lire, à écrire, à parler, à s’expliquer ». En particulier, Pereire utilisait, pour pallier « l’inconvénient de la lenteur de l’écriture dans l’instruction des sourds-muets, d’une espèce d’alphabet manuel à l’espagnol contenu dans les doigts d’une seule main. ... Il y a autant de sons de la prononciation qui sont au nombre de trente trois à trente quatre, et autant de liaisons de l’écriture ordinaire qui se monte à trente deux et plus, qu’il y a de signes dans l’alphabet manuel que je nomme pour cette raison dactylologie , mot adopté par M. Pereire ». Ce terme est toujours utilisé depuis.

Charles-Pierre Coste d’Arnobat, dans son essai sur de prétendues découvertes nouvelles dont la plupart sont âgées de plusieurs siècles paru en 1803, donnait d’intéressantes précisions sur la méthode de Pereire qu’il connut très bien. « Nous nous faisions plaisir à (le) visiter souvent. … Pereyra (sic) ne pouvait instruire plus de trois muets à la fois ; il lui fallait quatre à cinq ans pour compléter l’instruction ». Le nombre d’enfants fut très limité, tout au plus une trentaine au total. Certains prenaient pension chez lui. Pereire, très instruit notamment dans le domaine des sciences, se faisait aidé par des membres de sa famille, notamment son frère. Son activité apporta en France un profond changement dans les mentalités vis-à-vis des sourds-muets. A la reconnaissance par le Roi qui lui attribua en 1765 le brevet d’interprète du roi pour les langues espagnole et portugaise, s’ajouta les louanges d’auteurs réputés. Pour Denis Diderot, « Pereire doit sa méthode à son génie ». Claude Nicolas Le Cat, célèbre chirurgien de Rouen, s’étendait longuement sur Pereire dans son Traité des sensations et des passions en général et des sens en particulier. « Personne n’a poussé aussi loin que le célèbre M. Pereire, l’art de corriger les défauts des sourds et muets de naissance ; non seulement il les fait parler, converser, disserter avec une étendue de connaissance presque égale à celle des autres hommes. ... Je me suis assuré de ce prodige par moi-même : il m’a paru que M. Pereire parvenait à ce degré d’éducation des sourds et muets par plusieurs moyens réunis. ... Je ne doute pas que M. Pereire n’est point l’inventeur de l’art de faire parler les sourds et muets de naissance.. Mais après ce que j’ai vu et entendu des élèves de M. Pereire, je doute que personne l’ait égalé dans cet art infiniment utile ».

Ainsi, la situation de « premier instituteur des sourds-muets en France » paraissait bien assise. Parfaitement intégré en France, il élevait les enfants dans la religion des parents. Certes, il n’avait formé aucun disciple ni édité aucun ouvrage précisant sa méthode. Mais aucun concurrent ne semblait faire de l’ombre à sa réputation quand survint l’abbé de l’Épée. Un violent affrontement se produisit entre les deux pédagogues aux conceptions opposées : parole et gestualité, enseignement payant et gratuité, pédagogie individuelle et enseignement collectif. En moins de deux décennies, la notoriété de Pereire fut totalement éclipsée par celle de l’abbé de l’Épée. Pour ses amis, et plus tard ses descendants, cette situation constituait une injustice. Près d’un siècle plus tard, sa famille voudra honorer sa mémoire par la création d’une école recourant à la « méthode orale » et la promotion des premiers « congrès internationaux pour améliorer le sort des sourds-muets » aux conséquences désastreuses.

L’abbé de l’Épée. Les controverses parole - mimique

L’histoire de l’instruction des enfants sourds-muets par l’abbé de l’Épée est souvent identifiée à un tableau paisible où un ecclésiastique se trouve entouré de jeunes enfants devant un parterre de spectateurs admiratifs. Mais il suffit de lire les premiers ouvrages de l’abbé de l’Épée critiquant Pereire, ou les biographies de Pereire, notamment celles d’Édouard Séguin et d’Ernest La Rochelle défendant sa mémoire, pour découvrir l’âpreté des controverses. Deux conceptions s’affrontaient, l’articulation et la mimique. L’abbé de l’Épée venait de déclencher un véritable séisme dont les effets retentirent pendant plus de deux siècles. En fait, ces deux conceptions pédagogiques masquaient deux visions différentes de la place des sourds dans la société. Dès 1778, un sourd-muet, Pierre Desloges, sut expliquer l’enjeu en critiquant l’ouvrage de l’abbé Deschamps, un adepte de la méthode orale, et en apportant son soutien à l’abbé de l’Épée.

L’abbé Charles Michel de l’Épée

Dans les biographies concernant l’abbé de l’Épée (1712-1789), il est souvent difficile de faire la part du mythe et de la réalité sur les circonstances qui l’amenèrent vers 1760 à poursuivre l’instruction de deux jumelles sourdes. Autodidacte de la pédagogie des sourds-muets, le but qu’il s’était donné n’était pas de les faire parler mais « de leur apprendre à penser avec ordre, et à combiner leurs idées ». Son mérite fut de recourir au langage naturel des sourds-muets pour les instruire. « Il ne s’agit que de faire entrer par leurs yeux dans leur esprit ce qui est entré dans le nôtre par les oreilles. Ces deux portes ouvertes en tout temps présentent l’une et l’autre un chemin qui conduit au même terme, lorsqu’on ne s’égare ni à droite ni à gauche de celui des deux dans lequel on s’est engagé ». Cette conception allait à l’encontre de celle des pédagogues adeptes de la méthode orale comme celle de Pereire dont le but était d’associer l’apprentissage de la parole et de la lecture labiale à l’instruction. Elle allait aussi à l’encontre des idées d’alors sur le langage naturel des sourds-muets. Les commentaires de Condorcet dans le Mercure de France sont très instructifs sur la conception du langage des signes à cette époque. « De tout temps, les sourds et muets ont su se faire entendre par signes avec une facilité qui pouvait surprendre les autres hommes. Ils ont su communiquer entre eux plus aisément encore et on avait appris à lire et à écrire à quelques uns. Mais ce langage des signes n’avait été qu’une langue imparfaite, comme celle de quelques peuples sauvages. M. l’abbé de l’Épée en a fait une langue régulière, riche, assujettie à la syntaxe générale de la grammaire, une langue enfin dans laquelle il peut traduire toute autre » . Cet « habillage » que l’abbé de l’Épée appelait « signes méthodiques » rendit en fait ce langage peu praticable. L’instituteur ne l’utilisait que pendant les deux séances de cours qu’il faisait chaque semaine, d’une durée de quatre à cinq heures chacune. L’enseignement gratuit qu’il avait organisé chez lui dès 1760 s’adressait à un groupe d’une trentaine d’enfants sourds. Dans une correspondance de 1785, l’abbé précisait qu’il instruisait alors 72 enfants. Il conviait à ses cours de nombreux spectateurs, français et étrangers, des ambassadeurs, et même des souverains comme l’empereur d’Autriche Joseph II venu sous un nom d’emprunt. Cet « enseignement spectacle » effectué surtout lors « d’exercices publics » avec les meilleurs élèves, a eu pour premier mérite de démontrer que les sourds-muets pouvaient bénéficier d’une instruction par le recours à « la mimique », qu’ils étaient capables d’acquérir les mêmes connaissances que les entendants, et même d’apprendre le latin et des langues vivantes. Cette publicité retentit non seulement en France mais dans toute l’Europe, jusqu’en Russie où « la Grande Catherine » fonda une école reposant sur les mêmes modalités pédagogiques. Le roi Louis XVI reconnut lui-même officiellement les bienfaits de l’école de l’abbé de l’Épée en 1778 par un arrêt de son Conseil : « Étant instruit du zèle et du désintéressement avec lequel le sieur Abbé de l’Épée s’est dévoué depuis plusieurs années à l’instruction des Sourds et Muets et du succès presque incroyable de sa méthode »… le Conseil décidait « d’étudier les moyens les plus propres pour former dans la ville de Paris un établissement d’éducation et d’enseignement pour les Sourds et Muets de naissance ». Il fallut attendre la Révolution pour que le souhait de Louis XVI se concrétise en 1791.

Pendant les premières années, « je ne pensais pas même à désirer, et encore moins à entreprendre de faire parler mes deux élèves ». Après avoir découvert « les ouvrages de l’espagnol Bonet avec son alphabet manuel et du « médecin suisse en Hollande , Amman », l’instituteur se mit à enseigner aussi la méthode orale aux enfants qui en étaient capables. Il décrivit ses conceptions pédagogiques en 1776 sous le couvert d’anonymat dans un ouvrage intitulé « Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques, ouvrage qui contient le projet d’une langue universelle, par l’entremise des signes naturels assujettis à une méthode » . En 1784, il publiait de nouveau ses méthodes sous son nom mais avec un autre titre, La véritable manière d’instruire les sourds-muets confirmée par une longue expérience . Il l’avait notamment allégé d’une grande partie de sa diatribe avec Pereire qui était mort en 1780.

L ‘abbé de l’Épée reconnaissait les limites de son enseignement. Dans une lettre adressée en novembre 1785 à l’abbé Sicard, alors directeur de l’Institution de Bordeaux, il expliquait : « J’applaudis sincèrement vos succès mon cher confrère, … mais je crains que vous ne soyez dupe de l’envie de faire de vos élèves des métaphysiciens. N’espérez pas qu’ils puissent jamais rendre, par écrit, leurs idées. Notre langue n’est pas leur langue ; c’est celle des signes. Qu’il vous suffise qu’ils sachent traduire la nôtre avec la leur, comme nous traduisons, nous-mêmes, les langues étrangères, sans savoir ni penser, ni nous exprimer dans ces langues. … Que vos élèves sachent, comme les miens, écrire sous la dictée des signes… ».

Les controverses

Les plus connues se firent avec Jacob - Rodrigue Pereire et Samuel Heinicke mais il en exista d’autres, notamment avec un critique de Berlin, Nicolaï.

