L. 195.  >
À Charles Spon,
le 3 septembre 1649

Monsieur, [a][1]

Je vous écrivis le 20e d’août pour vous donner avis du retour du roi [2] en cette ville, dont il y eut et y a encore grande réjouissance. Je vous dirai ensuite de cette arrivée, que le roi a été à cheval, par la rue Saint-Honoré [3] et Saint-Antoine, [4] aux Jésuites [5] le jour de Saint-Louis, [1] accompagné de plusieurs grands de la cour, tous à cheval, et entre autres de MM. le prince de Condé, [6] de Conti, [7] de Chevreuse [8][9] et d’Elbeuf. [2][10] Il y eut tant d’acclamations et de réjouissance de tous côtés de ce que le roi se montrait ainsi, que je ne vous le puis assez exprimer. La reine [11] recommence d’aller à la messe les samedis à Notre-Dame, [12] menant le roi dans son carrosse, pour faire continuer au peuple ses réjouissances. On dit que la reine, le Mazarin [13] et tout le reste de la cour ne bougeront d’ici cette année, et qu’ils n’iront point passer le reste de l’automne jusqu’à la Toussaint à Fontainebleau [14] comme l’on disait ; et je le croirais aisément, tant pour continuer de rentrer aux bonnes grâces du peuple et de se rapatrier avec lui comme ils prétendent, [3] ce qui pourra bien être pourvu qu’ils ne demandent rien, que pour la sûreté du cardinal Mazarin qui, étant ici caché dans la maison du roi et de la reine, et enfermé dans le cabinet comme il est ordinairement, est moins en danger d’être surpris ou attrapé par le grand nombre d’ennemis qu’il a, et à la cour et ailleurs, qu’il ne serait à Fontainebleau où il faudrait quelquefois par compagnie et divertissement aller tantôt à la promenade et tantôt à la chasse ; en quoi il serait toujours obligé de se fier à la fidélité des courtisans, qui est un mauvais garant. Dorénavant que le roi est ici, on ne parle plus de la paix générale, mais seulement d’Aix [15][16] et de Bordeaux [17] où les pauvres gens pâtissent bien, sans être secourus, par la tyrannie des gouverneurs de ces deux provinces que néanmoins le Mazarin n’apaise point ; ce qui me fait douter de la bonté et de la fidélité de son intention, et qui est ce qu’il devrait faire afin de se faire aimer puisqu’il n’a ni n’aura de longtemps le moyen de se faire craindre comme il a pu faire par ci-devant[4] Il est mort ici un de nos anciens nommé M. Gervais, [18] âgé de 66 ans, d’une fièvre continue [19] maligne cum caumate interno et parotidibus[5][20] Il n’y a pas grande perte pour notre Faculté, il était fougueux et ivrogne, et vir malarum partium et malarum artium ; [6] grand bigot, cafard, homme de secours et indulgences (et peut-être par hypocrisie), et nonobstant, outre tout cela, infâme valet d’apothicaires, [21] de laquelle sorte de gens il cherchait les bonnes grâces per fas et nefas[7] par nombre d’apozèmes, [22] juleps, [23] bézoard [24] et tablettes cordiales. [25] Si cet homme va en paradis avec le train de vie qu’il a mené, il y a d’étranges gens en ce pays-là, en la compagnie des saints et des bienheureux de paradis. Si post fata venit gloria, non propero[8][26]

