L. 151.  >
À Charles Spon,
le 10 mars 1648

Monsieur, [a][1]

Depuis ma dernière, laquelle fut du 7e de février, un méchant rhume m’a tant pressé qu’enfin il m’a fallu tout quitter et me mettre au lit, où j’ai été saigné sept fois [2][3][4][5] pro coryza, brancho, tussicula, febricula et dolore ad latus dextrum in forti inspiratione, quæ quidem singula symptomata ortum ducebant ab intemperie præfervida hepatis et prava humorum colluvie in prima corporis regione latitante[1][6] J’en suis quitte, Dieu merci, il ne me faut plus que des forces, principalement aux genoux, lesquelles je n’ai point perdues au jeu comme cet autre dans le satyrique. [2] Je n’ai été en mon mal incommodé que de la trop grande visite de tant d’amis qui me venaient voir à toute heure, et je n’étais pas toujours prêt d’être vu. Le bonhomme M. Riolan y venait presque tous les jours. Il m’a dédié son petit Encheiridium[7] dont vous verrez les raisons dans l’épître qu’il m’a faite. [3] Il m’en a allégué d’autres raisons dans mon lit comme je lui parus fort étonné de cet honneur qu’il me voulait faire, et entre autres de l’obligation qu’il dit m’avoir de ce qu’en toutes mes leçons et mes conférences que j’ai eues [8] l’an passé avec mes écoliers, je louais toujours feu M. Simon Piètre, [9] son cher oncle et son bon maître, auquel il a, dit-il, de très grandes obligations, et dont il m’aimera toute sa vie. Ce M. Simon Piètre a été un des grands hommes qui fut jamais, il mourut l’an 1618. Il était frère aîné de M. Nicolas Piètre [10] qui est aujourd’hui notre ancien, [11] et un homme incomparable si on fait exception d’une certaine humeur particulière et stoïque qui le maîtrise quelquefois. [4]

Pour le bonhomme M. Hofmann, [12] je vous prie de croire qu’il m’est très fortement recommandé, et que je le chérirai et honorerai toute ma vie, lui et sa mémoire, et les siens. J’honore sa grande érudition et ne me plains point de son humeur. Je me tiens encore plus étroitement obligé à l’honneur de votre amitié qui m’a procuré une si avantageuse connaissance.

M. Chartier [13] a 74 ans, bien vieux et bien usé, force dettes et force procès parce qu’il ne veut point payer ses créanciers, et même qu’il ne le peut. Il y aura dans sa maison grand désordre après sa mort, des enfants de deux lits, force créanciers, peu de bien, force papiers imprimés de grec et latin sur Hippocrate [14] et Galien, [15] et rien de parfait[5] Il y a maintenant une presse qui roule pour en faire encore un tome et après tout cela, la mort viendra tanquam fur de nocte, et quæ parasti, cuius erunt ? [6][16] À notre vieux bonhomme M. Seguin, [17] autrefois savant et grand valet d’apothicaire, depuis devenu animal trop dévot et plus que bigot, a succédé un docteur d’une bien autre trempe qui est celui qu’avez deviné, M. Nicolas Piètre, un des premiers médecins du monde, et des plus rusés et déniaisés de la sottise du siècle. [7] C’est un homme incomparable à tout prendre. Je n’ai point eu d’autres nouvelles de M. de Sorbière. [8][18] Vous diriez que cet homme est un stoïque qui se retire à bon escient de la communication des hommes. Quand il m’écrit, c’est une petite lettre de six lignes éloignées les unes des autres.

Pour votre autre lettre datée du 25e de février qui était le jour du mardi gras, [19] qui fut le premier jour que je relevai de maladie, et que M. Riolan, bon gré mal gré moi, [9] m’enleva de céans et m’emmena dans son carrosse chez lui afin de m’y traiter et que nous y dînassions ensemble, y adjoignant ma femme et un de mes enfants, où il nous fit si grande chère, et était si fort réjoui de ce que j’étais guéri, ce disait-il, et de ce que son Encheiridium anatomicum et pathologicum était achevé, que je ne vous le saurais exprimer. Je suis bien aise que vous soyez bon ami de M. Bauhin, [20] c’est un honnête homme qui m’écrit quelquefois et je lui fais réponse. Il y a 20 ans que nous nous connaissons. Je fais état de son amitié, mais je n’en ai jamais vu une plus sèche : je vous le dirai en un mot, il ne vous ressemble en rien. Je l’ai autrefois prié de m’apprendre ou de me faire savoir quelque chose de Bâle ; [21] je lui ai envoyé des livres de deçà, et même un Hofmannus, de Medicamentis officinal.[22] sans gré ni réponse. [10] Vous diriez que cet homme sort d’une boîte ou de quelque enthousiasme extatique, [11] et alors il m’écrit six lignes en une page. Si nous ne faisions autrement l’un et l’autre, à peine nous connaîtrions-nous. Néanmoins je le veux bien, quisque suos patimur manes[12][23]