Avec Pereire

Dans cinq ouvrages publiés sous couvert d’anonymat, l’abbé de l’Épée polémiqua avec les adeptes de la parole, essentiellement Pereire et son « disciple » Saboureux de Fontenay. Chaque année de 1771 à 1774, l’abbé de l’Épée fit paraître un ouvrage sans nom d’auteur intitulé « Lettre de M. l’abbé ***, instituteur des sourds et muets, à l’abbé ***, son ami intime ». Il poursuivit la diatribe en 1776 dans son Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques.

Pour Pereire, « les signes méthodiques » étaient « du chinois ». L’abbé expliquait que Pereire était venu assister à une de ses leçons. Alors qu’un élève écrivait les premières lignes d’une lettre dictée par signes, « Ce Monsieur nous a arrêté en disant : je ne l’aurais jamais cru, vous avez donc autant de signes que les chinois ont de caractères. La différence qu’il y a entre nos signes et les caractères chinois, c’est que ceux-ci n’ont pas de liaison naturelle avec les choses naturelles qu’ils doivent signifier ; nos signes, au contraire, sont toujours dans la nature ». Pereire contestait l’efficacité de cette méthode. « Le plus savant des disciples de M. Pereire qui attaque notre méthode voudrait que je songeasse à supprimer peu à peu les signes méthodiques pour accoutumer insensiblement mes élèves à l’intelligence de l’esprit, au génie et au caractère de la langue : ce sont ses expressions. Ce monsieur trouve apparemment que notre méthode ne tend pas à ce but, ou qu’elle ne pourra jamais y faire parvenir nos élèves, même en introduisant dans la lecture des meilleurs livres, et la ressource qu’il me présente pour les conduire à ce terme, c’est la dactylologie, c’est-à-dire l’alphabet manuel espagnol, un épellage continuel (je supplie qu’on me passe ce terme) ». Pourtant, l’abbé utilisait la dactylologie dès le début de ses leçons, mais elle devait rester pour lui un simple auxiliaire.

La notoriété de Pereire faisait-elle de l’ombre à l’abbé ? « La réputation que Pereire s’était acquise donnant dans l’esprit du Public un certain crédit à ce préjugé, il était nécessaire que je le combattisse lorsque je fis imprimer ma méthode ». Puis, il expliquait que la méthode de Pereire, d’après sa communication à l’Académie des sciences en 1751, se faisait en deux parties. « La première apprend aux enfants à lire et à prononcer le français mais sans leur faire comprendre que quelques choses et phrases d’usage familier, en 12 à 15 mois. La deuxième partie leur apprend tout le reste de l’instruction en un temps beaucoup plus considérable ». L’abbé pose alors la question : « si pour des enfants qu’on a dans sa maison, il faut 12 à 15 mois pour la première partie de son art, comment faire pour des sourds-muets qui ne viennent que deux fois par semaine ? Il a donc été nécessaire de trouver une voie plus courte qui, en réunissant les deux parties ci-dessus, apprit beaucoup plus de mots en moins de temps, et donnait l’intelligence, non seulement de quelques phrases des plus familières, mais de toute phrase non compliquée ». Non seulement il critiquait les « objections de MM les dactylologistes contre la méthode des signes », mais il considérait que l’alphabet manuel pouvait s’apprendre en une heure, et que « ce n’est pas à la dactylologie mais à leur lecture que les disciples de M. Pereire sont redevables des connaissances qu’ils ont acquises » .

Dans l’ouvrage de 1784, l’abbé abandonna une grande partie de la polémique «J’avais à combattre d’autres adversaires plus redoutables, je veux dire un nombre de théologiens, de philosophes (raisonnables) et d’Académiciens de différents pays qui soutenaient qu’il était impossible d’assujettir les idées métaphysiques à des signes représentatifs, et par conséquent qu’elles resteraient toujours au-dessus de l’intelligence des sourds-muets ». Pereire avait disparu depuis quatre années. L’abbé de l’Épée était en délicatesse avec sa hiérarchie, à propos notamment de la confession des enfants sourds-muets.

Avec Heinicke

L’abbé de l’Épée eut dès les années 1770 des disciples dans d’autres pays d’Europe, notamment en Suisse, en Espagne, en Hollande. L’empereur d’Autriche, après avoir assisté aux leçons de l’abbé de l’Épée, lui demanda de former un jeune ecclésiastique afin de créer un établissement semblable à celui de l’instituteur de Paris. Lorsque Heinicke appris que « ce nouveau maître des sourds et muets instruisait selon la méthode de Paris, il lui écrivit pour l’engager à l’abandonner, en l’assurant que non seulement elle était inutile, mais qu’elle était même nuisible à l’avancement des sourds et muets. Il avait déjà publié précédemment dans sa langue un ouvrage, qui nous était inconnu jusqu’alors, dans lequel il se glorifiait d’être le premier et le seul qui eut inventé et qui mit en pratique la véritable manière d’instruire les sourds et muets ». De l’Épée et Heinicke ne pouvant correspondre dans la langue de leur pays, ils décidèrent d’écrire en latinet demandèrent à l’Académie de Zurich de donner un avis sur la controverse. Cet échange de courriers dévoile les conceptions pédagogiques de Heinicke. L’abbé de l’Épée rappelait les trois propositions de l’instituteur de Leipzig :
  • l’ouïe ne peut être supplée par la vue ;
  • l’esprit des sourds-muets ne peut concevoir des idées abstraites, même par l’intermédiaire de l’écriture et à l’aide des signes méthodiques ;
  • les signes et les mots appris par leur voie doivent être oubliés.
Sa méthode avait « pour base unique la langue articulée aidée du goût qui supplée au défaut de l’ouïe ». … « La langue articulée est, d’après ma manière d’instruire mes élèves sourds-muets, le point capital. Par elle et par les idées de toutes sortes qui lui sont attachées, ils acquièrent un très grand nombre de notions et de pensées ». … « Hors mon fils et moi, personne ne connaît la méthode que j’ai inventée pour instruire les sourds-muets ». L’académie de Zurich concluait en 1783 que Heinicke ne connaissait pas bien la méthode de l’abbé de l’Épée. « Quant à la méthode de Heinicke qui se déclare l’inventeur de la seule méthode bonne et vraie de la manière d’instruire les sourds et muets, et qui s’abaisse en ne voulant la communiquer qu’à prix d’argent, nous ne la jugeons pas, pas plus que d’autres ne peuvent le faire. Il dit qu’il obtient chez les sourds , à l’aide du goût, les effets que les sons produisent chez les entendants. Nous avouons franchement ne pas comprendre du tout comment cela peut se faire ». Cette polémique a peut-être contribué à faire de Heinicke, pendant tout le XIXe siècle, la figure emblématique de la « méthode orale » devenue de ce fait « la méthode allemande ».

Conclusion

Le véritable culte dont l’abbé de l’Épée est encore l’objet ne s’enracine pas dans une méthode pédagogique particulière mais dans la considération qu’il manifestait vis à vis des sourds. Il voulait avant tout les instruire. Dès le premier chapitre de son ouvrage de 1776 intitulé : « Pourquoi voit-on aujourd’hui plus de sourds et muets qu’il n’en avait paru jusqu’à présent ? », l’abbé pressentait l’impact de son « enseignement spectacle » qu’il lui sera tant reproché par les biographes de Pereire. « Les exercices publics ont changé les choses. Ces enfants qu’on avait regardés jusqu’à maintenant comme des rebuts de la nature ont paru avec plus de distinction, et fait plus d’honneurs à leurs pères et mères que les autres enfants. ... On montrait ces acteurs de nouvelle espèce avec autant de confiance et de plaisir qu’on avait pris jusqu’alors de précautions pour les faire disparaître. La surdité, qui semblait ne devoir être le partage que de ces hommes qui mendient leur pain dans la rue en tenant une petite sonnette ne paraît plus qu’une de ces difformités corporelles dont les conditions les plus élevées ne sont point exemptes et aux inconvénients de laquelle il est facile de remédier ». Grâce à l’action de l’abbé de l’Épée, les sourds et muets n’étaient plus des parias. L’abbé de l’Épée est resté la figure emblématique de « la mimique », alors qu’il a appris la « langue naturelle des signes » au contact des sourds-muets, et qu’il ne l’enseignait pas. Mais il en a permis la diffusion auprès des sourds en les réunissant et en tolérant leur langue naturelle.

Pierre Desloges

En 1778, l’abbé Claude Deschamps, « chapelain d’Église d’Orléans », venait de faire paraître sa méthode d’instruction des sourds-muets basée sur la parole intitulée Un cours élémentaire d’éducation des Sourds-Muets. Il se disait admiratif de Pereire et appliquait la méthode d’Amman. Son ouvrage comportait aussi une traduction du livre du médecin d’Amsterdam par un confrère d’Orléans. L’abbé Deschamps ne berçait pas d’illusions les lecteurs : « Le plaisir n’accompagne pas nos leçons : loin delà, elles semblent avoir pour apanage l’ennui et le dégoût ; elles sont nuisibles à la santé. »…« La répugnance que les sourds et muets ont à souffrir que nous mettions nos doigts dans leur bouche, et à consentir de mettre les leurs dans la nôtre, ne peut se vaincre qu’avec beaucoup de peine, d’application et de patience… On doit travailler avec d’autant plus de courage qu’il est impossible de leur rendre autrement l’usage de la parole ».Tout opposait l'abbé Deschamps à l'abbé de l'Épée, à commencer par sa sélection des élèves. Cauteleux avant de condamner, il ne tarissait pas d'éloges pour la méthode de l'enseignement par les signes de l'instituteur parisien: « Par cette langue des signes, il a trouvé l'art de peindre toutes les idées, toutes les pensées, toutes les sensations... Les idées abstraites comme celles que nous formons par le secours des sens. Tout est du ressort de la langue des signes. Il était réservé à un génie aussi vaste que le sien d'inventer une langue des signes qui pût suppléer l'usage de la parole, être prompte dans son exécution, claire dans son principe. Voilà ce que l'abbé de l'Épée a exécuté avec l'applaudissement général et le plus mérité. Quelle belle que soit sa méthode, nous ne le suivons point, fondés sur ce que nous croyons nos principes moins compliqués, plus faciles à être saisis, beaucoup moins multipliés que ceux des signes, persuadés d'ailleurs que notre méthode, dans ses effets, produit au moins autant d'avantages (...). « Les signes sont naturels à l’homme, personne n’en disconviendra ; mais aussi personne, sans doute, ne les regardera comme plus naturels que la parole ; autrement, pourquoi Dieu nous l’aurait-il donnée préférablement aux signes ? » L'argument ne laissait guère de place à la discussion, en tout cas moins que cet autre: « Vous imposez à l'instituteur une peine de plus, celle d'apprendre la langue des signes ».

