L. 328.  >
À Charles Spon,
le 21 octobre 1653

< Monsieur, > [a][1]

Pour répondre à votre dernière, que je reçus hier, j’ai été malheureux depuis 18 mois : je perdis l’an passé mon cher ami feu M. l’évêque de Belley [2] et feu M. Miron, [3] le maître des comptes ; [1] outre notre guerre et ma maison des champs [4] qui fut pillée, où il y eut perte pour moi de plus de 200 écus ; mon pauvre jardinier mourut en deux jours de la peur que je le rachèterais de grand’chose. [2] Et cette année, j’ai perdu mon procès, [5][6] où j’ai moins perdu que gagné en toute façon, ôté le temps que j’ai mis à la sollicitation et que j’aurais mieux employé ; [3] mais j’ai bien fait une autre perte par la mort de mon bon et cher ami M. Naudé, [7] pour lequel je voudrais avoir donné 10 000 livres et le tenir céans dans l’entretien particulier comme je l’ai eu autrefois. Il faut donc prendre courage, une autre fois nous gagnerons. Le temps est pour les méchants, les chicaneurs, les voleurs, les charlatans, les partisans et autres pestes du genre humain. Les gens de bien n’ont qu’à se cacher. L’antimoine [8] est ici fort décrié : la troisième fille de Guénault [9] fut enterrée le 18e de ce mois, âgée de 21 ans, elle est morte en couche de son deuxième enfant ; [4][10] son bourreau de père est si méchant qu’en cette dernière maladie elle a par ses ordres pris six fois du vin émétique ; [11] je pense que cet homme est enragé ou qu’il a le diable au corps. La plupart des familles se plaignent de ce poison ; néanmoins, Guénault et quelques autres se piquent d’en donner, et disent en se moquant : Il n’est pas si mauvais que l’on dit ; s’il n’est bon pour ceux qui en prennent, il est bon pour leurs héritiers. Ils se jouent de la vie des hommes par l’impureté qui règne partout. Dieu nous garde tous deux de telle drogue et de tels médecins.

L’in‑4o du Gazetier [12] pour l’antimoine [13] est gros d’un doigt. [5][14] C’est un méchant livre et un misérable galimatias de gazette. Vous ne l’aurez jamais vu deux heures qu’il ne vous fasse pitié. Il aura sa réponse quelque jour, combien qu’il ne la mérite pas, mais c’est afin que le peuple soit détrompé ; d’honnêtes gens s’en mêlent, et que vous ne haïssez pas. Notre M. Le Clerc, [15] qui est un bon compagnon, [6] dit qu’un homme ne triomphe jamais qu’il n’en ait bien tué à la guerre et que c’est ainsi que l’antimoine triomphe. Tâchez d’éviter les procès, les juges sont ravis que tout le monde tombe dans leurs pièges. Quand je dis à notre rapporteur en l’allant remercier le jour même de l’arrêt, que depuis 20 mois que ce procès avait duré il s’était fait beaucoup de dépense, il me dit gravement et magistralement : Monsieur mon ami, personne ne plaide à bon marché, nemo gratis litigat Parisiis[7] Et quand je demandai au président, qui se dit fort mon ami, quo iure [8] j’avais été condamné aux deux tiers des dépens, vu que je n’avais point offensé ni méfait à personne, il me répondit que j’avais péché dans les formes ; si bien que, pour les formes, j’ai perdu mon procès. Ces Messieurs sont de vrais moqueurs. Ce même président, comme s’il devait quelque jour avoir affaire de moi, m’a mandé par un ami commun qu’il ne prétendait point avoir perdu mes bonnes grâces : ad populum phaleras, etc[9][16] Je suis las de vous écrire de ces badineries. Stultus est labor ineptiarum[10][17][18][19][20]

La querelle est aussi grosse que jamais entre les Anglais et les Hollandais, [21] et comme le commerce en est empêché, beaucoup de choses en renchérissent de deçà. Le comte d’Harcourt, [22] qui a entre les mains Brisach [23] et Philippsbourg, [24] était sollicité de s’accorder avec le prince de Condé, [25] mais on l’a retiré de ce précipice. Il est en état de rentrer au service du roi, [26] duquel il n’est sorti qu’en haine du Mazarin [27] qui le chicanait. [11] Je vous proteste que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

De Paris, ce 21e d’octobre 1653.

Je pleure incessamment, jour et nuit, M. Naudé. Oh ! la grande perte que j’ai faite en la personne d’un tel ami. Je pense que j’en mourrai si Dieu ne m’aide.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 21 octobre 1653

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(Consulté le 12/12/2024)

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