L. 277.  >
À Charles Spon,
le 22 décembre 1651

Monsieur, [a][1]

Ce 7e de décembre. Je vous envoyai ma dernière le mardi 4e de décembre, maintenant je vous écris pour vous dire que depuis ce temps-là notre rivière a toujours grossi, mais de telle sorte que les habitants des ponts au Change [2] et Saint-Michel [3][4] ont belle peur et commencent à déménager. [1][5] On parle ici de deux grands mariages, dont l’un est celui du roi d’Angleterre [6] avec Mademoiselle, [7] fille aînée du duc d’Orléans. [2][8] L’autre est du duc d’York, [3][9][10][11] son frère, avec Mlle de Longueville, [12][13] laquelle est aussi fort riche. [4] On dit bien davantage et à quoi même il n’y a point davantage d’apparence, c’est que Cromwell, [14] qui est aujourd’hui reconnu le plus fort en Angleterre, s’en va marier sa fille avec le duc de Gloucester, [15][16] troisième fils du défunt roi Charles ier[17] et le rétablir en la place royale de feu son père ; nugis sed non ego credulus istis[5] De la sorte que vivent les princes, ils font bien du mal, néanmoins, ad accendam tyrannidis infamiam[6] ils se repaissent, ou au moins en font-ils semblant, des chétifs et misérables bruits qu’ils font courir eux-mêmes ; et hoc data opera, ut videantur boni, cum sint omnium mortalium, nequissimi atque deterrimi[7]

Le roi [18] et la reine [19] sont toujours à Poitiers, [8][20] le comte d’Harcourt [21] est à La Rochelle [22] avec les troupes du roi, et le prince de Condé [23] est à Surgères [24] avec des troupes prêtes à se battre ; [9] mais on croit que le prince retirera ses troupes delà, n’étant point assez fort pour empêcher la jonction des nouvelles troupes du roi qui viennent se joindre au comte d’Harcourt.

Le 9e de ce mois à neuf heures du soir, un carrosse fut attaqué par des voleurs. Au cri des attaqués, les bourgeois sortirent (c’était près de Saint-André-des-Arts). [10][25] On se défendit de part et d’autre, un des voleurs mis et couché sur le carreau, et un laquais de leur parti arrêté, les autres s’enfuirent. Ce blessé mourut le lendemain matin sans rien dire, sans se plaindre, sans dire qui il était. Il a été reconnu, c’est le fils d’un maître des requêtes nommé de Laubardemont [26] qui fut l’an 1633 le bourreau du pauvre curé de Loudun, Urbain Grandier, [27][28] qui le condamna à mort et fit brûler tout vif sous ombre qu’il avait envoyé le diable dans le corps de ces pauvres religieuses, que l’on faisait apprendre à danser afin de persuader aux sots qu’elles étaient démoniaques. [11] Ne voilà pas une punition divine dans la famille de ce malheureux juge d’enfer pour expier en quelque façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre prêtre dont le sang crie encore vengeance ? Le laquais, qui est prisonnier, a reconnu le tué pour tel et a découvert les autres voleurs qui s’en sont fuis, l’un desquels est fils d’un conseiller[12]