Cet ouvrage de l’abbé Deschamps déclencha la colère d’un sourd-muet, Pierre Desloges. Dès l’année suivante, il publiait Observation d’un Sourd et Muet sur un cours élémentaire d’éducation des Sourds et Muets. L'auteur donna des « éclaircissements sur sa personne » placés en tête de l'ouvrage, et surtout dans deux lettres parues dans des journaux, notamment celle adressée au marquis de Condorcet dans le Mercure de France en décembre 1779. Le secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Paris avait remarqué le livre de Pierre Desloges qu'il avait rencontré à plusieurs reprises avant de faire des commentaires flatteurs sur l'ouvrage et son auteur. Desloges racontait les difficultés qu’il avait rencontrées depuis l’apparition de sa surdité à l’âge de sept ans : « Abandonné à moi-même et n’ayant reçu aucune instruction depuis cette époque où je savais seulement lire et un peu écrire …». Né près de Tours en 1747, ses parents le conduisirent à Paris à l’âge de 21 ans « pour y trouver asile » … « Mis en apprentissage contre le gré et l’avis de mes parents qui me jugeaient incapable de rien apprendre ; obligé de chercher de l’ouvrage pour subsister ; sans appui, sans protection, sans ressource ; réduit deux fois à l’hôpital, faute d’ouvrage ; forcé de lutter sans cesse contre la misère, l’opinion, le préjugé, les injures, les railleries les plus sanglants des parents, d’amis, de voisins, de confrères qui me traitent de bête, d’imbécile,…» … « Dans les commencements de mon infirmité, et tant que je n’ai pas vécu avec des sourds-muets, je n’avais d’autre ressource pour me faire entendre que l’écriture ou ma mauvaise prononciation. Je ne me servais que de signes épars, isolés, sans suite et sans liaison. Je ne connaissais point l’art de les réunir pour en former des tableaux distincts au moyen des quels on peut représenter ses différentes idées, les transmettre à ses semblables, converser avec eux en discours suivis et avec ordre ». C’est à Paris « qu’un sourd-muet de naissance, de nation italienne qui ne sait ni lire, ni écrire » l’initia au langage des signes à l’âge de 27 ans, 8 ans après son arrivée à Paris.

Pierre Desloges ne pouvait accepter sans réagir l’attaque de l’abbé Deschamps contre le langage des signes que l’instituteur méconnaissait. « Semblable à un français qui verrait décrier sa langue par un allemand, lequel en saurait tout au plus quelques mots, je me suis cru obligé de venger la mienne des fausses imputations dont la charge cet auteur (Abbé Deschamps ) ; et de justifier en même temps la méthode de l’abbé de l’Épée, laquelle est toute fondée sur l’usage des signes. J’essaie en outre de donner une idée plus juste qu’on ne l’a communément, du langage de mes compagnons sourds et muets de naissance qui ne savent ni lire, ni écrire, et qui n’ont jamais reçu d’autres leçons que celles du bon sens et de la fréquentation de leurs semblables ». Il expliquait que, quand il a commencé à rédiger son livre « pour la défense du langage par signes ou gestes, il ne pensait nullement à l’abbé de l’Épée. … Si la méthode de cet ingénieux Instituteur des sourds et muets se trouve défendue dans mon ouvrage, ce n’est qu’indirectement, c’est qu’elle s’est trouvée nécessairement liée à mon sujet, c’est que je n’ai d’abord voulu justifier la langue des signes que par des autorités et des exemples ». Le mérite de l’abbé de l’Épée est d’avoir observé que « les sourds et muets avaient une langue naturelle au moyen de laquelle ils communiquaient entre eux : cette langue n’étant autre que la langue des signes, il a senti que s’il parvenait à connaître ce langage, rien ne lui serait plus facile que de réussir dans son entreprise. Le succès a justifié une réflexion aussi judicieuse. Ce n’est donc pas l’abbé de l’Épée qui a créé et inventé ce langage ; tout au plus, il l’a appris des sourds et muets ; il a seulement rectifié ce qu’il a trouvé défectueux dans ce langage, il l’a étendu et lui a donné des règles méthodiques ».

Conclusion

Cet ouvrage écrit par un sourd-muet dès 1779 pressentait l’enjeu du combat parole - mimique qui ne va pas cesser pendant deux siècles. Bien au-delà des discussions sur la pédagogie, il s’agit avant tout de la place des sourds dans la société et de la prise en considération de leur langue naturelle.

Dans ce combat, les discussions reprendront sans fin, avec les mêmes arguments et la même demande de la part des sourds-muets. Toute attaque de la langue des signes était désormais ressentie comme une agression à leur dignité, ce que certains partisans de la méthode orale pure ne comprirent pas.

La pérennisation nationale de l’école de l’Abbé de l’Épée

Loin de condamner l’école de l’abbé de l’Épée, un ecclésiastique, comme on aurait pu le craindre, la Révolution pérennisa son enseignement. Dès 1790, dans les documents officiels de la Convention, l’instituteur était glorifié : « l’immortel l’Épée », « de l’Épée, dépositaire unique de cette précieuse méthode qui nous donne l’espérance de voir réaliser un projet d’une langue universelle ». Un projet de décret de 1791 déclarait : « que le nom de Lépée … serait placé au rang de ceux qui ont le mieux mérité de l’humanité et de la patrie ». Dès l'année suivante, l'école éditait un Prospectus de la pension de l'Institution nationale des sourds-muets et son règlement . Pereire, « le premier instituteur de France », et ses méthodes pédagogiques, étaient totalement oubliés. La création de deux écoles pour les « indigents sourds-muets », à Paris et Bordeaux, financée par la Nation, condamnait à la clandestinité la pédagogie individuelle de la méthode orale réservée aux enfants de nantis. Ce faisant, elle facilitait les initiatives personnelles des charlatans dont certains n’hésitèrent pas à en faire la publicité.

Les disciples de l’abbé de l’Épée

Lors de sa disparition en 1789, la notoriété de l’abbé de l’Épée avait dépassé les frontières et éclipsé totalement celle de Pereire. De nombreux disciples défendirent la mémoire de l’abbé.

L’abbé Roch-Ambroise Sicard (1742-1822)

Le successeur immédiat de l’abbé de l’Épée honorait son prédécesseur. Malgré le style ampoulé de l’époque, ses louanges donnaient une vision prémonitoire de la vénération des sourds pour l’abbé de l’Épée. « Elle n’existera plus entre le sourd-muet et l’homme qui parle, cette barrière qu’un seul homme a eu le courage et le talent de franchir. L’homme de la nature et celui de la société sont enfin rapprochés et réunis. Recevez notre premier hommage, ô vous qui fûtes le créateur de cet art qui a produit une si étonnante merveille ! qu’il doit nous être cher le nom de ce saint Prêtre, de cet ami de l’humanité qui, se croyant, avec tant de raison, appelé par la providence à cet apostolat si utile et si difficile, se dévoua tout entier à cette œuvre si digne de la pitié tendre qui l’avait animé toute sa vie ! que le nom de l’Épée sera cher à la classe nombreuse de ces infortunés, à qui il donna un nouvel être et une nouvelle vie ! Ils le béniront comme leur père ; et la postérité reconnaissante s’unira à eux pour honorer sa mémoire et pour le recommander au respect et au culte de toutes les générations. »

En 1803, il fit paraître un Cours d'instruction d'un sourd-muet de naissance et qui peut être utile à l'Éducation de ceux qui entendent et qui parlent, qui n'eut guère de retentissement . En 1815, il se réfugia en Angleterre lors des « cents jours », avec plusieurs de ses élèves dont Laurent Clerc. C'est à Londres que Thomas Hopkins Gallaudet rencontra l'abbé Sicard lors d'une démonstration. Quelques semaines plus tard, Gallaudet rendit visite à l'Institution des Sourds-Muets et put apprécier l'intérêt de la méthode mimique, avant de repartir pour le Connecticut accompagné par Laurent Clerc qui allait l'aider à fonder un établissement pour sourds-muets.

Le mérite de l’abbé Sicard a été d’avoir procuré du lustre à son établissement, contribuant ainsi à faire connaître les possibilités de l’instruction par la mimique non seulement en France mais aussi dans les autres pays. De plus, il a su recruter deux fortes personnalités qui ont beaucoup apporté à la renommée de l’Institution, Jean-Marc Gaspard Itard, et son filleul Bébian qui porta les mêmes premiers prénoms composés que lui.

