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Caroli Stephani De Nutrimentis, ad Baillyum, libri tres

Parisiis : ex officina Rob. Steph. typographi regii. 1550

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Hélène Cazes
pour le projet ANR Philomed
Professeur à l’University of Victoria (Canada)
hcazes@uvic.ca
19/02/2013

Dédié à un inquisiteur royal (Guillaume de Bailly, dont cette dédicace est, jusque maintenant, le plus grand titre de gloire), le traité de Charles Estienne De Nutrimentis inaugure un nouveau genre médical, appelé à fleurir dans les siècles qui suivront : le livre de conseils tirés de textes savants à usage du grand public cultivé. De petit format, agréablement rédigé en une seule colonne, agrémenté d’un index fort complet, le traité se présente comme un lexique raisonné sur les types et fonctions de nourriture. Organisé en trois livres, comme le traité sur la Dissection du même Charles Estienne — publié en latin en 1545 puis en français en 1546 —, le traité part d’une définition générale de la nutrition et, des éléments les plus simples (les aliments) jusque leurs fonctions et compositions, constitue un guide diététique à l’usage des médecins mais également des profanes.

Ainsi, dans son arrangement, le traité propose, dans le premier livre (p. 1-77), une classification des différents types de nourritures (pain ; desserts ; pâtes ; eau ; vin ; vins de fruits ; vins de céréales ; viandes ; charcuteries ; condiments pour la viande ; œufs ; lait ; beurre ; poissons ; crustacés ; amphibiens ; pains de poissons ; condiments pour le poisson ; légumes ; fruits ; fruits cuisinés ; huiles ; miel ; sucre ; vinaigre ; huile d’olive ; sel ; aromates) puis, dans le second livre (p. 78-112), une classification des aliments selon leurs qualités (ceux qui nourrissent mal ; ceux qui sont bons pour tout ; ceux qui nourrissent vite mais peu ; ceux qui nourrissent vite et abondamment ; ceux qui nourrissent beaucoup mais après un délai ; ceux qui font grossir ; ceux qui font maigrir ; ceux qui sont mauvais dans tous les cas ; ceux qui génèrent des humeurs lourdes et visqueuses ; ceux qui ralentissent la digestion et créent des flatulences ; ceux qui nettoient, pénètrent, ouvrent les voies ; ceux qui ramollissent le ventre ; ceux qui raffermissent le ventre) et, enfin, au troisième et dernier livre (p. 113-156), les usages médicaux des aliments (différences entre aliments et médicaments ; qu’il faut prendre des médicaments avant de suivre un régime ; des précautions qu’il faut prendre pour distinguer les maladies entre elles et distinguer les symptômes des accidents ; des aliments qui conviennent pour chaque stade de développement des maladies ; le régime maigre et son institution auprès des patients ; du régime très maigre, pour les fièvres fortes et très fortes ; d’un régime plus riche, lorsque les maladies sont adoucies, mais que le patient est toujours faible ; du régime de convalescence, lorsque le patient recouvre encore ses forces ; du régime de convalescence usuel, lorsque le patient est remis ; des moments où ces régime doivent être prescrits). Un copieux index permet de savoir dès le marché quels aliments s’accorderont entre eux et fourniront une nourriture appropriée.

Les profanes, mais aussi les patients, les étudiants, les curieux, pourront sans peine lire le traité ; seuls les médecins, néanmoins, par leur compétence et leur expérience pourront l’utiliser comme guide de prescription : la troisième partie, qui détaille quel régime instituer pour quelles maladies et à quel stade, n’est en effet pas un guide pratique mais une explication. Le soin du diagnostic, qui identifiera la maladie, qui en distinguera symptômes, développements et accidents, qui saura discerner le tempérament du patient et l’influence de ce tempérament sur ses maladies, ses réactions aux maladies et ses réactions aux traitements, ce soin est laissé au médecin et seul médecin. Charles Estienne, lui-même médecin, bachelier puis docteur de la Faculté de Médecine de Paris en 1540 et 1541, docteur régent de cette même Faculté dès 1542, avait publié en 1545 et 1546 un traité de Dissection à l’usage des étudiants, des chirurgiens et des « amateurs d’anatomie ». Médecin à Paris de 1542 à 1550, il était également connu pour ses ouvrages de vulgarisation dits « à l’usage de la jeunesse », notamment des lexiques thématiques publiés à partir de 1536 sur Les Vases et récipients, Le Vin, Les Vergers, Les Pépinières, Les Jardins etc. Autant de courts petits traités où, par ordre des matières, Charles Estienne présentait de concert mot et chose, ne dédaignant pas l’étymologie ni la description de realia dans l’Antiquité comme dans l’Europe de la Renaissance, en France comme en Italie. Ces courts livrets, parfois illustrés, circulèrent entre toutes les mains avant d’être assemblés dans le grand œuvre du Prædium Rusticum (1554), le « Trésor de la maison rustique », précurseur du Gentleman Farmer’s Almanach promis à un immense succès et une longue postérité dans ses traductions françaises et étrangères. Dans ces brochures, le savoir est transmis par ses unités lexicales : en donnant l’étymologie d’un terme et en le comparant à ses équivalents en d’autres langues que le latin, Charles Estienne en définit les qualités essentielles, donne des exemples empruntés à la littérature ou à la vie quotidienne, propose des traductions en français.