Il court ici sur la place un billet que le cardinal Mazarin [29] a besoin de 200 000 é[cus,] qu’il offre bons gages et toute sorte d’assurances pour le fonds et pour les intérêts de ladite s[omme, et] de plus, qu’il s’offre pour remerciement de lui avoir fait prêter ladite somme, à celui qui [la lui fera] toucher, l’évêché de Poitiers, [13][30] pour faire connaître qu’il a encore grand crédit ch[ez la reine et] en son Conseil. Néanmoins, on croit ici que ce billet est supposé et qu’il ne vient [pas du Mazarin,] qu’il a été inventé par quelqu’un qui se veut moquer de lui. D’autres croient q[u’il est vrai, et que] le Mazarin est assez sot pour chercher de l’argent par telles voies. Nouvelles sont [ici arrivées que le] comte d’Harcourt a défait 500 chevaux au prince de Condé ; néanmoins, on [dit que le] nombre des tués n’est point grand. [14] M. Dupuy [31] l’aîné, [15] conseiller d’État et gard[e de la biblio]thèque du roi, est mort ici jeudi matin, 14e de décembre, âgé de 70 ans. C’était un excellen[t homme,] telles gens que lui ne devraient jamais mourir. On travaille ici à faire des épitaphes [en son] honneur. [16] On parle fort du retour du cardinal Mazarin, la male peste [17] eût-elle bien étouffé ce faquin qui est cause de tant de désordres. On dit ici, après les lettres qui viennent de Poitiers, que le roi s’en va à Niort, [32] puis à La Rochelle et delà à Angoulême. [33] On dit aussi que MM. de Châteauneuf [34] et le maréchal de Villeroy [35] s’en vont être disgraciés si le Mazarin revient à la cour, voire même qu’ils prendront leur congé avant qu’il n’y arrive ; mais son entrée dans le royaume est ici débattue fort problématiquement. [18] Pour réponse à la vôtre datée du 12e de décembre, que je reçus hier, je vous dirai que le jeune Chartier [36] ne sait où il en est. [19] Il n’a ni pain, ni souliers, il a sept procès notables : contre son propre père ; [37] contre la Faculté sa mère ; contre sa femme d’avec laquelle il est séparé, et son beau-frère ; contre la veuve de feu M. Cousinot [38][39] à laquelle il doit 4 000 livres ; [20] contre une garce à laquelle il doit 250 livres de rente par an pour la nourriture de deux enfants qu’il a avoués être siens avant qu’il fût marié et à laquelle il avait promis foi de mariage ; contre son propre frère, [40] pour un bénéfice qu’il lui a vendu et qui l’a revendu à un autre ; [21] et contre une femme qui a été son hôtesse, à laquelle il doit beaucoup d’argent. Cet homme ne doit qu’à Dieu et au monde, [22] il est gueux et n’a [plus un] sol, il n’a ni esprit, ni santé. Il cherche du secours chez M. Vautier [41] qui n’a jamais encore fait de bien à personne, pas même à ses propres : il n’est point jusqu’à son propre neveu, nommé Jacques Cotin, [42] qu’il n’ait laissé pendre pour fausse monnaie [43] à Châlons [44] l’an 1648, lequel avait déjà été condamné ici au même supplice pour le même crime, et qui fut sauvé du gibet par les pages de l’Écurie [45] et par une connivence de la Cour des monnaies [46] qui l’avait condamné. Ce M. Vautier est fort riche, mais il est le plus avaricieux homme du monde. Chartier est là mal adressé, cette connaissance de cour ne redressera point ses affaires ; mais quoi ! il fait comme un homme qui se noie, il se tient et attache à ce qu’il peut. Depuis la Saint-Martin, les chambres n’ont été employées que pour les affaires publiques ; après les fêtes, on parlera de lui au parquet et même à la Grand’Chambre s’il ne veut obéir et ne devient plus sage. [47] J’en ai entretenu M. le procureur général [48] et Messieurs les deux avocats généraux en particulier, savoir MM. Talon [49] et Le Bignon, [50] qui sont deux hommes incomparables. [23] Par provision d’arrêt, je vous avertis qu’il est plus que condamné, qu’il ne vient plus à nos Écoles [51] et qu’il n’oserait y venir, et qu’il est haï très cruellement et fort méprisé de tous ses compagnons : voilà ce qu’il a gagné. Il voudrait bien que ce fût à refaire, mais il faut qu’il en paie l’amende afin qu’elle serve d’exemple et qu’elle empêche les conséquences à l’avenir. Il ne donne pourtant point d’antimoine à personne, ni autre drogue, vu qu’il n’a nulle pratique.

Je vous remercie du paquet de lettres de M. Musnier [52] de Gênes [53] que m’avez adressé. J’ai reconnu sur le dos d’icelles que ledit paquet vous a coûté 20 sols de port, que j’ai mis sur ce que je vous dois avec autre chose, dont j’arrêterai le compte et paierai en même temps à M. Du Prat [54] qui s’y est offert ; mais je vous prie de me mander auparavant ce que je vous puis devoir de vieux et d’ailleurs ; et de plus, qu’est-ce que vous ont coûté les deux livres du P. Théophile Raynaud [55] que m’avez achetés depuis peu, avec le port d’iceux ? Et si vous avez encore le tout vers vous, vous pourriez les donner à M. Rigaud [56] qui a quelque autre chose à m’envoyer, à ce qu’il m’écrit.

