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Observations de médecine pratique

A Paris : chez Huart : chez Briasson : chez Durand . 1743

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Roberto Lo Presti
pour le projet ANR Philomed
Enseignant chercheur à l’Université Humboldt de Berlin
roberto.lopresti@unipa.it
20/03/2012

Figure d’intellectuel chaotique et universel à la fois (il fut médecin, philosophe, pamphlétaire, écrivain satyrique), Julien Offray de la Mettrie (Saint-Malo, 1709 - Berlin, 1751) vécut une grande partie de sa vie en marge de la communauté intellectuelle. De lui-même il disait, d’une façon sarcastique et provocatrice : « Je suis un visionnaire, un fanatique, un cerveau illuminé ». Mais c’est sans doute en raison de ses illuminations et provocations à la limite de la subversion qu’il fut plusieurs fois attaqué et ouvertement tourné en dérision par Voltaire, Diderot, d’Holbach, et enfin presque systématiquement méconnu ou sous-estimé par l’historiographie philosophique postérieure. Pourtant, La Mettrie compte parmi les figures clés de la pensée matérialiste française du dix-huitième siècle : il s’attacha, en philosophe et en médecin, à la nature de l’homme et à la place qu’il occupe dans la ‘chaîne des êtres’, à la spécificité des phénomènes vitaux et, enfin, à l’émergence de la vie cognitive en tant que ‘fait biologique’ entièrement inscrit dans, et explicable par, la physiologie du corps. Sa pensée se caractérise par la tentative constante, bien que souvent associée à un style argumentatif paradoxal et parfois contradictoire, de développer une anthropologie « nouvelle » d’inspiration fortement antidualiste. Celle-ci se voulait à la fois alternative au mécanisme radical d’inspiration cartésienne et critique vis-à-vis de toute représentation scolastique de l’homme.

Une place tout à fait centrale dans le parcours intellectuel et spéculatif de La Mettrie est occupée par la médecine, qu’il étudia en France et à Leyde, chez Hermann Boerhaave, et qu’il pratiqua des années avant de se consacrer entièrement à la philosophie. Il serait même possible de dire que pour La Mettrie être philosophe, c’est être matérialiste, et qu’être matérialiste, c’est le fruit de l’observation et de l’expérimentation, c’est-à-dire, en l’occurrence, de la recherche médicale.

Les Observations de médecine pratique, publiées à Paris chez Huart en 1743, offrent un cas d’étude particulièrement intéressant pour dévoiler la « fonction génétique » de l’expérience médicale par rapport à la construction de l’univers conceptuel et théorétique du philosophe malouin. Elles se présentent comme une collection d’annotations – comme le cahier d’un praticien qui enregistre, d’une façon certainement ‘raisonnée’ mais non pas ‘systématique’, ses propres expériences. Celles-ci ont pour objet un grand nombre d’états pathologiques et d’histoires cliniques variées. Du titre de cet ouvrage on peut déjà déduire la prééminence, à la fois épistémique et pragmatique, que La Mettrie a voulu conférer à la dimension empirique de la médecine. Car il s’agit d’‘observations’ - donc d’un ensemble de connaissances mûries par La Mettrie, acquises directement au chevet des malades : celles-ci s’inscrivent entièrement et explicitement dans un horizon ‘pratique’ (le deuxième mot-clé du titre), c’est-à-dire sous l’horizon de la discussion du traitement des malades et des maladies.