Il y a ici un livre nouveau, in‑8o d’environ 23 feuilles fait par M. Chanet, [27] savant et excellent médecin de La Rochelle. [28] J’en ai mis un tout relié pour vous en votre paquet, il est intitulé Traité de l’esprit de l’homme et de ses fonctions[9] Mais à propos de livres, je n’ai point encore reçu le Perdulcis [29] de M. Carteron : [30] croiriez-vous bien qu’il fût perdu ? non puto[10] M. Rigault, [31] fort savant homme, par ci-devant bibliothécaire du roi et aujourd’hui doyen du parlement de Metz, [32] ad mentem Tertulliani[11][33] a dit en ses notes ad Tertullianum [12] que N.S. Jésus-Christ avait été laid de visage. Il l’avait prouvé par diverses autorités dans la première édition de son Tertullien ; ce qu’il a augmenté dans la deuxième édition, de plusieurs passages ; et enfin, il s’est tout à fait déclaré pour la même opinion dans les notes qu’il a mises dans son Saint Cyprien[34] qu’il a mis en lumière depuis un an. [13] Un nommé Machon, [35] chanoine et archidiacre de Toul, [14][36] qui était un homme curieux de livres, faisait courir le bruit qu’il s’en allait faire imprimer un livret sur cette controverse contre M. Rigault et qu’il prouverait que le Sauveur du monde avait été vraiment speciosus forma præ filiis hominum [15][37] (ce que pourtant le cardinal Bellarmin, [38] Comm. in psalmos, n’a point expliqué de la beauté du corps, combien qu’il en apporte trois raisons) ; [16] mais depuis que ce Machon a été exilé et banni de ce pays pour avoir été convaincu du crime de faux sceaux, dont il pensa être pendu et je ne sais par quel bonheur en a été quitte à fort bon marché, un jésuite [39] (race de gens qui mettent leur nez partout) nommé le P. Vavasseur [40] a fait un livret dans le sens de ce Machon, de pulchritudine Christi[17] contre M. Rigault. On m’a dit ce matin qu’il n’est pas encore tout à fait achevé ; dès que ce sera fait, j’en ajouterai un à votre paquet. Il y a ici un livre nouveau intitulé Jugement de tout ce qui a été imprimé contre le cardinal Mazarin depuis le 6e de janvier jusqu’à la déclaration du 1er d’avril 1649[41][42] Le livre est de 492 pages. [18] L’auteur est un honnête homme de mes amis, mais mazarin, qui est un parti duquel je ne puis être ni ne serai jamais ; imo[19] il ne s’en est fallu que cent mille écus de mon patrimoine que je n’aie été conseiller de la Cour, et que je n’aie été frondeur aussi généreux et aussi hardi que pas un. Il en a fait tirer 250 exemplaires et l’a présenté au cardinal Mazarin à l’examiner ; quo facto[20] s’il est approuvé, il le mettra au jour et m’en donnera encore un exemplaire que je vous ai dédié comme à la fleur de mes amis. Tout au pis aller, étant en vente, nous en aurons pour de l’argent. Tandis que le cardinal Mazarin le lit pour en donner la permission de le vendre, nous sommes cinq de ses amis qui avons aussi commission de l’examiner, dont MM. Dupuy [43][44] font l’un, [21] M. Talon, [45] avocat général, l’autre. Je suis le troisième. Les deux autres ne m’ont pas été révélés, je saurai néanmoins tout à la fin. Là-dedans sont introduits deux vendeurs de pièces mazarines (qui est une espèce de gens qui ont bien gagné leur vie pendant les trois mois de notre guerre), l’un desquels accuse le Mazarin, et l’autre le défend chaudement et plaisamment ; et combien que le sujet me déplaise, la lecture du livre ne laisse pas de m’être fort agréable, tum ratione aucthoris, amici suavissimi, tum ratione variæ doctrinæ et multiplicitis eruditionis quæ undiquaque pellicient[22] avec grande quantité de belles et rares curiosités que vous aimerez bien. Voilà ce que je puis vous en dire pour le présent. Je vous souhaite le livre et voudrais que vous le tinssiez déjà, il ne tiendra pas à moi que cela n’arrive bientôt ; et en attendant qu’il me vienne d’autres matières pour vous achever la présente, je m’en vais me remettre à la lecture de ce livre, qui est in‑4o, duquel je n’ai encore guère passé que la moitié.

