L. 971.  >
À André Falconet,
le 23 novembre 1669

Monsieur, [a][1]

Les lettres de Hollande portent qu’il y a en tout ce pays-là une méchante fièvre [2] qui emporte quantité de malades. Ces bons Bataves sont bien badauds de n’entendre pas la saignée [3] des galénistes et de s’amuser cependant à aller à la chasse des secrets chimiques. [4] Les beaux et bons secrets de notre métier sont dans les Aphorismes [5] et le Pronostic d’Hippocrate, [6] et dans la Méthode de Galien [7][8] avec le Livre de la saignée ; que si cela ne suffit pas, qu’on y ajoute le Botal. [1][9][10] Ils se piquent de vanité dans ce pays-là, quand on dit d’un homme qu’il est docteur en médecine, théoricien et non pas praticien, qui est à proprement parler ce que disait Jules César [11] de la République de Rome, Nomen sine re, un nom sans effet ; [2] ou bien comme Galien a dit, dans la Méthode, de la débilité d’estomac, que c’était un simple nom qui ne signifiait rien si l’on n’ajoutait la cause de cette débilité.

Je consultai [12][13] hier avec M. de La Chambre, [14] notre collègue, médecin de M. le chancelier [15] et médecin ordinaire du roi, qui a acheté cette charge 70 000 livres, et qui est frère du curé de Saint-Barthélemy [16] en cette ville. [3][17] Ce M. de La Chambre me dit tout affligé que son père [18] se mourait. C’est un grand homme mélancolique [19] qui a beaucoup écrit, et principalement du caractère des passions. [4] J’ai peur qu’il n’aille guère loin à cause de son grand âge de 76 ans. Il est savant, tout ce qu’il a écrit est fort bon, mais les honnêtes gens meurent comme les autres, et encore quelquefois plus tôt ; la mort n’épargne personne, pas même les savants qui vivent souvent moins que les autres.

Il n’y a encore rien de jugé touchant l’affaire de M. Cressé. [20] Le procès est seulement sur le bureau, mais tout le monde en parle ici et se raille du médecin qui se devait contenter de ce qu’il avait eu sans s’en plaindre en justice ; et même, on dit que M. Molière [21] en veut faire une comédie. [5] Cela pourra bien arriver car dorénavant l’on est las de pleurer, on ne cherche qu’à rire, à l’exemple des dieux de la terre qui rient tant qu’ils peuvent du malheur d’autrui. Ceux qui ont bien pleuré en sont las et ne savent plus quelle mine faire, quoiqu’on en eût encore assez de raison. Martial [22] a dit fort à propos sur ce sujet une chose qui est aujourd’hui très véritable par toute la France : Pars maior lacrimas ridet, et intus habet[6] Un maître chirurgien de Paris nommé Pierre Chenard, [23] sot et glorieux comme un barbier et d’ailleurs, méchant fripon et fort vicieux, tout marié qu’il était, a débauché une fille dévote et la voyant prête d’accoucher, il l’a tuée. Il s’était sauvé, mais il a été trouvé, pris et mis en prison au Châtelet [24] où son procès lui a été fait. [25] Il y a été condamné d’être pendu et étranglé pour l’expiation de son crime ; appel à la Cour où il n’a été condamné qu’aux galères [26] perpétuelles. Les juges font leur métier en conscience quand ils veulent, et d’autres fois ils quittent la rigueur de la loi pour gratifier qui il leur plaît et passer à une modération charitable que les anciens Grecs ont nommée επιεικειαν. [7] On fait le service de la feu reine d’Angleterre [27] dont le corps a été mis dans la cave des Bourbons, qui est dans le chœur de Saint-Denis. [28] Mais la voilà dorénavant toute pleine, où mettra-t-on tous les autres qui suivront et qui par ci-après, mourront comme les autres, aussi bien que Cyrus [29] et Alexandre le Grand ? [8][30] On dit seulement qu’il y a une place retenue et destinée à Saint-Denis dans laquelle on bâtira une chapelle pour y mettre les Bourbons, à commencer par Henri iv[31] Marie de Médicis, [32] le feu roi Louis xiii[33] Anne d’Autriche, [34] sa femme, le duc d’Orléans [35] et cette reine d’Angleterre. Dieu pourvoira avec le temps d’une autre chapelle pour les autres princes qui viendront après. [9] Je souhaite pourtant qu’on n’y joigne pas de longtemps notre bon roi [36] qui nous est si nécessaire. Vale.

De Paris, ce 23e de novembre 1669.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 23 novembre 1669

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(Consulté le 16/04/2024)

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