L. 972.  >
À André Falconet,
le 14 décembre 1669

Monsieur, [a][1]

Je vous ai ci-devant écrit d’un évêque de Vence, il y a en cet endroit de la faute : c’est l’évêque de Valence [2] en Dauphiné qui était ci-devant abbé de Cosnac [3][4] et premier aumônier de M. le duc d’Orléans ; [5] il fut disgracié il y a environ deux ans, il avait fait quelque brigue pour revenir à la cour, mais ses efforts ne lui ont pas réussi pour ce coup ; on dit que le roi [6] l’a envoyé en l’Isle-Jourdain [7] en Languedoc. [1][8] Le procès de M. de Courboyer, [9] gentilhomme normand de 40 000 livres de rente, est sur le bureau[2][10] On dit qu’il est cousin de M. le maréchal de Grancey. [11] L’envoyé du Turc [12][13] est toujours ici près à Issy [14] et le roi ne lui veut pas donner audience qu’on n’ait nouvelle de Constantinople [15] où l’on a envoyé un courrier. [3]

M. l’abbé Bossuet [16] est fait évêque de Condom, [17] c’est un digne personnage et très savant. [4] Notre M. Cressé [18] a reçu malgré soi un ajournement personnel par devant M. le lieutenant criminel, [19] sur quoi, par conseil d’avocats, il en a appelé et a évoqué au Parlement. Nous verrons dans quelques jours quel train prendra cette affaire qui fait ici bien parler du monde, qui veut que ce médecin ait été fouetté, velis, nolis, iure an iniuria ; [5] et néanmoins, on dit qu’il ne l’a pas été, mais le bruit n’en vaut rien : [20]

Fama malum qua non aliud velocius ullum :
Mobilitate viget, viresque adquirit eundo
[6]

Cela est capable de décrier et décréditer ici un médecin. On dit qu’il est riche, mais aussi est-il bien glorieux et ainsi haï de bien du monde, qui se moque de lui : tanti est sapere et abstinere[7]

Le bonhomme M. de La Chambre [21] est mort âgé de 76 ans. C’est lui qui a si bien écrit des Passions, de l’Iris ou arc-en-ciel, de l’Amour d’inclination, de l’Accroissement du Nil, sur les Aphorismes d’Hippocrate[22] etc. Il était de l’Académie française, et un des premiers et des plus éminents, tant à raison de sa doctrine, qui n’était point commune, que pour le crédit qu’il avait chez M. le chancelier ; [23] en vertu de quoi il était officieux et bienfaisant à ceux à qui il pouvait servir et qui avaient affaire en ce pays de chancellerie. Je viens d’apprendre d’un des nôtres que le sieur Griselle, [24] barbier, se défend fort bien contre M. Cressé, contre lequel il produit plusieurs pièces qui l’accusent d’incontinence, [8] et de quelques mauvaises rencontres qu’il a eues ci-devant en divers lieux pour même faute et de même nature. Ventura dies cetera docebit, et forsan peiora[9] Au moins M. Cressé a cet avantage que personne n’est de son côté et que, par provision, on s’en moque par tout Paris. Je ne sais ce qui en arrivera, mais plusieurs des nôtres sont déjà d’avis, par provision, qu’il faudrait le chasser de notre Compagnie, ce qui pourtant ne doit être fait qu’après que le procès aura été jugé à son désavantage. Aliter enim sunt oculati iudices quam vulgares homines ; [10] ce n’est point notre métier de faire le procès aux hommes, nous ne sommes que l’avocat du malade et la mort ou la nature en sont les juges.