Vous pourrez assurer M. Caze [57] que je suis son très humble serviteur et que M. Huguetan [58] l’avocat se porte très bien. [24] Quand il a été malade, je l’ai bien su et l’ai heureusement traité. Il nous fait la grâce de nous visiter assez souvent, il n’y a pas trois jours qu’il était céans. Il m’a promis de ne [po]int mourir qu’il me [fasse] héritier de [toute] sa science, je laisse […] M. Caze, […] héritiers […]. [25] M. Rigaud le libraire m’a fait l’honneur de m’écrire et de me mander comment il est arrivé fort heureusement à Lyon. Vous m’obligerez de le voir et le saluer de ma part ; et vous prie aussi de vous souvenir de regarder au traité de Calido innato et spiritibus, au chapitre auquel il [59] examine l’opinion de Fernel, [26][60] et d’en ôter tout ce qu’il y aura d’injures, en les effaçant tout simplement d’un trait de plume, afin que le livre étant imprimé et la copie m’étant rendue comme M. Rigaud m’a promis, je puisse voir et reconnaître ce retranchement. Excusez-moi de tant de peines que je vous donne ; j’espère que vous trouverez bon le dessein que nous avons pris de deçà d’en faire un in‑4o de cicéro. Si néanmoins, il vous semble que cela dût aller autrement, je suis prêt de passer à votre avis ; sinon, un in‑4o sera passable, de 60, 80 ou 100 feuilles, mais je ne crois point que la copie que j’ai délivrée puisse aller si loin. Et quoi qu’il en soit, au moins nos amis reconnaîtront que nous avons soin du profit du public et de la mémoire de l’auteur, qui a honoré son siècle de ses travaux, et du soin qu’il a apporté au choix des bonnes choses et à la recherche de la vérité. Notre rivière a baissé très heureusement, autrement tout s’en allait perdu. Nous en sommes délivrés pour ce coup ; on nous menace d’une autre recrue le mois prochain. Pour mon particulier, je ne crains presque rien, combien que je sois bien près de la rivière : l’an passé elle ne vint que dans notre cave d’en bas et néanmoins elle ne fut jamais si haute. [27][61] Notre quartier est fort rehaussé par-dessus le lit de la rivière, mais je plains fort en ce rencontre tant de pauvre monde qui pâtit innocemment. M. Rigaud me mande qu’il a un Petrarcha redivivus [62][63] à m’envoyer, [28] tâchez d’y mettre les deux livres du P. Th. Raynaud. Si vous avez lu et corrigé le livret de Gul. Puteanus [64] de medicamentis purgantibus[29][65] je pense que vous y avez bien marqué des fautes ; ce livret avait besoin de rencontrer un tel médecin que vous, je vous en remercie et vous prie de dire à M. Duhan [66] qu’il m’en envoie la première feuille quand il l’aura mis sur la presse. L’avis de M. Gras [67] est fort bon pour le traité de Sena de Mizaldus. [30][68] Je ferai tout ce que je pourrai pour le faire débiter de deçà, aussi bien que le livre de M. Sebizius, [69] je vous le promets [in sp]iritu et veritate[31][70] Vous me faites rougir de me dire que Mlle Spon [71] fait état de moi pour l’obligation qu’elle sait que vous m’avez. Informez-la mieux s’il vous plaît et lui dites de ma part que j’avoue que c’est moi qui vous en ai d’infinies ; et hoc ultro profiteor[32] j’ai même peur de partir sans en acquitter la dette. Je lui baise les mains de tout mon cœur, et à vous aussi, et vous supplie de croire tous deux que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce vendredi [22e de] décembre [1651].



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 22 décembre 1651

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(Consulté le 19/04/2024)

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