Roch-Ambroise Auguste Bébian (1789-1839)

Dans son Éloge historique de Charles-Michel de l’Épée, fondateur de l’Institution des sourds-muets, cet « entendant », alors « censeur des études » de l’Institution des sourds-muets de Paris écrivait en 1820, dans l'Art d'enseigner à parler de l'abbé de l'Épée édité par l'abbé Sicard : « Ce grand homme méritera à jamais le titre de bienfaiteur de l’humanité. C’est à lui que tous les sourds-muets de tous les pays sont redevables des établissements qui, pour eux, s’élèvent de toutes parts. Quelque méthode que l’on suive, c’est son institution qui en a offert le premier modèle. C’est son exemple, non moins que ces talents, qui a fixé l’attention publique sur ces infortunés ; c’est l’ardeur de son zèle qui a échauffé les cœurs en leur faveur. »

Sa famille habitant la Guadeloupe, l’abbé Sicard lui donna l’occasion de vivre plusieurs années de son adolescence avec les élèves de l’Institution de Paris. Il put comparer le fossé entre la langue naturelle des sourds-muets qu’il pratiquait parfaitement et « la mimique » enseignée par l’abbé Sicard. Pour de Gérando, au début des années 1820, « la pratique usuelle et réelle, adoptée dans l’Institution, sous la direction de l’abbé Sicard, manquait d’un type normal, de règles fixes et déterminées, que ses procédés n’étaient consignés nulle part. » C’est après la disparition de l’abbé Sicard en 1822 que l’administration de l’Institution demanda à R.-A. Bébian « de réaliser un manuel qui se composât non de théories, de préceptes, mais seulement d’exercices mis sous la forme d’exemples ». Comme l’a écrit Blanchet à propos de Bébian : « Jamais parlant ne mania aussi bien que lui le langage mimique. Il lui était réservé d’opérer une révolution dans cette spécialité. Il comprit que le but que doit se proposer une langue n’est pas d’en traduire une autre, mais d’être l’expression vivante des idées. ... Il parvint à rompre toute association forcée entre le langage des gestes et les langues parlées. Aussi le titre de réformateur des gestes s’est-il attaché au nom de Bébian ». Grand admirateur de l’abbé de l’Épée, Bébian n’en condamnait pas moins « les signes méthodiques » pour les remplacer par le recours à la « langue naturelle des sourds » qu’il tenta de codifier et dont il fit une représentation écrite avec sa Mimographie ou Essai d’écriture mimique propre à régulariser le langage des sourds-muets parue en 1825. Il pouvait ainsi enseigner le langage écrit au moyen de la mimique, réalisant ce qu’on appelle maintenant le bilinguisme. Deux ans après, il publiait un Manuel d’enseignement pratique des sourds-muets en deux volumes . En 1834, il publia une critique de la nouvelle organisation de l'enseignement à l'Institution des sourds-muets où la nouvelle direction s'orientait vers une oralisation dominante .

Ferdinand Berthier (1803-1886)

En 1852, ce sourd-muet, alors doyen des professeurs de l’Institution nationale de Paris écrivait dans sa biographie de l’abbé de l’Epée : « Parmi le peu de noms que la foule changeante ne prononce qu’avec vénération, …nous n’en connaissons pas qui mérite plus d’occuper le premier rang dans l’admiration, l’amour et la reconnaissance des peuples que celui du père spirituel des sourds-muets, l’abbé de l’Épée. … Depuis des siècles, ces tristes victimes de la nature marâtre courbaient le front sous le joug d’un préjugé barbare. … Ils languissaient, ces infortunés, dans l’ignorance et dans l’esclavage : ils attendaient un nouveau Messie qui vint briser leurs fers ».

Et pourtant, ce même auteur avait écrit en 1840 dans Les sourds-muets, avant et depuis l’abbé de l’Epée , que l’abbé de l’Épée « voulut tourmenter la langue des gestes pour la plier aux habitudes et au génie de la langue conventionnelle, sans réfléchir que l’une ainsi greffée sur l’autre devenait nécessairement un contresens. La mimique ne reconnaît d’autre joug que celui de la nature et de la raison ; elle a une syntaxe immuable, opposée aux syntaxes capricieuses de nos langues, et particulièrement à celle de la langue française. Sa marche est tout à fait indépendante des lois de la grammaire ; son vol aussi rapide que la pensée. … Le système de l’abbé de l’Épée (et notez bien que ce n’était qu’en classe qu’il le pratiquait) consiste exclusivement à faire cadrer le signe avec le mot plutôt qu’avec l’idée. … Les légères erreurs dans la méthode de l’abbé de l’Épée ne sont que d’imperceptibles taches incapables de ternir la gloire de cet esprit créateur».

Conclusion

Les louanges décernées à l’abbé de l’Épée ne concernaient pas sa méthode des signes méthodiques. Elles vouaient aux nues celui qui avait sorti les sourds-muets d’un monde d’exclus et leur permettaient d’accéder à la connaissance et à la reconnaissance par la société.

Les fidèles de Pereire - Les critiques des méthodes de l’abbé de l’Épée

Pereire n’eut pas véritablement de disciple, si ce n’est son élève Saboureux de Fontenay qui éduqua quelques enfants selon les mêmes principes. S’il eut beaucoup moins de laudateurs que l’abbé de l’Épée, ceux-ci n’en furent pas moins virulents contre son adversaire. Les quelques biographies le concernant sont dues à l’initiative, ou au moins au soutien de ses descendants. Mais c’est à un de ses amis qu’on doit le premier plaidoyer au début du siècle suivant, Coste d’Arnobat.

Charles-Pierre Coste d’Arnobat

Dans son ouvrage paru en 1803 traitant de nombreux sujets, du « navire qui puisse s’élever dans l’air » jusqu’au mouvement perpétuel, l’auteur commençait par consacrer plus du quart de l’ouvrage à « l’art d’instruire les sourds-muets ». Dès l’avant propos du livre, il écrivait : « N’est-ce pas une sorte de prodige moral, qu’au milieu des hommages de toutes espèces rendus à l’abbé de l’Épée, on n’ait jamais prononcé le nom du célèbre Pereyra que nous avons vu, en 1756, tenir une école publique du bel art dont il s’agit, et non seulement instruire dans tous les genres de sciences des élèves des deux sexes, nés sourds-muets, mais encore leur apprendre à parler très distinctement, et à prononcer comme nous ». L’auteur accusait l’Église de cet oubli de Pereire. « En écrivant et en publiant la défense du vertueux Pereyra et de ses devanciers, nous n’en demeurons pas moins convaincu que les trois quarts des Français regarderont toujours l’abbé de l’Épée comme l’inventeur de l’art d’instruire les sourds-muets de naissance. Dans tous les temps, les ecclésiastiques ont profondément connu l’art de surnager où le vulgaire se noye. ... On ne sait ce qu’il y a de plus étonnant, ou de l’insouciance de l’ancien régime et de l’Académie, et du profond oubli dans lequel ils ont laissé l’art de Pereyra, après avoir fait éclater un moment d’enthousiasme, ou de la mauvaise foi et peut-être de l’ignorance des prôneurs et des apologistes de l’abbé de l’Épée ».

Édouard Séguin

Ce célèbre auteur franco-américain est connu comme un des fondateurs de l’éducation des enfants handicapés mentaux. Son ouvrage Traitement moral, hygiène et éducation des idiots et des autres enfants arriérés paru en 1846, est certainement plus connu que celui qu’il fit paraître l’année suivante sur Pereire. Peu de temps après, il émigrait aux États-Unis où il connut une grande notoriété. Intitulé Jacob-Rodrigue Pereire - Premier instituteur des Sourds-Muets en France, Pensionnaire et interprète du Roi. Notice sur sa vie et ses travaux et analyse raisonnée de sa méthode - précédé de l’éloge de cette méthode par Buffon , a été rédigé en parfaite approbation de la famille Pereire dont il était l’ami. L’auteur s’insurge contre la conspiration du silence vis à vis de Pereire. « Pereire avait importé l’art d’instruire les sourds-muets. Personne n’avait poussé aussi loin cet art que lui ; ses concurrents n’en avaient que des idées incomplètes ou absolument fausses, et l’abbé de l’Épée faisait partie de ces derniers… Son rival avait, par une propagande habile, attiré la bienveillance du public des sourds-muets, prédit leur émancipation. » Séguin critiquait la publicité des lettres anonymes des années 1771 à 1774, puis du livre de 1776. « La moitié de cet ouvrage est une diatribe contre Pereire et une critique moqueuse de la dactylologie » . Non seulement Séguin s’attaquait au comportement de l’abbé de l’Épée vis-à-vis de Pereire, mais il critiquait sa pédagogie. « La méthode d’enseignement qui a prévalu chez nous, il y a soixante quinze ans, parce que son auteur l’offrit pour rien, a déjà coûté des millions et elle n’est pas encore formulée. Chaque professeur l’enseigne à sa manière. Chaque élève l’emploie à la sienne. Chaque institution a son système. .. l’anarchie est partout, le progrès n’est nulle part ». L’auteur concluait qu’en France, personne n’osait s’exprimer sur ce sujet depuis l’abbé de l’Épée. Les critiques de Séguin n’étaient pas dénuées de fondement. Il soulignait que l’abbé « avait prédit l’émancipation des sourds-muets », mais il ne lui reconnaissait aucun rôle dans cette transformation.

Ernest La Rochelle

Ce journaliste proche des Pereire eut des responsabilités dans l’organisation des Congrès internationaux pour l’amélioration du sort des sourds-muets. Il publia en 1882 un livre intitulé : Jacob Pereire. Premier instituteur des Sourds-Muets en France. Cette biographie s’inscrivait dans la campagne de réhabilitation de la mémoire de J.-R. Pereire par sa famille. Pour La Rochelle : « Il n’est guère de doute que, dans la lutte qui s’engagea entre les deux systèmes de l’articulation et des signes méthodiques, l’abbé de l’Épée n’ait tiré avantage de sa qualité de prêtre et surtout de l’appui que la corporation à laquelle il appartenait ne pouvait manqué d’apporter à sa méthode opposée à celle d’un Israélite. Nous venons de voir comment les hostilités avaient été ouvertes de 1771 à 1774, par les lettres de l’abbé***. Elles continuèrent en 1776 par la publication de l’Institution des sourds et muets par la voie des signes méthodiques ».

Conclusion

Il est intéressant de noter que les laudateurs de l’abbé de l’Épée ne portaient aucune attaque contre Pereire. Mais, en revanche, les défenseurs de Pereire ne se privaient pas de souligner le comportement médiatique de l’abbé de l’Épée, et son agressivité vis-à-vis du vénéré « premier instituteur de France ». Ils comparaient l’importance des publications hostiles de l’abbé de l’Épée au silence de J.-R. Pereire. Ils critiquaient la valeur pédagogique des signes, mais ils passaient sous silence toute la part d’enseignement de la parole réalisé par l’abbé. Ils ne pouvaient l’ignorer, d’autant plus que l’abbé Sicard avait repris la publication de cette part d’enseignement de l’abbé de l’Épée en 1820.