La profession de foi empiriste est confirmée aussi par la structure du texte, organisé en deux sections : la première (obs. 1-8) contient des descriptions générales d’entités nosologiques bien définies comme le choléra, la vérole, la petite vérole, la rougeole, les coqueluches. Ces descriptions se caractérisent par la volonté de réinscrire un grand nombre d’observations éparses dans le strict cadre d’une histoire naturelle de certaines maladies épidémiques. La deuxième section (obs. 9-33) représente ce qu’on pourrait appeler un ‘ensemble’ d’histoires cliniques, de cas singuliers enregistrés par La Mettrie en vertu du caractère exceptionnel ou, au contraire, paradigmatique, de certaines de leurs manifestations, de leur évolution, de la thérapie adoptée pour les soigner, ou encore en vertu des erreurs commises par les médecins au cours de leur traitement. Ainsi, l’architecture générale du texte signale clairement la volonté d’inscrire cet ouvrage dans une tradition très ancienne qui remonte directement auxÉpidémies hippocratiques et à l’articulation qui y est établie entre ‘constitutions pathologiques’ (katastaseis) et ‘histoires des maladies’. Mais l’aspect le plus intéressant, et à plusieurs égards le plus original, des Observations de La Mettrie est à trouver dans le fait qu’il pose l’« auto-observation » comme principe fondateur de sa pratique empirique. Car le premier chapitre des Observations est consacré à l’expérience du cholera réalisée par La Mettrie en sa double qualité de médecin et de malade : il s’agit d’un médecin qui cherche à se soigner lui-même et à décrire et rationaliser sa perception subjective de la maladie. De cette façon, l’expérience sur laquelle La Mettrie s’appuie pour légitimer son savoir et ses stratégies thérapeutiques finit par se constituer comme une expérience qui est d’abord réflexive (dans le sens psychologique du terme) avant d’être raisonnée. Elle doit être vérifiable en tant qu’elle est fondée de manière à la fois objective et subjective. Cette stratégie n’est pas à entendre seulement comme l’expression d’un ego hypertrophique. Car c’est à partir de ce regard subjectivisant que La Mettrie développe, dans les Observations et ailleurs, ses premières réflexions de médecin. C’est en effet autour de ce lien entre les fonctions physiologiques et les fonctions cognitives que se constituera une grande partie de son anthropologie philosophique.

Un autre aspect essentiel qu’il faut ici mentionner concerne la façon dont la tension entre individualité et généralisation vient à être résolue dans la pratique observationnelle de La Mettrie. Celui-ci conçoit sa pratique observationnelle comme une opération intellectuelle par laquelle on essaie d’expliquer les évidences cliniques à la lumière d’une connaissance (véritable ou présumée) des causes profondes et des altérations anatomiques. Cela signifie donc que l’on décrit le cas individuel dans le cadre d’une entité nosologique générale et à la lumière de sa phénoménologie caractéristique. C’est dans cette perspective qu’il faut entendre la polémique envers « ceux qui voient beaucoup de malades, mais voient ordinairement peu de maladies » (Observations de médecine pratique, p. 277). Dans la première section de ses Observations La Mettrie essaie en effet toujours de déterminer et de décrire les caractéristiques générales – on pourrait dire aussi la nature spécifique - d’une entité pathologique, avant d’examiner des cas individuels. C’est la stratégie qu’il adopte en discutant, par exemple, le cholera, les dysenteries (auxquelles il consacre aussi un mémoire monographique), les coqueluches, et les fièvres malignes. À côte de ces stratégies de généralisation des données observationnelles, la construction d’une expérience raisonnée s’appuie également sur la recherche des différences, et notamment des symptômes distinctifs. Or, il est évident que les stratégies de généralisation comme celles de différenciation adoptées par La Mettrie présupposent une conception ontologique de la maladie. Cette conception, à son tour, dépend entièrement de la prémisse théorique selon laquelle la spécificité clinique d’une maladie relève toujours d’une spécificité anatomique que le médecin peut vérifier par le biais de la dissection post mortem. On est encore bien loin de la définition d’une méthode anatomo-clinique rigoureuse et universelle, mais on en peut toutefois déjà entrevoir quelques-uns de ses éléments générateurs.

 

 

Éléments bibliographiques

Émile Callot, La philosophie de la vie au XVIIIesiècle, Paris, 1965, pp. 195-244.

Pierre Lemée, Julien Offray de La Mettrie : Médecin, philosophe, polémiste : sa vie, son oeuvre, Saint-Malo, 1954.

Roberto Lo Presti, « La machine plus que machine, ou l’automate transfiguré. L’anthropologie de Julien Offray de La Mettrie et la réinvention du mécanisme médical », Gesnerus, 67/2 (2010), pp. 163-187.

Jacques Richard, « Médecine, physique et métaphysique dans les œuvres philosophiques de La Mettrie », dans Matérialistes français du XVIIIe siècle, sous la direction de S. Audidière, J.-C. Bourdin, J.-M. Lardic, F. Markovits, Y.C. Zarka, Paris 2006, pp. 21-44.

Ann Thomson, Materialism and Society in the Mid-Eighteenth Century : La Mettrie’s ‘Discours préliminaire’, Genève-Paris, 1981.

Kathleen Wellman, La Mettrie: Medicine, Philosophy, and Enlightenment, Durham-London, 1992.