Ce 2d de septembre. On fait état ici de plusieurs grands avantages que ceux de Bordeaux ont obtenus sur leur gouverneur ; je souhaite fort qu’ils soient vrais : qu’ils ont pris un vaisseau dans lequel étaient 18 canons et plusieurs autres provisions ; qu’ils ont tué plusieurs de leurs ennemis et qu’ils ont assiégé le château Tropeyte, [46] qu’ils prendront bientôt si cette guerre ne s’apaise par les ordres de deçà ; [23] ce qu’ils tâcheront de faire sans doute lorsqu’ils verront que M. d’Épernon [47] sera devenu le plus faible. Le Parlement de Paris s’est ici fort trémoussé et remué pour témoigner à ceux de Bordeaux que l’on tâchait de les servir, et secourir ou assister dans leur nécessité ; mais M. le premier président[48] qui est une misérable créature mazarinesque, et M. le chancelier[49] qui ne vaut pas mieux, ont différé tant qu’ils ont pu. Enfin, l’assemblée a été conclue et arrêtée de toutes les chambres comme le désiraient les gens de bien ; et dès le même jour, la reine signifia au Parlement que les députés des chambres eussent à l’aller trouver dès le lendemain à onze heures du matin, qu’elle voulait elle-même entendre leurs plaintes et y satisfaire ; [24] qui n’était pas chose malaisée, vu que le jour d’auparavant le courrier était parti pour Bordeaux avec les articles de pacification de la part du Conseil. [25] On dit aussi que la Provence est en paix, que la déclaration du roi a été vérifiée et enregistrée au parlement d’Aix ; [50] qu’ils ont posé les armes de part et d’autre ; que l’honneur de la paix et de la victoire est demeuré du côté du comte d’Alais, [51] mais qu’en récompense, le parlement n’a pas de semestre et qu’il est délivré de ce supplice qui lui était préparé. M. le comte d’Alais a eu l’avantage, à ce qu’on dit, en ce traité pour avoir été porté [26] dans le Conseil par M. le prince de Condé, qui est son cousin. On dit que la peste [52] est encore bien forte à Marseille et que l’on a grande appréhension qu’elle ne vienne à Lyon. Dieu vous préserve de cette méchante bête ; mais si cela arrivait, quod omen Deus avertat[27][53] et que voulussiez venir de deçà pour en éviter le malheur, venez-vous en céans tout droit avec Mlle Spon. [54] Nous vous donnerons une chambre entière pour vous deux et je tâcherai de vous rendre ce que vous m’avez offert de si bonne grâce durant notre guerre mazarine cuius infelici auctori toto animo lumbifragium et crurifragium exopto[28] pour les divers et étranges maux qu’il a causés ici alentour, et pour ceux qu’il nous a voulu faire. C’est le vœu que faisait autrefois quelque part en ses épîtres Divis Virginibus Sichemiensis et Hallensis [29] le bonhomme Dom. Baudius [55] à cause de son bon maître Lipse [56] qui fit naufrage de son honneur à la fin de ses jours par ces deux petits traités pleins de tant de bigotisme et de superstition ; [30][57] ce qu’il ne fit jamais qu’à la persuasion des jésuites, et entre autres du P. Lessius, [58] afin de se faire connaître à Rome, en Hollande et en Allemagne bon papelard et vraiment converti [59] à la Romaine, [31] quamvis potius Africane loquetur aut saltem Latine, quam Romane[32] Votre M. Du Moulin [60] a dit là-dessus que ce bon homme avait consacré sa latinité de 50 ans aux pieds d’une idole, c’est dans son livre de l’Accomplissement des prophéties[33] que je me souviens de l’avoir lu autrefois ex indicina Petri Guenaldi, collegæ nostri[34][61] qui mourut il y a tantôt un an de l’antimoine de son oncle. [62] Le bon Keckermann [63] a blâmé Lipse pour le même fait in suo libello de historiæ scriptoribus[35] Mais je m’égare, je le vois bien, et ex diverticulo in viam regredior[36][64] Je pensais la faire plus longue, mais le frère de celui qui vous la présente étant ici, je suis obligé de finir là. Le présent porteur est un jeune homme natif de Beauvais, [65][66] popularis meus[37] qui étudie la médecine, et qui est fort savant et de bonnes mœurs ; eum itaque tibi commendo de meliore nota[38] Je suis de tout mon cœur et serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 3e de septembre 1649.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 3 septembre 1649

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(Consulté le 13/10/2024)

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