L’influence de quelques médecins dans la pédagogie

Peu de médecins laissèrent leur nom dans la pédagogie des sourds-muets avant le XIXe siècle, à part Amman en Hollande et Le Cat en France. Il n’en fut pas de même dès le début du XIXe siècle. Le regroupement d’enfants sourds-muets pensionnaires dans les établissements créés à la suite des décisions de la Convention allait permettre un nouvel abord de la surdi-mutité : traiter la surdité. Ces circonstances permirent aux médecins des oreilles de défricher l’otologie jusqu’alors très en retard par rapport à d’autres secteurs de la médecine comme celui des maladies des yeux. Les tâtonnements inévitables laissèrent de pénibles souvenirs aux élèves et procurèrent une triste réputation au premier de ces médecins, Jean-Marc Gaspard Itard. De nombreux médecins exprimèrent leurs opinions sur l’instruction des sourds-muets. Mais seuls eurent une véritable influence sur la politique pédagogique en France les médecins de l’Institution des sourds-muets de Paris, Itard, Menière, Blanchet et Ladreit de Lacharrière

Arrivé dans l’Institution nationale des sourds-muets de Paris en 1800, Jean-Marc Gaspard Itard (1774-1838) en a été le premier médecin officiel. Il s’est beaucoup investi personnellement dans l’éducation de « l’enfant sauvage de l’Aveyron » tout en découvrant les maladies des oreilles et en cherchant à améliorer la surdité. La publicité faite autour de cet « enfant sauvage » qui d’ailleurs n’était pas sourd procura très tôt la notoriété au médecin des sourds-muets. Pour eux, il essaya les différents traitements possibles de l’époque, notamment l’ouverture de la membrane tympanique, puis plus tard le cathétérisme tubaire. Il présenta en 1808 devant la Société de l’École de médecine de Paris deux mémoires, ayant respectivement pour titre « Mémoire sur les moyens de rendre l’ouïe aux sourds-muets », et « Mémoire sur les moyens de rendre la parole aux sourds-muets ». On peut lire dans la présentation de ces mémoires : « Il est à noter que le sourd-muet parlera d’autant plus facilement qu’il se servira moins des signes manuels, langage ordinaire des sourds-muets... (Itard) a cherché à éduquer les organes de la parole par l’entremise de l’ouïe en essayant de faire entendre leur voix et non en les portant à observer et à imiter ce qu’il y a de plus visible dans le mécanisme de la parole. Pour favoriser la liaison des organes de l’ouïe, il fit usage d’un moyen mécanique ». Il s’agissait d’un cornet dont la grosse extrémité s’adaptait au pourtour des lèvres du locuteur et la petite extrémité était introduite dans le conduit auditif du sourd. Le principe en a été repris au cours des années 1880 dans les institutions de New -York et de Paris où furent créées des classes spéciales « pour recevoir l’enseignement par les tubes acoustiques ».

Itard sut très tôt qu’il n’arriverait pas à améliorer l’audition des enfants sourds-muets, à quelques exceptions près. D’abord partisan de la méthode orale, il en vint à préconiser de cesser « d’instruire par la parole » dont l’enseignement devait être complémentaire. En 1837, un an avant sa disparition, il rédigeait un testament permettant de créer un cours complémentaire pour les meilleurs élèves ayant achevé le cycle de leurs études en langue des signes, afin de se perfectionner en langue française écrite ou parlée . Ce testament constatait en particulier que « presque tous nos sourds-muets au bout de six années qui leur sont accordées pour leur instruction, se trouvent souvent hors d’état de lire avec une parfaite intelligibilité la plupart des ouvrages de notre langue. » Il voulait créer une nouvelle classe dite « d’instruction complémentaire » permettant aux meilleurs élèves de « pouvoir lire intelligemment et sans fatigue toutes les productions de notre langue ». Les élèves ne communiqueraient entre eux et avec le professeur qu’oralement ou par l’écriture. Ce « cours complémentaire » persista jusqu’en 1879. Après le congrès de Milan de 1880, il n’avait plus sa raison d’être.

Prosper Menière (1799-1862), successeur d’Itard, se déclara ouvertement son continuateur ; il épousait ses idées dans ce domaine. Il n’en fut pas de même avec son confrère Alexandre Blanchet que le pouvoir politique lui imposa comme collaborateur. Celui-ci prétendait que « dans les cas où l’appareil auditif ne peut être traité avec succès, toujours ou presque toujours, il est possible à l’appareil vocal d’entrer en fonction, sous l’influence, non plus de l’excitation auditive, mais de l’excitation visuelle, imitative, et au moyen de l’impression tactile des ondes sonores, la parole du sourd-muet qui entend restant toutefois incomparablement plus nette, plus intelligible que celle du sourd-muet privé de l’ouïe ». Il ajoutait qu’il « est possible de doter presque tous les sourds-muets de France du langage articulé, et de rendre l’ouïe et la parole à un certain nombre d’entre eux » .

En 1849, le ministre de l’Intérieur demandait à l’Académie de médecine un rapport sur « la méthode de M. Blanchet ». Malgré dix séances de débats, l’Académie ne put se prononcer, tant la méthode paraissait discutable, ce qui n’empêcha pas la poursuite de la carrière de Blanchet dans l’Institution.

En 1862, Alexandre Blanchet (1819-1867) fut désigné pour succéder à Menière, mais il disparut cinq ans plus tard. A cette occasion fut rappelé le rôle qu’il avait joué pour « donner l’éducation aux sourds-muets et aux aveugles en les conservant à leurs familles dans les écoles communales au milieu des voyants et des entendants, de manière à ne pas s’exposer à rompre les liens sociaux qui unissent les hommes ; la leur donner par des moyens qui mettent infirmes, parlants, et entendants en communication constante, la leur donner à tous dès leur jeune âge et en quelque sorte sans frais exceptionnels ». Il fut ainsi le promoteur en France de l’éducation des sourds-muets en intégration. Alors que dans les écoles de sourds-muets, les enfants étaient pensionnaires, il souhaitait les mettre en externat, à côté d’externats pour entendants. Malgré un arrêté du ministre de l’instruction publique de 1866 autorisant l’admission des sourds-muets dans les écoles primaires, les « écoles Blanchet » n’eurent guère de succès.

Quant à Jules Ladreit de Lacharrière, devenu médecin-chef de l’Institution de Paris après la disparition de Blanchet, il suivit les recommandations du congrès de Milan. Dans son article sur la surdi-mutité du dictionnaire Dechambre en 1884 , il expliquait que « les enfants admis en 1880 ont été absolument isolés des autres afin qu'ils ne puissent acquérir par leur contact aucune notion du langage mimique. L'instruction leur est donnée exclusivement par le langage oral, la lecture des livres et l'écriture. Dans ces conditions, l'enfant ne peut que reconquérir d'une manière aussi complète que possible, suivant ses aptitudes, le langage maternel. Cette méthode sera-t-elle favorable au développement intellectue? » En 1885, il écrivait dans les Annales des maladies de l'oreille et du larynx: « c’est par le développement des deux langages qu’on mettra les sourds-muets dans les conditions les plus heureuses au point de vue de leur vie commune et de leur rapport avec la société, si l’emploi des signes n’étaient pas incompatible avec l’acquisition de la faculté de lire sur les lèvres. Le congrès de Milan l’a jugé ainsi. L’autorité de ses délibérations a été considérable » Il semblait regretter le côté absolu des décisions du congrès de 1880. Mais lors du congrès de 1900 qu’il présida, il joua un rôle déterminant pour confirmer « la méthode orale pure » à laquelle il s’était converti et combattre tout recours à la langue des signes. Tous les médecins de l’Institution de Paris ne partageaient pas la même opinion, notamment Édouard Fournié, médecin-adjoint, qui critiqua fortement la méthode orale pure lors du premier congrès international d’otologie tenu lui aussi à Milan en 1880.

L'enjeu parole - mimique au XIXe siècle

Les hostilités entre Pereire et l’abbé de l’Épée ne durèrent pas plus d’une décennie. Après la disparition de Pereire en 1780, la notoriété de l’abbé fit rapidement oublier la pédagogie selon « le premier instituteur de France ». Après la Révolution, l’aura de la méthode de l’abbé de l’Épée bénéficia de la reconnaissance par la Nation de son créateur et de l’implantation de deux écoles nationales, à Paris et Bordeaux, rattachées au Ministère de l’Intérieur. Les idées novatrices propagées par la Révolution contribuèrent à la diffusion de la « méthode française », non seulement en France mais aussi à l’étranger.

Les établissements de sourds-muets en Europe et en Amérique vers 1825

A l’étranger, cette pédagogie basée sur la mimique appelée volontiers « méthode française » se confrontait à la « méthode allemande » selon Heinicke. Elle faisait appel à la collaboration d’enseignants sourds-muets. Dans son ouvrage De l’éducation des sourds-muets de naissance, de Gerando établit « un tableau des principaux établissements existants en Europe et en Amérique, pour l’éducation des sourds-muets ». Il montrait que dans les nombreux établissements créés depuis la fin du siècle précédent, la plupart recouraient à la méthode de l’abbé de l’Épée, parfois associée à « l’articulation ». « Sa méthode, transportée à Vienne, s’est répandue de là en Bavière, dans une portion de l’Allemagne, et de là en Danemark et à Turin, nous la voyons en Hollande, en Russie, en Suède : par un singulier circuit, elle arrive de Stockholm en Portugal ; c’est elle qui réveille en Espagne à l’art qui y prit naissance ; elle est adoptée à Birmingham, à Dublin ; c’est elle enfin qui règne dans les États Unis. En Prusse, en Écosse, elle s’est combinée avec d’autres méthodes. » Aux États-Unis, la méthode de l’abbé de l’Épée avait été d’autant mieux adoptée que l’enseignement de la première école, le célèbre Asylum du Connecticut à Hartford, était dirigé depuis 1816 par un élève de l’abbé Sicard, Laurent Clerc . Ce sourd-muet avait quitté l’Institution parisienne alors qu’il y était devenu un répétiteur très apprécié. Il accompagnait le révérend Th. H. Gallaudet qui avait pu l’apprécier lors de son séjour en France auprès de l’abbé Sicard en 1815. En moins de dix ans, plusieurs états américains s’étaient dotés d’écoles similaires à celle de Gallaudet.