Ce 4e de décembre. Le roi se trouve si bien à Saint-Germain, [25] et il s’y plaît tant qu’il y veut passer l’hiver et ne revenir à Paris qu’à la fin du carême. Dès que les juges après la Saint-Martin ont recommencé leurs exercices ordinaires, on a ici fait plusieurs exécutions [26] criminelles et entre autres, de plusieurs malheureuses femmes receleuses et larronnesses dont on a fait la dissection [27] en plusieurs endroits. Il y en a eu une en nos Écoles qui a duré jusqu’au 2d de ce mois ; et dès le lendemain, qui fut hier, j’ai recommencé mes leçons [28] au Collège royal [29] où j’eus près de 300 auditeurs, et ce de diverses nations, Anglais, Hollandais, Allemands, Flamands, Suisses, et même j’en eus deux de Moscovie. L’envoyé du Grand Turc n’est plus à Issy, il est aujourd’hui dans Paris, derrière la place Royale, [30] à l’hôtel de Vitry. [11] Il a été à Saint-Germain en cérémonie, mais on ne sait encore rien de particulier de ces affaires. Je vis hier M. Delorme [31] qui a encore l’esprit bien vert et une mémoire prodigieuse. Ces deux facultés sont en lui fort vigoureuses et ne sentent rien du vieillard ; mais pour le reste, je n’en réponds point, maximus est aretalogus[12] j’apprends qu’il n’a pas bonne main pour la pratique, nonobstant sa prétendue et assez mystique polypharmacie[32] Il est d’une puissante conversation, il sait beaucoup de bonnes choses et les débite merveilleusement bien, et qui plus est, il est fort retenu quand il est question de juger du mérite de plusieurs savants qui ont vécu en France depuis tantôt cent ans ; il y emploie heureusement son jugement et sa charité, nemini facit iniuriam, nulli quidquam detrahit debitæ laudis[13] À tout prendre, c’est un grand homme qui, pour ses perfections, a de grandes obligations à Dieu et à la Nature. Je voudrais seulement qu’il fût moins hâbleur quand il est question de louer quelqu’un qui le mérite moins, mais il me semble qu’il fait cela tout exprès, pour ne point passer plus glorieux et médisant ; et à quelque chose cette retenue est fort bonne.

Ce 8e de décembre. Hier samedi, par tout Paris, on ne parle que de ce qui devait être jugé ce jour-là, le procès de ce gentilhomme de Normandie nommé Courboyer, avec les deux prétendus faux témoins, l’un desquels fut mis à la question. [33][34][35] On envoya des archers en deux maisons différentes pour y prendre quelques dames qui ne se trouvèrent point. Le bruit courut tôt après qu’il était condamné à être décapité en Grève [36] l’après-dînée et ensuite, toutes les rues d’autour du Palais furent remplies de monde, tout le Pont Notre-Dame [37] jusqu’à la Grève. L’apparat d’une telle exécution y fut tout entièrement et même, on vit passer et aller au Palais deux troupes d’archers qui devaient assister à ce mystère de mort ; mais il y en eut bien de trompés car l’heure qu’on le devait tirer de la Conciergerie [38] pour être mené en Grève, un peu avant cinq heures du soir, il survint une nouvelle que le roi voulait prendre connaissance de cette affaire et qu’il y avait surséance ; et ainsi, chacun s’en retourna chez soi sans avoir vu que quelques archers passer et repasser. On dit que c’est une affaire qui est remise à la semaine qui vient, d’autant qu’il faut délibérer de nouveau sur diverses choses que cet homme a répondues à la question. [14]

