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Andreae Vesalii,... Opera omnia anatomica et chirurgica, cura Hermanni Boerhaave,... et Bernhardi Siegfried Albini

Lugduni Batavorum : apud J. Du Vivie et J. et H. Verbeek. 1725

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Hélène Cazes
pour le projet ANR Philomed
Université de Victoria, CB, Canada.
hcazes@uvic.ca
28/01/2013

Rééditer les œuvres complètes d’André Vésale (1514-1564) en 1725 à Leyde est une profession, non pas de foi, mais de science : sous prétexte de fournir les textes devenus rares de l’anatomiste de la Renaissance, les deux professeurs de l’Université de Leyde Herman Boerhaave (1668-1738) et Siegfried Albinus (1697-1770) font une déclaration sur ce que doit être la médecine et ce que peut être le progrès médical. Cette réédition monumentale, œuvrée à grands frais, instaure en effet une certaine histoire de la médecine, dont le premier chapitre aurait pour titre Vésale. Ce premier chapitre, écrit par une réédition, sera suivi par les chapitres Eustachius (Bernardi Siegfriedi Albini ... Explicatio tabularum anatomicarum Barth. Eustachii ... / Acc. tabularum editio nova, Leidae Batavorum, Apud Joannem Arnoldum Langerak et Joannem et Hermannum Verbeek, 1744 et Bernardi Siegfried Albini explicatio tabularum anatomicarum Bartholomaei Eustachii, anatomici summi. / Auctor recognovit, castigavit, auxit, denuo edidit, Leidae, Apud Joannem & Hermannum Verbeek , 1761), Harvey (Opera / Guil. Harvey ; sive exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus atque exercitationes II anatom. de circulatione sanguinis ad Joa. Riolanum fil. : tumque Exercitationes de generatione animalium : quibus praefat. add. Ber. Siegfr. Albinus. / Edit. noviss., Lugduni Batavorum, J. van Kerckhem, 1737), Hieronymus Fabricius [Acquapendente] (Hieron. Fabricii Opera omnia anatomica et Physiologica, variis locis edita nunc digesta et in unum vol. redacta / acc. index rerum ac verborum / una cum praef. Bern.Siegfr. Albinus. /Ed. novissima, Lugdini Batavorum, 1737 et 1738), toutes dues à Siegfried Albinus et à son étroite collaboration avec l’artiste et graveur Jan Wandelaar (1690-1759). En 1725, pour la plus ambitieuses de ces entreprises, les deux éditeurs demandent une nouvelle gravure, sur cuivre, des gravures sur bois qui illustraient les éditions originales de Vésale, et, par une mise en page extrêmement soignée, sur un beau papier, avec titre bicolore (rouge-noir) et travail sur les polices de caractères, ils tentent de restituer pour leurs contemporains l’expérience de lecture des années 1540-1550. Aussi, les deux volumes ressemblent fort à des fac-simile, surtout le premier volume, entièrement dédié au De Fabrica Humani Corporis (1543) et reproduit en un folio, comme la parution originale. Cependant, l’apparente fidélité de la reprise est l’effet de la discrétion des éditeurs : c’est une mise à jour que proposent les deux professeurs, qui ajoutent à la nomenclature vésalienne des termes plus récents, corrigent sa partition du corps, nuancent les fonctions assignées aux organes. Sans signature mais de manière systématique, Albinus propose ainsi une version scientifiquement valide en 1725 d’un savoir anatomique dépassé.

Pourquoi alors rééditer un texte qu’il faut retoucher ? Titulaires, respectivement, des chaires de botanique, de médecine et de chimie pour le premier et des chaires d’anatomie et chirurgie pour son disciple, Boerhaave et Albinus n’ont guère besoin de recommandations ni de services rendus à la République des Lettres pour asseoir leur réputation en 1725. Au contraire ! C’est leur renom qu’ils prêtent à Vésale mais aussi par lequel ils instaurent un discours moderne sur la médecine. Premièrement, ils affirment par cette réédition de luxe que la médecine a une histoire : si le corps, élément de la nature, est un invariant, si la connaissance est intemporelle, la découverte, par l’observation, et la description du corps sont, elles, inscrites dans une succession historique. Aussi, la longue préface à Vésale commence sur un survol de l’histoire de la médecine depuis les Egyptiens jusque Vésale. La connaissance sur le corps fournit donc un récit de sa découverte progressive et, les conditions d’expérimentation et d’observation déterminant la validité du discours médical nouveau, l’histoire de l’élaboration du discours scientifique ne saurait être dissociée de l’objet de ce même discours. Rééditer, c’est donc affirmer l’historicité du savoir médical. Mais c’est également ouvrir la voie du progrès en créant une temporalité dirigée vers l’avenir de la continuation et de la critique.

Car les grands noms retenus par Boerhaave et Albinus, dans leur préface historique sur Vésale, ne sont pas des autorités : le savoir ne s’arrête pas à ses achèvements mais se transmet et développe. Du coup, le choix de Vésale apparaît comme celui d’un esprit libre et rebelle : le portrait de l’anatomiste retient son insolence contre ses maîtres, sa défiante incrédulité quant aux dogmes acceptés, sa formation par lui-même au « grand livre de la nature ». Mais alors, encore, pourquoi rééditer ce qui ne fait pas autorité ? Justement, Vésale, dans son irréductible résistance aux habitudes et idées reçues, dans sa jeunesse éternelle — 28 ans à la parution du De Fabrica, en 1543— incarne cette nouvelle histoire de la médecine, faite de remises en causes, audace et talent.

Cette réédition dicte ainsi une attitude scientifique fondée sur l’expérience et le jugement personnel. Mais elle définit également un ordre (dans la succession des découvertes comme dans la hiérarchie des savoirs) : l’anatomie est désignée, dans la deuxième phrase de la préface, comme le « principe » de la médecine, en tant qu’elle constitue le savoir premier et fondateur. La réédition réaffirme cette antériorité, qui, en l’occurrence, vaut précellence : la connaissance des parties du corps précède la connaissance du corps. Inamovible dans son objet, qui ne change pas, et dans son discours, l’anatomie s’inscrit dans l’histoire des découvertes et dans l’atemporalité du savoir sur le corps. La juxtaposition des pièces liminaires de 1543 avec une Tabula Gratulatoria des souscripteurs de 1724-1725 est exemplairement illustrée par la gravure à nouveaux frais de la page de titre originale : équivalente de l’original, la nouvelle image est plus précise, du fait du changement de technique, et porte dans le cartouche et sur les plans inférieurs, la date de 1725, la mention de Leyde et les noms des imprimeurs Johann Du Vivie et Hermann Verbeek.

La beauté des deux volumes proposés en 1725 ne doit pas être conçue, alors, comme préciosité de bibliophile : elle exprime l’éternelle beauté du corps humain et du savoir sur ce corps. Cette réédition, qui continue l’entreprise de Paaw juste un siècle plus tôt, à Leyde, construit durablement le portrait de Vésale en génial rebelle. Surtout, elle assure la diffusion et le succès des images desTables Anatomiques de 1538, ainsi que du De Fabrica et de son Epitomé de 1543. La postérité de Vésale, étudié, réédité, célébré tout au long des 19e et 20e siècles doit beaucoup à ce monument qui le fit connaître auprès des Philosophes et Savants deux siècles après sa carrière. Elle contribua également à la formation d’un « humanisme médical », courant à la fois historiographique et moral liant histoire et savoir, refus des autorités et méthode scientifique.