En France, de nombreuses écoles privées s’ouvrirent, parfois à l’initiative de sourds-muets. En 1827, de Gérando citait 17 établissements. En 1850, Blanchet en dénombrait 45 dont 33 appartenaient à des congrégations religieuses. La plupart des écoles étaient aidées par les municipalités et les départements. Dans toutes ces écoles, l’enseignement était fait en langue des signes. Elles adoptaient la philosophie de l’Institution de Paris mais avec de grandes variations, malgré les efforts de Bébian.

Cependant, à Leipzig, la « première école officielle au monde pour sourds-muets » continuait à enseigner selon la méthode de Heinicke.

Le renouveau de la parole

Comme l’avait déjà signalé l’abbé de l’Épée à l’abbé Sicard, il n’était pas possible de « faire de ces sourds-muets des métaphysiciens ». Le manque de rigueur dans les règles pédagogiques avec la langue des signes, l’âge avancé des enfants pris en charge, vers 8 à 10 ans, ne permettaient guère une instruction de haut niveau. Il était inéluctable que certains ne la comparent à la méthode orale selon Heinicke, et que le balancier se dirige de nouveau vers « l’articulation », particulièrement en Allemagne.

Un des attraits de la méthode orale pour les enseignants était d’avoir des balises mieux identifiées que pour la mimique, sans leur imposer l’apprentissage de la langue. Dans le discours d’inauguration d’un établissement de confession protestante pour sourds-muets et aveugles dans le sud de la France, on peut lire : « La nature ne reconnaît qu’une seule et même méthode d’enseigner la parole : appliquer le procédé des entendants à nos pauvres sourds-muets … L’Allemagne eut la glorieuse destinée de succéder au rôle insigne de l’Espagne, et d’être, depuis la fin du dernier siècle, le représentant intègre du langage articulé dans l’univers ». Évoquant la « méthode allemande » : « nous voudrions hâter son avènement dans le monde entier, convertir l’Espagne à la doctrine de Pedro Ponce de Leon, laisser à la France son abbé de l’Épée et doter ses sourds-muets de la parole… Des quatre cents établissements consacrés dans l’univers à ce genre d’éducation, l’Allemagne en peut réclamer cent pour sa glorieuse part ».

L’enseignement individuel, le choix des élèves, étaient des atouts importants pour la méthode orale. Beaucoup plus que sur des détails pédagogiques, le choix binaire portait sur la finalité de l’instruction et la place du sourd dans la société. Plusieurs pays suivirent le mouvement de l’Allemagne, comme la Suisse, l’Italie. En France, où les institutions nationales et les établissements d’obédience catholique restaient fidèles à l’abbé de l’Épée, peu d’écoles recourant à une méthode orale ouvrirent dans la deuxième moitié du siècle, souvent avec l’aide d’instituteurs étrangers. De même en Amérique, fortement marquée par l’abbé de l’Épée, il fallut attendre l’influence de Graham Bell pour voir apparaître un enseignement par la méthode orale dans les années 1870.

La « méthode allemande » avant les « congrès internationaux »

En quelques décennies, la méthode de Heinicke avait fait tache d’huile en Allemagne. De nombreuses écoles ouvrirent. En 1852, Blanchet fit au ministre de l’Intérieur un rapport sur l'enseignement et le développement de la parole dans les établissements de sourds-muets belges et allemands. Les six établissements allemands qu’il visita avaient adopté l’enseignement de la parole.

Après une période d’enthousiasme, le succès n’était pas éclatant. En 1875, un congrès de sourds-muets se tint à Dresde. Le compte-rendu qu'en a donné Martin Etcheverry, directeur de l'Institution parisienne des sourds-muets N est fort instructif. Près de 150 sourds-muets participaient, avec seulement quelques directeurs et professeurs de sourds-muets. Comme le rapporta un des congressistes, « la discussion au congrès serait à peine supposable sans la langue des signes ». Alors que la langue des signes avait été interdite dans beaucoup d’établissements, les congressistes demandèrent à l’unanimité « l’emploi dans chaque institution de sourds-muets enseignants », et une initiation obligatoire à la langue des signes pour tous les enseignants. Il avait été conclu que le « langage des gestes est la langue naturelle, primitive, du sourd-muet. Il n’est pas le but, mais la base et le principal instrument de son éducation ».

D’autres pays avaient aussi adopté la méthode allemande, notamment la Suisse. C’est d’ailleurs dans ce pays qu’une parente des descendants de J.-R. Pereire avait découvert en 1873 la méthode orale, ce qui les avait amenés à s’intéresser à cette pédagogie pourtant éloignée de leurs prospères activités industrielles et financières. Il y montrèrent le même esprit d’initiative qui leur avait si bien réussi, notamment pour créer une école et promouvoir le premier congrès international en 1778.

Si des congrès nationaux de sourds-muets s’étaient déjà tenus en Allemagne, aucun rassemblement international concernant les sourds-muets n’avait encore eu lieu. C’est la France qui en prit l’initiative. Y furent conviés essentiellement des enseignants entendants.

Trois congrès internationaux d’importance : 1878, 1880 et 1900

Ces « congrès pour l’amélioration du sort des sourds-muets » ne doivent pas être confondus avec les congrès internationaux des sourds qui eurent lieu par la suite. Les premiers, organisés par des entendants, votaient des motions qui eurent de très importantes répercussions sur la politique pédagogique des sourds-muets, et même bien au-delà. Les seconds, organisés par les sourds, n’avaient aucune influence sur cette politique pédagogique.

Trois congrès internationaux ont particulièrement marqué le destin des sourds-muets dans le monde :

  • en 1878 à Paris, les organisateurs du congrès voulurent en faire un hommage à la méthode Pereire ;
  • en 1880 à Milan, le congrès a marqué l’ancrage des entendants dans la méthode dite « d’articulation comportant la lecture de la parole sur les lèvres » ;
  • en 1900, ce fut un congrès surréaliste qui mit en évidence l’autisme des entendants.

Le premier congrès de Paris, en 1878 - L’hommage à J.-R. Pereire

Les congrès internationaux pour l’amélioration du sort des sourds-muets, comme l’a écrit en 1882 Marius Magnat, directeur de l’École Pereire : « peuvent être regardés comme le couronnement d'une œuvre commencée à Paris en 1873 et poursuivie avec persévérance jusqu’à présent ». L’auteur expliquait la genèse de la création de l’école pratiquant la méthode d’articulation par une parente de la famille Pereire à la suite de conférences faites par un biographe du premier instituteur des sourds-muets en France, Félix Hément. « Les conférences firent sortir la mémoire de J. R. Pereire de l’injuste oubli où elle était tombée. Le public apprit, non sans étonnement, que la méthode employée à l’étranger était une méthode française, que la France seule proscrivait des établissements publics, par suite de l’influence de l’abbé de l’Épée, auteur de la méthode des signes méthodiques. Désireux d’élever une sorte de monument à la mémoire de J.R. Pereire, MM Isaac et Eugène Pereire eurent la pensée de fonder un établissement où l’enseignement serait donné à l’aide de la méthode de son aïeul ». L’école fut fondée en 1875. Lors de la préparation de l’Exposition universelle de 1878 à Paris, les responsables de cette école Pereire intervinrent pour que soit créée une section « sourds-muets » dans le cadre du « congrès universel pour l’amélioration du sort des aveugles » déjà prévu. L’autorisation tardive entraîna une organisation précipitée, avec une faible représentation des étrangers. L’organisation fut confiée à des fidèles des Pereire.

Au terme des travaux, il avait été constaté que « Le congrès, après avoir mûrement délibéré, tout en conservant l’emploi de la langue mimique comme auxiliaire de l’enseignement en tant que premier moyen de communication entre le maître et l’élève, estime que la méthode dite d’articulation et comportant la lecture de la parole sur les lèvres, qui a pour but de rendre complètement le sourd-muet à la Société, doit être résolument préférée à tous les autres, préférence que justifie d’ailleurs l’usage de plus en plus général de cette méthode chez toutes les nations d’Europe et même en Amérique ». Les résolutions préconisaient « l’enseignement parallèle de la langue écrite et de la langue parlée » qui présentait des avantages par rapport aux procédés qui associent à l’étude de la langue écrite l’emploi du langage des signes ». Il fallait « créer une division pour les enfants capables de suivre cette éducation et les isoler complètement des autres. Toutefois, le congrès émet l’avis que l’enseignement par lui préconisé comme applicable à la généralité des enfants sourds-muets, ne pouvant convenir aux sujets dont la culture intellectuelle a été négligée ou complètement délaissée, il y a lieu d’appliquer à ceux-ci un enseignement qui, par des voies rapides, au moyen des signes communs à tous les sourds-muets, permette de développer leurs facultés dans la mesure du possible ».

Au cours du Congrès, un participant évoqua une relation de voyage d’un suédois qui avait rencontré Saboureux de Fontenay , le célèbre élève de J.- R. Pereire : « Il ne restait chez ce dernier, alors âgé d’environ 30 ans, aucune trace des leçons qu’il avait reçues . Or, il avait parlé devant les commissaires de l’Académie des sciences ». Le directeur de l’école Pereire lui répondit « Au reste, dans ces circonstances, nous savons que beaucoup de sourds-muets soit par timidité, soit pour toute autre cause, hésitent à faire usage de la parole en présence de personnes étrangères ». L’instruction par la parole du plus célèbre disciple de J.-R. Pereire ne pouvait être un échec aux yeux des fidèles.

Un représentant américain précisa qu’une école avec enseignement par la « méthode d’articulation » avait été fondée à Boston depuis 9 ans, et que Graham Bell avait fait construire à Pittsburg une école normale pour former les instituteurs d’après la méthode de Boston.

Au cours de cette réunion, il fut décidé qu’un tel congrès international aurait lieu tous les deux ou trois ans. Le comité d’organisation du futur congrès de 1880 fut composé ; il avait pour secrétaire Ernest La Rochelle, journaliste mais aussi collaborateur d’Eugène Pereire.

Le congrès de Milan de 1880 – L’ancrage des entendants dans la parole

Ce congrès de 1880 n’avait pas souffert de la précipitation du premier congrès. Aussi la participation fut-elle importante avec 254 inscrits dont 156 italiens et 66 français, 19 anglais ou américains, et 13 allemands, suisses, russes suédois ou norvégiens. Le choix de l’Italie n’avait pas été neutre car « la méthode qui domine dans les 36 institutions de sourds-muets du Royaume, c’est celle de la parole vivante ».