M. Olier, [39] grand audiencier de France, est ici mort subitement. [15][40] On dit aussi que le pape [41] est mort et on ajoute à ce conte que les moines l’ont fait empoisonner parce qu’il voulait les réformer. [42] M. le président de Champlâtreux [43] est ici fort malade, vous savez bien qu’il est fils du défunt M. le premier président et garde des sceaux, M. Matthieu Molé. [44] En suite de la mort du pape, on dit que le roi a aussitôt mandé à M. le cardinal de Retz [45] de revenir en cour pour être envoyé à Rome avec M. le cardinal de Bouillon [46] à l’élection d’un nouveau pape. [16] Nous avons là aussi M. le cardinal Antoine, [47] grand aumônier de France, qui y est arrivé il n’y a pas longtemps. Si bien que voilà de nouvelles brigues dans Rome qui s’en vont nous donner un nouveau pape et ensuite, pro iucundo adventu ad Papatum[17] un nouveau jubilé. [48] Le vin nouveau [49] de l’an présent, qui est un jus tiré de la vigne, produira de plus sensibles effets dans la tête des hommes que cette nouvelle dévotion qui, en son espèce, ne revient que trop souvent. Ab adsuetis non adficimur[18] il n’en faut pas tant pour être trouvé bon, mais le monde est fait ainsi, populus vult decipi[19] Feu M. l’évêque de Belley, [50] Messire Jean-Pierre Camus, digne et savant prélat s’il en fut jamais, disait que Politica ars est non tam regendi, quam fallendi homines ; [20] je lui ai ouï dire une fois cela dans sa chambre en 1632, mais je m’en suis plusieurs fois souvenu depuis. Un abbé me vient de dire que M. le duc de Chaulnes [51] avait reçu commandement du roi de partir au plus tôt en poste pour arriver de bonne heure à Rome, pour travailler à l’élection d’un nouveau pape. [21]

Dimanche et lundi, qui furent deux fêtes, [22] on ne fit rien au Palais. Le mardi 10e de décembre, on remit sur le bureau le procès de ce faux témoin qui avait failli d’être exécuté samedi dernier. L’échafaud fut encore remis dans la Grève, et le peuple encore en grand nombre assemblé jusqu’au Palais ; et avant les cinq heures du soir, il y eut encore une surséance à cause de plusieurs papiers trouvés dans un coffre qui ne peuvent être visités qu’avec grand soin et beaucoup de temps ; ce coffre appartient au marquis de Courboyer. Cela empêcha encore une fois l’exécution et les badauds, qui s’attendaient à voir passer ce criminel sur le Pont Notre-Dame, n’eurent que la peine de s’en retourner. Dicuntur in istis foliis continenti multa horribilia et cruenta[23] si bien que ce malheureux faux témoin est encore en prison. On dit qu’il avoue qu’il a bien mérité la mort. Vivit tamen, et fruitur etiam Diis irratis, interea victrix provincia plorat ; [24][52] toutefois, on dit ici que bientôt s’ensuivra l’exécution criminelle.

Le pape, avant que de tomber malade, a fait sept cardinaux nouveaux, dont il y a un feuillant[53] nommé le P. Bona, [54] les autres sont officiers de la Rote. [55] On dit que ce feuillant est honnête homme, qu’il est janséniste. [56] Quelques-uns disent qu’il n’est pas feuillant, mais de l’Ordre de Cîteaux, duquel sont sortis les feuillants sous Henri iii[25][57] Le jeudi 12e de décembre, un des faux témoins a été décapité en Grève en présence de 200 archers et d’une effroyable quantité de monde ; il était normand, aussi bien que les deux autres. [26] On parle ici de la mort de la reine d’Espagne [58] et du rétablissement du commerce en Angleterre, et même que l’Anglais renonce à la Triple Alliance ; [59] quod utinam esset verum [27] car les Suédois seraient bientôt de notre parti. Si cela est vrai, caveant sibi Batavi[28] de peur que cette nouvelle république, qui s’est ci-devant et avec notre moyen si heureusement élevée contre son souverain, ne périsse et ne s’en aille à vau-l’eau avec ses barques de pêcheurs.

Le marquis de Courboyer, gentilhomme normand de 40 000 livres de rente, pour plusieurs crimes, a eu en Grève la tête coupée, [2] [60] âgé de 54 ans. Il est mort huguenot, [61] trois docteurs de Sorbonne [62] y ont perdu leur latin. À considérer la vie et la mort de ce malheureux homme, je crois qu’il était enragé. Plura alias[29] je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 14e de décembre 1669.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 14 décembre 1669

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(Consulté le 18/04/2024)

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