L. 901.  >
À Hugues II de Salins,
le 22 février 1667

Monsieur, [a][1]

Pour réponse à votre dernière, je vous dirai que le Galien de Bâle, grec, [2] est plus beau et plus estimé que celui de Venise, [3] et n’est pas si rare. Il s’en trouve quelquefois ici, c’est un livre qui vaut environ 20 écus lorsqu’il se trouve bien conditionné. Gaspard Hofmann y avait travaillé, mais cela n’a point été imprimé ; il est entre les mains de M. Volckamer, médecin de Nuremberg, mais le temps et l’Allemagne ne s’accordent pas ensemble pour mettre au jour ce grand ouvrage. [4][5][6] Pour le Galien de Chartier, [7][8][9] on n’y a rien fait depuis 20 ans, et ne pense pas de le voir achevé jamais. [1] Sa chétive succession ne peut rien entreprendre de pareil, les héritiers plaident encore ensemble et plaideront toute leur vie. Adde quod singulis est res angusta domi[2][10][11] ils ne sont guère éloignés de la gueuserie. Ce que vous m’écrivez d’Hippocrate et de Forestus [12] est mihi ignotum ac incompertum[3] je ne l’ai jamais remarqué ; dans le 3e des Épidémies est décrite la grande peste d’Athènes. [13][14] Quand vous voudrez lire quelque chose des fièvres, vous ne sauriez mieux employer votre temps qu’à lire tout ce qu’en a écrit Galien et après lui, Fernel [15] et Sennertus. [16] Après ces trois-là, il vous sera permis de négliger Forestus et tous les autres qui en ont écrit. Forestus fuit simia Fernelii : vita brevis, ars longa[4][17] Les deux livres que me mandez de Cardan [18] sont bons comme les livres de Cardan : uterque liber sapit indolem et retinet ingenium Cardanii[5] qui a été un rusé Italien, grand fourbe, mais qui avait beaucoup lu. Son Proxeneta de civili prudentia est le meilleur de tous ses livres, il se trouve de Genève in‑12 à bon compte. Il y a là-dedans un chapitre intitulé Artificum præcepta specialia, dans lequel se peuvent lire les fourberies et les fraudes de plusieurs médecins. Ce diable d’homme savait tout le mal et ne faisait guère de bien. Son livre de Sapientia est plein de finesses morales et politiques. Pour ses Contradictions, il y en a une augmentation des deux tiers dans le recueil de ses œuvres qui a été fait à Lyon depuis peu, en dix tomes in‑fo de l’an 1663. [6] La Sagesse de Charron [19] est de Bordeaux, de l’an 1601, et jouxte icelle est celle de Rouen de l’an 1614 in‑8o[7] et toutes celles de Hollande in‑12 et plusieurs autres ; mais les autres éditions qui sont in‑8o et in‑12, que l’on dit être châtrées, sont pourtant fidèles car ce qui en avait été ôté y a été remis sur la fin. [20] C’est le meilleur livre que Français ait jamais fait et après lui, c’est la République de Bodin [21] in‑8o de petite lettre, imprimé à Lyon l’an 1593 par Barth. Vincent. [8][22] Pierre Charron a été un admirable esprit, il a tout su et tout connu, il a vu jusqu’au fond du panier et a sauté par-dessus les haies de son village. Il a bâti sa Sagesse des lambeaux de la doctrine des Anciens, et principalement de Plutarque [23] et Sénèque, [24] mais son livre est écrit d’une admirable méthode et là-dedans, se voit une vraie et naïve anatomie de l’homme. Non est in toto sanctior orbe liber[9] lisez-le hardiment, toutes les éditions sont bonnes combien qu’il y ait en icelles quelque diversité. Ce que vous m’écrivez des Épîtres d’Aristénète [25] est tout vrai : Iosias Mercerus [26] a été beau-père de feu M. Claude de Saumaise [27] et fils de Ioannes Mercerus, [28] qui mourut l’an 1570, professeur du roi en langue hébraïque. [10] Pour M. de Saumaise, il est mort l’an 1653 aux eaux de Spa, [29] de intercepta et suppressa arthritide[11][30] Quelques anciens étaient d’avis que l’on montrât le grec aux enfants avant le latin, mais cela n’a pas été suivi propter imbecillitatem ætatis puerilis, et ingenii nondum bene firmati[12] On emploie trop d’années au latin, combien que fort peu y deviennent assez savants. C’est la faute des parents et des pédagogues. Tous ceux que l’on fait aujourd’hui étudier ne sont pas propres à l’étude ; autrefois les anciens choisissaient mieux les esprits. L’auteur de l’Examen des esprits, qui était un Espagnol [31] fort spirituel, l’a remarqué. [13] Quand on voudra