Les écoles françaises comprenaient avant tout quatre écoles nationales, dont celle de Paris qui avait une incontestable influence, et les écoles catholiques. Face aux récentes écoles utilisant la méthode orale d’obédience Pereire, la très grande majorité des écoles en France basaient leur pédagogie sur la mimique. Les écoles nationales, sous tutelle directe du Ministre de l’Intérieur, commençaient leur conversion à la méthode orale. Le représentant du Gouvernement français avouait, lors du congrès de 1900, qu’il avait été envoyé à Milan en 1880 avec l’assentiment de son ministre de défendre la méthode orale. Il est probable que les préoccupations de ce ministre de l’Intérieur tenaient plus à la suppression des langues régionales auxquelles on pouvait éventuellement rattacher la mimique qu’à des préoccupations pédagogiques.

Pourquoi les délégations des écoles catholiques, de loin les plus nombreuses, furent-elles amener à renier leurs méthodes pédagogiques ? Pour suivre le courant étranger, et imiter les écoles catholiques italiennes ? Elles avaient tout intérêt à s’allier aux écoles dépendant du ministère de l’Intérieur pour ne pas tomber sous la coupe du ministère de l’Instruction publique, l’année où venait d’être instituée « l’école laïque et obligatoire ». Peu de Français résistèrent. Dans le rapport au ministre de l’Instruction publique, son représentant, lui-même directeur - fondateur de « l’Institution de Paris pour l’enseignement de la parole», écrivait : « seul, le corps enseignant de l’Institution des sourds-muets de Paris ne donnait pas sa note harmonique dans le concert ; mais cette exception n’en altérait ni la signification ni la portée. La supériorité de l’enseignement de la parole n’était plus en question ; il ne s’agissait plus que de savoir si elle serait acceptée en termes absolus ou en termes relatifs ».

Quelques autres partisans de la langue des signes osèrent défendre leurs idées, notamment le représentant de la Suède, et les américains Edward et Thomas Gallaudet. Le suédois rappelait qu’à un congrès tenu à Stockholm en 1876, les représentants de la Suède, du Danemark, et de la Norvège avaient conclu que « la parole doit être la base de l’instruction dans les états du nord mais on y a reconnu aussi le droit des signes. Il y a un grand nombre de sourds-muets qui ne seraient pas instruits par la méthode allemande.». Edward Gallaudet, président du Deaf-Mute College de Washington, défendit « la méthode combinée qui emploie le langage naturel dans une mesure limitée à chaque degré du cours d’instruction, qui fait usage de l’alphabet manuel en même temps que l’articulation essayée avec tous, et continuée pendant la période entière d’instruction avec chaque élève qui promet d’atteindre un succès raisonnable ». Thomas Gallaudet dont le père avait été l’élève de l’abbé Sicard à Paris, pasteur d’une église à New York où les sourds-muets se réunissent, expliqua « qu’il faisait des signes depuis cinquante ans et qu’il n’était pas disposé à y renoncer ». La délégation anglaise a manifesté sa préférence pour la parole, en particulier avec les longues interventions très appréciées de deux femmes rapportant leur expérience personnelle.

.Au cours de ce congrès présidé par un ecclésiastique Italien, l’abbé Balestra, zélé propagateur de la méthode orale pure en Italie, furent adoptées huit résolutions dont les deux premières marquèrent les esprits pour longtemps . Elles précisaient que, non seulement la méthode orale doit être préférée à celle de la mimique, mais que l’usage simultané de la parole et des signes mimiques a le désavantage de nuire à la parole, à la lecture sur les lèvres et à la précision des idées. Aussi fallait-il préférer la méthode orale pure.

Les autres résolutions indiquaient aussi que :

  • la méthode orale pure devait se rapprocher le plus possible de l’enseignement des entendants ;
  • pour acquérir la connaissance de la langue de son pays, il fallait recourir à la méthode intuitive, consistant à désigner d’abord par la parole, ensuite par l’écriture, les objets et les faits placés sous les yeux des élèves ;
  • l’âge le plus favorable auquel le sourd-muet peut être admis dans une école est de huit à dix ans ;
  • il fallait séparer dans les écoles les anciens élèves enseignés par la mimique et les nouveaux enseignés par la parole.
Enfin fut étudié le règlement du futur congrès international devant se dérouler à Bâle en 1883. La langue officielle serait le français, mais chaque orateur pourrait s’exprimer dans sa langue nationale. Un comité central d’organisation siégeant à Paris était chargé de provoquer la réunion de ce congrès et d’en préparer les travaux. Sa composition de 27 membres comprenait notamment des partisans de la méthode orale pure convaincus comme l’abbé Balestra, Adolphe Franck, Ernest La Rochelle, Marius Magnat directeur de l’école Pereire, Eugène Pereire.

Conclusion

Une unanimité de façade cachait en fait des conceptions et des intérêts différents. Les mêmes mots ne correspondaient toujours aux mêmes idées. C’est ainsi que pour le médecin correspondant des Annales des maladies de l’oreille et du larynx qui commentait l’évènement, la discussion concernant « la limite des signes qualifiés de méthodiques de ceux appelés naturels ne fut jamais plus confuse ; la confusion des langues ajoutait à la confusion des idées et la différence que font les italiens entre le geste et le signe et qui n’était pas toujours bien saisie par leurs auditeurs étrangers, augmentait encore l’obscurité. » Ce même commentateur déplorait l’absence d’avocats de la méthode des signes mais ajoutait « les mêmes résolutions eussent été votées par le Congrès ».

De même, une des revendications des « instituteurs Pereire » était le rattachement des établissements pour enfants sourds-muets au ministère de l’Instruction publique. Adeptes de la méthode orale, ils se trouvaient alliés pour cette revendication aux sourds défenseurs de la mimique qui ne voulaient plus que les écoles soient des établissements de bienfaisance comme les asiles, les hospices etc. Mais ils se heurtèrent à la coalition d’intérêt des Institutions nationales et des écoles catholiques unies derrière le représentant du Ministre de l’Intérieur.

Les préconisations du congrès furent mises en application avec une rapidité surprenante dans la plupart des écoles, du moins en Europe. Elles eurent pour effet immédiat de séparer les élèves selon l’éducation par la mimique pour ceux qui étaient déjà en cours d’instruction, et les nouveaux élèves. A terme, les professeurs sourds, relativement nombreux à enseigner, furent renvoyés.

Le congrès de Milan des otologistes

Si pour la « communauté sourde » il n’y eut qu’un congrès de Milan, du 6 au 12 septembre, elle ignore probablement qu’un autre congrès s’est déroulé aussi à Milan en septembre 1880, pour les ORL. Il s’agissait du premier congrès international de laryngologie (du 2 au 5 septembre), et du deuxième congrès international d’otologie (du 6 au 9 septembre) où on ne dénombrait que 34 participants. Lors du congrès d’otologie, Édouard Fournié fit une communication intitulée « de l’instruction physiologique du sourd-muet ». Médecin-adjoint de l’Institution des sourds-muets de Paris, il s’était fait connaître par plusieurs ouvrages, notamment sur « la voix et la parole » et sur « la physiologie et l’instruction du sourd-muet ». Il s’insurgeait contre une méthode orale exclusive. « La prétendue parole qu’on enseigne aux sourds-muets est une mimique bien inférieure à la mimique naturelle, ne présentant qu’un avantage : celui d’être accompagné de sons rauques, fort pénibles à entendre, et le plus souvent incompréhensibles…. À aucun point de vue, au point de vue des relations comme au point de vue du développement intellectuel, la mimique sonore ne doit pas être considérée comme le but essentiel de l’enseignement du sourd-muet. L’objectif de l’instituteur doit être ailleurs : il doit s’occuper de meubler et d’enrichir l’intelligence de son élève, et cela il ne peut le faire qu’avec le secours des signes du langage. Or, le vrai langage du sourd-muet étant le langage des gestes, c’est ce langage qu’il faudrait perfectionner de manière à lui faire représenter les notions que la parole renferme. Cela fait, rien n’est plus facile, avec le secours de l’écriture, d’élever le sourd-muet au niveau de l’entendant parlant ». Il ne niait pas les bons résultats pouvant être obtenus par « la parole ». Mais il fallait d’ abord « mettre de côté les enfants qui entendent un peu et qui peuvent bénéficier des avantages de la parole, quelques sujets d’une intelligence exceptionnelle comme il s’en trouve parfois dans les écoles. Quant à la moyenne des sourds véritables, si les enfants apprennent quelque chose en suivant l’enseignement de la mimique sonore, ils le doivent à l’intervention du vrai langage mimique dont ils se servent à l’insu de leurs maîtres ». Cet exposé allait à l’opposé des décisions qui furent prises par les représentants des enseignants des écoles de sourds.

Le congrès de Paris de 1900. L’autisme des « entendants »

Ce « Congrès international pour l’étude des questions d’assistance et d’éducation des sourds-muets » s’est déroulé à l’occasion de l’Exposition universelle, comme celui de 1878. Cette manifestation ne ressembla pas à un congrès ordinaire, mais constitua un événement surréaliste. D’un côté, des sourds, notamment des Allemands qui insistèrent sur l’échec vécu de « la méthode orale pure ». D’un autre côté, des entendants qui ont littéralement confisqué la manifestation ; tout en reconnaissant l’échec au moins partiel de la méthode orale pure ; ils refusaient tout dialogue avec les adultes sourds et décidaient de poursuivre la même politique. Si en 1880, les congressistes avaient l’excuse, du moins pour certains, de ne pas connaître les méfaits de la méthode orale pure, il n’en était plus de même vingt ans après.