La thèse de M. Guillemeau est sur la presse pour le 26e de mars. [24][25] Il y parlait des apothicaires, [26] des Arabes [27] et de leur pharmacie, et ce bien malgré moi ; [13] mais je ne laisserai point de vous donner une copie de ce qui a été retranché. Tout le monde n’est pas également hardi en ce pays : ceux qui pensent être sages y adorent aussi le veau d’or et révèrent la fortune des méchants. Comme je pressais un homme de ce parti sur ce châtrement de thèses, il me dit que tout le monde n’était point si heureusement hardi que moi et que bezoard, idolum fatuorum[14][28][29] était bien pensé, mais qu’il n’était pas besoin de le dire ni de l’écrire. Je me moquai de cette objection ridicule et lui demandai s’il dormait bien la nuit, s’il n’avait point peur du loup-garou [30] ou des esprits qui reviennent de nuit ; [15] que pour ceux du jour, je n’en avais nulle appréhension. Voyez jusqu’où va la peur de perdre un teston [31] ou la bonne grâce d’un apothicaire, dont je fais moins d’état que du trique-nique, [32] comme dit le bon M. Étienne Pasquier [33] en ses Recherches de France[16] Pour moi, je me console avec le bon roi David [34] et dis de bon cœur après lui Dicite iusto, quoniam bene[17][35] Quand les apothicaires m’empêcheront de travailler, je leur aurai obligation, ils me laisseront du loisir pour écrire plus souvent à mes amis. C’est folie à nos gens de flatter ces pharmaciens pour être employés, ils n’en ont point pour eux-mêmes. [18] Tout le peuple, voire même le médiocre, et la plupart des grandes maisons sont trop embarrassés dans le désordre du siècle, dans la bombance et le luxe du temps, et dans les incommodités que la guerre cause à tout le monde, et la plupart de nos apothicaires sont si secs que rien plus. Il y en a ici trois ou quatre douzaines qui ressemblent bien mieux à des gens qui vont donner du nez en terre, [19] faute d’emploi, qu’à de bons marchands. Nous avons ici jeudi prochain une thèse dont plusieurs se plaignent qu’elle est fort mal faite, en voici la conclusion : Ergo the Chinensium menti confert[20] Le dernier corollaire parle de ce thé, [36] les quatre autres n’en approchent point. [21][37] J’ai fait avertir le président que Chinensium n’est pas latin, [38][39] que Ptolémée, [22][40] Cluverius, [23][41] Joseph Scaliger [42] et tous ceux qui ont écrit de la Chine [43] (qui est un mot dépravé en français), écrivent Sinenses, Sinensium ou Sinæ Sinarum[24] Ce président badin et ignorant m’a mandé qu’il avait bien d’autres auteurs que les miens qui disent Chinenses ; ses auteurs, je doute s’il y en eut jamais un bon. [25] Ce président n’a fait cette thèse sur cette herbe, sur le thé, [44] que pour flatter M. le chancelier[45] duquel est venue la réputation de cette drogue quæ statim evanuit cum sonitu[26] et de la bonté de laquelle ceux-mêmes qui la vantent n’oseraient jurer, n’en pouvant assigner aucun bon effet. Vous trouverez dans votre paquet une grande thèse de théologie dédiée au cardinal Mazarin, [46] en huit feuilles de papier collées ensemble. Vous ne vîtes peut-être jamais une si grande et chère gravure, la thèse a coûté 9 000 livres. Pour nouvelles de deçà, M. de Longueville [47] est ici grand ministre d’État et du Conseil d’en haut. M. le Prince, [48] son beau-frère, [27] est allé à Dijon [49] y tenir les états de la province ; [28][50] il sera ici de retour devant la fin du mois et partira au commencement d’avril pour aller en Flandre [51] avec MM. les maréchaux de La Meilleraye [52] et de Gramont. [53] Je me recommande à vos bonnes grâces de toute mon affection et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 10e de mars 1648.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 10 mars 1648

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(Consulté le 28/03/2024)

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