faire un jeune homme savant, il faudra, s’il a de la santé et de la disposition à l’étude, qu’il soit fort savant en grec et en latin, et qu’il compose fort bien in utraque lingua[14] avant que de le mettre en philosophie où il faut plus de jugement que de mémoire. Mais on précipite aujourd’hui trop les esprits ; dans l’étude, il ne faudrait pour le latin en cet âge que le Cicéron, [32] et pour le grec, la Grammaire de Clénard, [15][33] le Lucien [34] et le Plutarque. L’ignorance des pédants et l’envie de gagner des moines, [35] qui se sont mis à enseigner la jeunesse, a < ont > augmenté le mal au lieu de le diminuer. Barclay [36] s’en est plaint quelque part en son Euphormion, et plusieurs autres pareillement. On voit assez le mal, sed quis emendabit ? [16][37] On ne pense plus qu’à gagner, à attraper du bien, des offices, des bénéfices, quoquomodo, ut faciant rem, si non rem quocumque modo rem[17][38] Le Mazarin [39] l’a enseigné à toute la terre, mais il a été bien payé de sa peine aux dépens de la France. L’on ne pense plus à rien tant qu’à avoir de l’argent et à tromper son compagnon : ferro, insidiis, flamma atque veneno Cernitur, et trepido fervent humana tumultu[18][40] Un homme est assez savant aujourd’hui quand il est fourbe et hypocrite, quand il connaît quelque moine ou qu’il a quelques livres : Ultra Gades, cetera sunt maria, vel tenebræ plusquam Cimmeriæ[19][41] Je ne veux point oublier à vous dire, à propos de Pierre Charron, que sa Sagesse est un fort beau livre pour servir de logique naturelle à un honnête homme, qu’il est bien réglé et bien dispensé, bien conduit. S’il a été quelquefois un peu hardi et qu’il ait volé un peu trop haut, supra captum vulgarium ingeniorum[20] ce n’est point sa faute, c’est la nôtre, qui ne pouvons pas monter si haut avec les ailes de notre esprit : dantur ingenia metaphysica, datur Ens transcendetale[21] tous les esprits ne sont point d’égale portée ni de même capacité. Homère, [42] Euripide, [43] Aristote, [44] Cicéron, Pline, [45] Tacite [46] n’ont pas été des gens du commun, ils ont tous eu en soi et ont possédé une certaine incomparabilité qui leur assigne à tous, chacun en particulier, une belle place d’honneur in cælo eruditorum[22] Voyez quelle comparaison se peut faire de ces gens-là avec nos beaux esprits d’aujourd’hui, et vous souvenez de ce qu’a dit Pline du peintre Galaton [47] à propos d’Homère. [23][48] Je reconnais encore aujourd’hui cette même différence transcendentale parmi ceux qui ont vécu le siècle passé : Érasme, [49] Fernel, les deux Scaliger, [50][51] Turnèbe, [52] Muret, [53] Bodin, Casaubon [54] ont bien passé le commun ; et même, j’y mettrais volontiers Baronius [55] s’il n’avait trop impudemment menti au profit du pape, sub metu dominantis erat, nec ideo miror[24] Néanmoins, j’aimerais à y mettre deux jésuites qui ont excellé inter suos[25] savoir le P. Mariana [56] et le P. Petau [57] qui ont été lucidissima duo sidera in firmamento literatorum[26] Je sais bien qu’il y a bien des savants dans le commun, aussi y a-t-il bien des oiseaux en l’air, mais il n’y a en tout guère d’aigles qui approchent si près du soleil, et ce soleil est l’Aristote qui vere fuit Sol eruditorum et aquila ingeniorum[27] Ce que les novateurs d’aujourd’hui et les chimistes, [58] hominum genus mendacissimum[28] disent contre lui ne m’étonne point : eiusmodi hominum, sufflorum et nebulonum oculi caligant ad tantum Solem, cuius penetrantissimos radios ferre non possunt[29] Voyez ce qu’a écrit en son Anthropographie M. Riolan, [59] de laudibus Aristotelis[30]

Pour ce que m’écrivez du passage d’Hippocrate, qui se deceptum fatetur in suturis Autonomi[31][60] je n’en sais pas plus que vous et ne vous en puis que dire. Pour des thèses, [61] je vous en mettrai quelques-unes à part. Te cum suavissima uxore et bellula filiola libentissime saluto. Vive, vale et me ama.

Tuus ex animo, Guido Patin.

Parisiis, die Martis 22. Febr. 1667[32]



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 22 février 1667

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(Consulté le 19/04/2024)

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