Peut-on parler d’un congrès lorsqu’on sait que le Président Ladreit de Lacharrière avait refusé de réunir les participants sourds et les participants entendants. En pratique, deux congrès juxtaposés se réunirent en même temps. Le président refusa une réunion finale commune où auraient pu être discutées les résolutions des deux sections car une réunion plénière « causerait une perte de temps considérable sans aucun avantage puisque la discussion ne pourrait pas se produire d’une manière facile et utile ». Le regroupement n’eut lieu que pour la séance inaugurale. Le discours du président donnait l’état d’esprit des « entendants ». « Au seuil du siècle nouveau, éblouis par les merveilles de l’Exposition, nous avons le devoir de regarder en arrière et de nous demander si les œuvres humanitaires ont progressé comme les sciences, comme les arts, comme l’industrie ! Nous avons pour ainsi dire domestiqué les forces de la nature jusqu’alors inconnues. Nous y avons trouvé des profusions de lumières, des forces incalculables, le pouvoir de transmettre avec la rapidité de l’éclair notre pensée jusqu’au bout du monde. Nous devons à un de nos collègues, M. Graham Bell, la possibilité de transmettre la voix comme la télégraphie transmet l’écrit ». La caution de G. Bell, fervent défenseur de la méthode orale, ne pouvait que confirmer le président dans son opinion. « Un grand principe domine toutes les méthodes, c’est l’éducation orale. Nous voulons que nos frères sourds-muets deviennent nos égaux par l’intelligence, le savoir et l’expression des idées. … S’il n’y a plus d’adversaire de la méthode orale, on ne peut méconnaître que beaucoup se demandent pourquoi elle n’a pas donné tout ce qu’on pouvait en attendre. »

Ladreit de Lacharrière, ancien médecin-chef de l’Institution de Paris, croyait aux vertus de l’oralisme, même si les résultats ne se confirmaient pas encore. S’il avait eu la curiosité d’aller dans la salle des « sourds-muets », le président aurait pu apprendre d’un participant allemand « que les tentatives faites jusqu’à présent par les professeurs allemands en faveur de la méthode orale pure ont totalement échoué ». Il expliquait ainsi le développement intellectuel négligé, la perte de la dextérité de la langue après l’école, les grandes difficultés à trouver du travail. Pour lui, « naturellement la parole doit être enseignée mais jamais aux dépens de l’esprit ». Le congressiste sourd concluait : « Ce que je prétends, c’est qu’avec l’institution de la méthode orale pure, on a commis la plupart des plus grands crimes contre les silencieux ». Tous les sourds ne partageaient pas cette opinion ; certains se déclarèrent partisans de l’oralisme. De même, quelques « entendants » s’opposaient aux vues du président. Il en fut ainsi de Gallaudet, représentant avec Bell le gouvernement des Etats-Unis. « Il y a vingt ans, le Congrès de Milan dont je faisais partie commit la faute grossière de faire une déclaration au sujet des méthodes d’enseignement ». Il rappelait que ce congrès n’était pas représentatif et qu’il avait étudié depuis plus de quarante ans avec soin les méthodes d’enseignement. « La vérité démontrée n’a pas besoin d’être soutenue par des résolutions, et ce qui n’est pas la vérité ne saurait le devenir par l’effet du vote d’aucun congrès ». Mais ces paroles pleines de bon sens n’eurent aucun écho chez le président.

La section des « entendants » déclara maintenir les conclusions du congrès de Milan. Elle refusa même une proposition demandant « qu’on doit choisir la méthode selon l’aptitude de l’enfant ».

Les revendications des « sourds-muets » n’étaient pas révolutionnaires. Ils demandaient notamment que :
  • la méthode soit choisie en fonction des aptitudes de l’enfant et que la « mimique » soit réservée aux enfants qui « ne réussissent pas avec l’enseignement par la parole » ;
  • des sourds-muets puissent être professeurs ;
  • les écoles de sourds-muets soient transférées au Ministère de l’Instruction publique car « ils veulent être des citoyens comme les entendants ».
Quant à la séance de clôture, elle se réduisit à une brève allocution du président pour « affirmer que l’ardent désir d’améliorer la situation sociale des sourds-muets a été et sera toujours l’unique préoccupation des instituteurs et philantropes qui sont venus à Paris ». La préoccupation de Ladreit de Lacharrière n’était pas l’instruction mais « d’améliorer les conditions sociales » comme il avait eu l’occasion de l’exprimer dans un exposé « de titres et travaux » de 1892, alors que la priorité pour les sourds était l’instruction et l’acquisition des connaissances.

Ainsi, peut-être plus que le mythique congrès de Milan de 1880, ce congrès de Paris de 1900 s’est caractérisé par l’obstination des responsables, et en premier lieu celle de son président Ladreit de Lacharrière, à ne pas vouloir comprendre les revendications des sourds. Son comportement n’est guère étonnant lorsqu’on découvre qu’il n’hésitait pas à écrire en 1889, dans la préface du livre de Goguillot Comment on fait parler les sourds-muets : « Le sourd-muet est d’un naturel inconstant et changeant, il est imprévoyant, susceptible de paresse, d’ivrognerie, de débauche, subit facilement les mauvais conseils et se laisse volontiers entraîner dans les mauvaises voies, mais il n’ignore ni ses erreurs ni ses fautes ». Le comportement de l’ancien médecin de « l’Institution phare » de Paris ne pouvait que brouiller les idées des sourds vis à vis des médecins des oreilles.

Conclusion

Le langage permet la transmission des idées, et donc le développement de l’intelligence. Le langage est un moyen, la communication est le but. Tout au long de cette histoire de la pédagogie institutionnelle, entrent en conflit ceux qui insistent sur le moyen, et ceux qui veulent avant tout atteindre le but. C’est la prédominance de la « mimique de la parole » ou celle de la « mimique gestuelle » sans tenir compte de l’importance de la surdité ou de son apparition secondaire. L’histoire de la pédagogie institutionnelle des sourds-muets a été mouvementée, marquée de violentes diatribes. On y découvre des luttes souvent farouches entre les pédagogues, contestant l’originalité des méthodes des concurrents, s’accusant volontiers de plagiat. Ceci commença dès l’école espagnole avec Bonet qui se prétendait l’inventeur de sa méthode. Son contemporain Ramirez de Carrion le contestait dans son ouvrage Maravillas de naturaleza publié en 1629.

En fait, pour la plupart des enfants, les deux méthodes de la mimique et de la méthode orale ne pouvaient donner que des résultats imparfaits car elles comportaient la même tare : la prise en charge vers 8 à 10 ans, beaucoup trop tardive. Il fallut attendre les années 1970 pour prendre conscience véritablement de l’importance d’une prise en charge très précoce. Pour chaque méthode, les pédagogues pouvaient montrer des exemples de réussite, mais ils étaient bien obligés de constater la médiocrité des résultats pour beaucoup d’enfants comme l’avaient fait déjà l’abbé de l’Épée et ensuite Itard. La tentation était grande d’essayer d’améliorer les résultats en changeant de méthode. Aussi n’est-il pas surprenant de constater, depuis l’abbé de l’Épée, le mouvement de balancier entre les deux tendances mimique et parole. La « conversion » des pédagogues ou des médecins a été souvent observée, dans un sens ou dans l’autre, durant une grande partie du XIXe siècle. Après 1880, il n’était plus permis de se poser la question : le vote des participants aux congrès internationaux avait montré « la vérité ».

Rarement l’imaginaire d’une histoire a été marqué par autant d’idées fausses. Parmi les plus tenaces, on trouve notamment l’abbé de l’Épée inventeur de la langue des signes, et Itard médecin tortionnaire d’enfants sourds et partisan sectaire de la méthode orale. Cette image ne traduit pas la réalité. Itard a bien fait des tentatives d’amélioration de l’audition, comme d’autres médecins de l’époque, mais souvent sous la contrainte de l’administration de l’Institution. Itard avait initialement choisi l’option logique : améliorer l’audition de façon scientifique. Mais il fallut attendre près de deux siècles pour que les compétences et les conditions techniques en permettent la mise en application. Quant à la méthode orale, il ne l’a défendue qu’à ses débuts ; plus tard, il la réservait aux élèves qui semblaient les plus aptes, et participant d’ailleurs à son financement par testament. Itard reste à tout jamais le premier médecin des sourds-muets, et partant, le symbole de la médecine vis-à-vis des sourds-muets.

Cette histoire révèle la fracture produite non seulement entre le monde des partisans de la parole et celui de la mimique, mais aussi entre les entendants et les sourds-muets. Le congrès de Milan de 1880 est souvent donné comme le symbole de cette fracture. On pourrait plaider la faible représentation des sourds à ce congrès et le désir de leur faciliter la vie dans la société. Mais lors du congrès de 1900, l’échec de la méthode orale pure, révélé aux cours des années précédentes, était patent . Le mépris vis-à-vis des souhaits raisonnables de la forte représentation sourde à ce congrès allait bien au-delà d’une discussion pédagogique. La « bienfaisance » et « l’intégration dans la société » passaient avant une véritable instruction développant l’intelligence.

La France a joué un très grand rôle dans cette histoire à deux moments importants, au XVIIIe siècle avec l’abbé de l’Épée, et un siècle plus tard, en prenant l’initiative des « congrès internationaux pour l’amélioration du sort des sourds-muets ». En organisant le congrès de Paris de 1878, les partisans de Pereire allumèrent la mèche d’une machine infernale qu’ils ne contrôlèrent plus. L’abbé de l’Épée avait émancipé les sourds-muets. Un siècle plus tard, des entendants les plaçaient sous tutelle. Leur langue naturelle était mise à l’index en Europe, avec des conséquences catastrophiques sur le développement intellectuel des jeunes sourds-muets pendant près d’un siècle. Aussi la « communauté sourde » n’hésite pas à qualifier cette période de « guerre de cent ans ». C’est en Amérique que les répercussions se firent le moins sentir. C’est de là que partit un peu moins d’un siècle plus tard, le revirement permettant à la Langue des Signes d’être reconnue.

Enfin, cette histoire explique la vénération portée actuellement encore à l’abbé de l’Épée. Sa préoccupation majeure était l’instruction des enfants. Ses options de recourir à la gestualité ou à la méthode orale selon les dispositions des enfants témoignaient d’une grande largeur d’esprit. Son enseignement, collectif et gratuit, s’adressait à tous les enfants, sans sélection par la fortune ou l’aptitude. Il fut véritablement un bienfaiteur de l’humanité.

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