Le traité diététique de 1550 semble la parfaite synthèse des deux formes de vulgarisation auxquelles Charles Estienne se consacra entre 1536 et 1546 : il s’agit de fournir un répertoire facilement consultable des mots, notions et pratiques, organisé méthodiquement en un ordre qui va du général au particulier. En latin, comme les ouvrages pour la jeunesse, l’ouvrage ne s’adresse pas aux barbiers et chirurgiens, exclus par cette langue. Néanmoins, par son sujet et son arrangement des matières, il permet à un non-médecin de comprendre un régime prescrit comme traitement. De fait, il semble que les patients soient les premiers destinataires de ce petit traité. Les autres, évoqués en préface, sont les convives et gourmets : en dédiant le livre à un Inquisiteur Royal, Charles Estienne l’adresse à la Cour de France et il décrit, en sa courte dédicace, les avantages du traité pour dîneurs soucieux de leur santé et modérés dans leurs agapes. Le livre est plaisant et dépasse donc le public professionnel. Mais son propos, l’alimentation, appartient essentiellement à la médecine : dans une conception de la santé comme équilibre des humeurs, la nourriture —elle-même composée d’éléments apparentés aux humeurs— contribue directement à l’ajustement quantitatif et relatif des composantes du corps. De plus, outre ces apports nutritifs, le repas peut contribuer à l’élimination d’humeurs superflues, de chaleurs, de flatulences tout comme il peut contribuer à aggraver déséquilibres et symptômes.

Les catégories et qualités d’aliments, ainsi que les conditions de leur prescription, sont directement et fidèlement empruntées à Galien, cité à chaque chapitre, tandis que le début du livre un définit la nourriture en termes galéniques et le prologue du livre deux définit les qualités alimentaires selon les attributs et spécificités des humeurs. Or, si la nourriture est le propos des deux premiers livres, le troisième livre introduit une question cruciale : la nourriture est-elle un remède ? Un traitement ? Tout repas n’est pas régime, tout régime n’est pas médicament, tout régime n’est pas bon à tout... En répondant par la précaution, la nuance, la nécessité de discernement dans le diagnostic et le besoin d’une familiarité avec le patient, Charles Estienne définit une pratique de la médecine comme « aide à la nature » du patient, ce qui se traduit en termes galéniques comme une stricte fidélité dans la théorie des humeurs et l’identification de qualités humorales dans les éléments du monde. Du coup, tout repas, s’il est prescrit, peut se comprendre comme rééquilibrage des humeurs et mouvements du corps. Mais, symétriquement, tout régime, s’il n’est prescrit par un médecin pour un cas précis, peut se révéler inefficace, voire nocif. Qui donc lira cette dernière partie du traité ? Peut-être les médecins pour y trouver de jolies formules à utiliser lors de consultations publiques. Sûrement, les patients, pour comprendre leur traitement, et les chirurgiens, pharmaciens, et même les barbiers pour posséder le sens précis des termes caractérisant chaque régime général.

Pour les deux premiers livres, en revanche, le public est plus nombreux et, si j’ose dire, plus joyeux : ce sont tous les mangeurs, gourmands, gourmets, viveurs, mais aussi tous ceux qui se soucient de leur santé et de leur apparence. À l’occasion de la classification des aliments, Charles Estienne en détaille les noms, il en donne l’histoire, il en retrace l’usage dans l’Antiquité ou chez les pays voisins, il s’arrête sur les spécialités régionales et leurs appellations. De fait, c’est là un texte à goûter, une brochure de gastronomie et de philologie, sur le modèle des livrets à l’usage de la « jeunesse ».

Dernière question maintenant : pourquoi dédier un livre si délicieux à un Inquisiteur qui n’est autrement connu que par cet envoi ? L’amitié joue certainement un rôle : la dédicace est enjouée, et l’auteur s’y promet les bonnes grâces d’un protecteur bien nourri. La politique tient plus certainement encore son rôle : deux ans plus tard, Charles Estienne deviendra Imprimeur Royal, prenant la suite de son frère Robert Estienne installé à Genève pour raisons religieuses. Dernier livre signé « Robert Estienne » alors qu’en 1550, Robert devait déjà être en pays calviniste, ce livret est la patte blanche que montre le repreneur des fameuses presses de l’Olivier. Il importait alors de choisir un dédicataire très Catholique —quoi de mieux qu’un Inquisiteur ?— et de faire taire les soupçons de calvinisme.

Homme de communication et vulgarisation, Charles Estienne charme avec ce traité et se construit un public. Sans aucun doute, le livre plaît, jusque maintenant.

Il reste hélas sans grand succès commercial, comme les audacieuses entreprises éditoriales de Charles Estienne qui ne reçurent juste reconnaissance que bien plus tard, bien après la faillite des presses en 1557, l’emprisonnement pour dettes en 1561 et la mort de l’auteur au Châtelet en 1564.