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Ioannis de Rupescissa de consideratione quintae essentiae rerum omnium, opus sane egregium

Bâle : Conrad Waldkirch. 1597

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Didier KAHN
CNRS, Paris
dkahn@msh-paris.fr
Depuis au moins Roger Bacon (1219-1292), l’alchimie, loin de se limiter à la recherche de la transformation des métaux vils en or, présentait également un courant orienté vers la prolongation de la vie : l’alchimie médicale. Au milieu du XIVe siècle (c. 1351-1352), le mystique visionnaire franciscain Johannes de Rupescissa (Jean de Roquetaillade) imprima très durablement sa marque à ce courant en y ajoutant une idée appelée à une prodigieuse fortune : celle de la quintessence.

Dans la cosmologie médiévale, le ciel, composé d’éther, passait pour incorruptible tandis que le monde sublunaire, régi par les quatre éléments, était soumis à la corruption. Selon Rupescissa, il est possible de soustraire l’homme à la corruption grâce à l’usage de la quintessence, « contre-partie terrestre de la matière céleste » (B. Obrist). La quintessence se prépare à partir de l’aqua ardens (alcool), mille et mille fois distillée jusqu’à être entièrement débarrassée des quatre éléments. La quintessence ainsi obtenue étant de nature incorruptible, elle est à même d’agir sur les quatre qualités élémentaires régissant le corps humain afin de le préserver de la corruption. Cette action se réalise par le biais de l’or, soleil terrestre, de même que les cieux agissent sur le monde par le biais du soleil et des astres. L’or ne doit pas être d’origine alchimique, car aux yeux de Rupescissa, l’or alchimique est fait de matières corrosives. Il faut donc employer de l’or naturel, le purifier, le chauffer et le distiller plusieurs fois avec de l’aqua ardens qui en extraira toutes les propriétés. Puis cette "eau ardente aurifiée" doit être ajoutée à la quintessence pour produire la médecine universelle. Cette opération, Rupescissa la désigne comme l’action de fixer le soleil [i.e. l’or] dans le ciel [i.e. la quintessence].

Les propriétés de la quintessence ne s’arrêtent pas là. Selon Rupescissa, on peut « fixer dans le ciel non seulement le soleil, mais toutes les choses terrestres », ce qui revient à dire que l’on peut extraire la quintessence « de tout fruit, bois, racine, fleur », même des herbes et des feuilles ; il suffit de les faire distiller trois heures durant dans l’eau ardente et celle-ci extrait leur quintessence, s’incorporant leurs propriétés qui se trouvent ainsi multipliées. On peut également extraire la quintessence de l’or, à l’issue d’une série de manipulations (amalgamation avec le mercure, dissolution dans des acides minéraux, décantation au soleil, enfin obtention d’une « huile incombustible » qui n’est autre que la quintessence de l’or). On peut alors combiner cette dernière avec la quintessence ordinaire du vin dans un remède. Rupescissa énumère un tel nombre de substances susceptibles d’être employées de cette façon que, comme l’écrit Robert Halleux, « somme toute, l’eau ardente remplace simplement l’eau et le vin des infusions et des décoctions galéniques ».

Cet ouvrage, répandu dans plus de 130 manuscrits latins et dans une vingtaine de manuscrits allemands antérieurs au XVIIe siècle, traduit en tout dans pas moins de sept langues, connut une vogue qui le dépassa lui-même. Reprises très rapidement dans le De secretis naturæ faussement attribué à Raymond Lulle, les doctrines de Rupescissa se diffusèrent aussi sous le nom du philosophe de Majorque. Au temps de l’imprimé, c’est le De secretis pseudo-lullien qui fut, et de loin, le premier à gémir sous les presses (1514), bientôt traduit en allemand (1532) et en italien (1557). Les doctrines de Rupescissa furent également diffusées en allemand à travers le Liber de arte Distillandi de Compositis de Hieronymus Brunschwig (1512), ouvrage qui, traduit en anglais dès 1527, fut surtout adapté en latin par Philipp Ulstad et publié sous cette forme, sous le nom d’Ulstad et sous le titre de Cœlum philosophorum (1525), rendant désormais les idées de l’alchimiste franciscain accessibles à l’Europe entière par la voie de l’imprimé, car l’ouvrage d’Ulstad fut, comme le De secretis pseudo-lullien, un des best-sellers alchimiques de la première moitié du XVIe siècle. Aussi ne doit-on pas s’étonner que Paracelse (1493/94-1541), dans son œuvre médico-alchimique, s’avère profondément marqué par les doctrines médiévales de la quintessence.

Que devenait dans tout cela l’ancêtre commun d’Ulstad, de Brunschwig et du pseudo-Lulle, le De consideratione de Rupescissa ? Toujours inédit en latin dans la première moitié du XVIe siècle (si ce n’est dans les extraits diffusés par ces trois auteurs), il fut d’abord édité en version française à Lyon en 1549 (La Vertu et proprieté de la Quinte essence de toutes choses, Faite en Latin par Joannes de Rupescissa, Et mise en François par Antoine Du Moulin Masconnois, Valet de chambre de la Royne de Navarre). Il fallut attendre 1561 pour qu’un médecin de Bergame réfugié à Bâle, Guglielmo Gratarolo (1516-1568), en donnât la première édition latine sous ce titre : Joannis de Rupescissa qui ante CCCXX. annos vixit, De consideratione Quintæ essentiæ rerum omnium, opus sane egregium. L’œuvre de Rupescissa y était accompagnée de traités attribués à Arnaud de Villeneuve (De sanguine humano distillato) et à Raymond Lulle, du De aqua vitæ de Michel Savonarole et de deux petits textes sur la quintessence, dus à Gratarolo lui-même. Dans un vaste recueil édité par ses soins la même année, le Veræ Alchemiæ […] doctrina, certusque modus, Gratarolo publiait en même temps l’autre traité alchimique de Rupescissa, le Liber lucis, consacré à l’alchimie transmutatoire, scellant ainsi la complémentarité de ces deux ouvrages publiés simultanément.

L’édition de 1561 ne connut qu’une seule réédition, en 1597, sans modifications. (C’est par erreur que Frank Hieronymus a évoqué une édition de 1572 : ses références renvoient en fait à l’édition de 1561.) Son intérêt est d’autant plus grand que, contrairement à ce qu’avait cru Robert Halleux (qui n’avait pu s’en assurer de visu), le traité de Rupescissa ne fut jamais repris dans les grands recueils d’alchimie médiévale du XVIIe et du XVIIIe siècle : les éditions de 1561 et de 1597 sont donc les seules dont on dispose pour le texte latin du De consideratione. Il faut savoir gré à la BIU Santé de Paris de remettre ce texte aujourd’hui en circulation.

Bibliographie

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Benzenhöfer Udo, Johannes’ de Rupescissa Liber de consideratione quintæ essentiæ omnium rerum deutsch. Studien zur Alchemia medica des 15. bis 17. Jahrhunderts mit kritischer Edition des Textes, Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1989 (Heidelberger Studien zur Naturkunde der frühen Neuzeit, 1).
Halleux Robert : « Les ouvrages alchimiques de Jean de Rupescissa », Histoire littéraire de la France, 41, Paris : Imprimerie Nationale, 1981, p. 241-284.
Hieronymus Frank, 1488 Petri - Schwabe 1988. Eine traditionsreiche Basler Offizin im Spiegel ihrer frühen Drucke, Bâle : Schwabe & Co., 1997, t. II, p. 1197b.
Jacquart Danielle : « Médecine et alchimie chez Michel Savonarole (1385-1466) », dans : Jean-Claude Margolin et Sylvain Matton (éd.), Alchimie et philosophie à la Renaissance. Actes du colloque international de Tours (4-7 déc. 1991), Paris : Vrin, 1993 (De Pétrarque à Descartes, LVII), p. 109-122.
Obrist Barbara : « Art et nature dans l’alchimie médiévale », Revue d’histoire des sciences, 49 (1996), p. 215-286.
Pereira Michela, The Alchemical Corpus attributed to Raymond Lull, Londres : The Warburg Institute, 1989 (Warburg Institute Surveys and Texts, 18).
Romswinkel H. J., Medizinisch-alchemistische Texte des 14. Jahrhunderts über destilliertes Menschenblut, Diss. Phil., Bonn : Horst Weller, 1974.