L. latine 200.  >
À Johann Peter Lotich,
le 7 juillet 1662

[Ms BIU Santé no 2007, fo 109 ro | LAT | IMG]

Au très distingué Johann Peter Lotich, à Francfort.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Quoique récemment, Samuel Chouët, imprimeur de Genève, [2] m’a enfin remis votre très agréable lettre datée de Francfort voilà presque trois mois. Elle m’a excessivement réjoui et diverti, tant pour la célébrité de votre nom, bien qu’elle n’égale encore en rien celle que vous mériteront tant de vos écrits, qui vivront éternellement, que parce qu’elle me dégage et ouvre la voie qui mène au sein intime de votre amitié. Durant toute ma vie, en effet, j’ai toujours ardemment souhaité pouvoir sûrement accéder à la connaissance et à l’amitié d’éminents et savants hommes tels que vous. Je souhaite donc de tout cœur pouvoir vous apporter satisfaction dans l’affaire que vous me soumettez. Voici longtemps que je vous connais fort bien, vous et vos mérites, et que j’ai pris toute la mesure de votre singulière érudition, tant par votre Pétrone[3] dont il s’agit ici, que par les deux tomes de vos Res Germanicæ, que j’ai ici depuis de nombreuses années. Je ne dis rien de votre troisième ouvrage car je ne l’ai jamais vu et j’ignore s’il existe. [1] Je loue de bon cœur ce que j’ai vu, qui est excellent et parfaitement digne de toute louange. Je fais même très grand cas de votre Pétrone et souhaite qu’avec mon aide vous obteniez ce que vous appelez de vos vœux. Toutefois, dans cette ville de Paris, qui est certes la plus vaste et la plus peuplée, mais qui est par trop imprégnée de puissance pontificale et farcie de superstition monastique, et en un mot, monacale à l’excès et fort loyolitique, [4][5] il n’est permis d’espérer de personne, [Ms BIU Santé no 2007, fo 109 vo | LAT | IMG] absolument personne, pas même d’un homme de bonne volonté, ce que vous désirez ardemment, c’est-à-dire que nous puissions y promouvoir sa réédition, augmentée et enrichie, par l’un quelconque de nos imprimeurs. Nul, assurément, ne réussira une telle entreprise en France, pas même notre roi très-chrétien[6] car l’entourent, comme autant de veaux gras, quantité de prêtres et de froqués, surtout des loyolites, soumis plus que de raison à la religion romaine et dont le nombre dépasse de beaucoup celui des mouches en été, même au plus fort de la canicule. Dans cette cité, on n’imprime rien sans le privilège royal, que jamais personne n’obtiendra, pas même un prince du sang, puisque cela appartient à M. le chancelier lui-même, qui est plus qu’imbibé par l’esprit loyolitique et qui, de surcroît, est lui-même jésuite, bien que marié ; pour le reste, c’est un honnête homme, éminent, et de loin le plus digne de sa magistrature et de son élévation, mais fort vieux. [2][7] À cette difficulté, qui est en soi insurmontable, il ne manque pas de s’en ajouter d’autres, à savoir le prix excessif du papier d’imprimerie, en raison des taxes que lui ont imposées ces deux empourprés qui, sous prétexte de guerre, n’ont pas tant dirigé qu’impudemment dépecé notre France. Etiam mortui adhuc imperant[3][8][9][10] car le pays est encore misérablement dépouillé sans aucune modération. Sévissent en outre ici une très grande cherté des denrées, [11] une pénurie d’ouvriers imprimeurs, avec une pauvreté et une impuissance immenses de nos libraires. [12] Souffrez donc, excellent Monsieur, d’être averti qu’il ne subsiste absolument aucun espoir de promouvoir l’édition de votre livre à Paris en raison de tous les obstacles qui s’y présentent, dont la levée et le franchissement semblent surpasser le pouvoir humain. Je vous présente et certifie toutes ces raisons comme étant tout à fait authentiques. Dieu fasse que je puisse vous être utile en quelque autre façon, pour que vous sachiez, si l’occasion m’en est donnée, avec quelle facilité, ou plutôt avec quel élan je voudrais vous servir et me rendre utile à vous. Cependant, pour vous dévoiler mes pensées et dire librement mon jugement, je crois qu’il n’existe aucune ville en Europe où un si grand ouvrage pourrait être imprimé aussi sûrement et aussi facilement qu’à {Bâle} Francfort ; [4][13] et si vous pensez que cela ne s’y peut faire, vous recourrez à Genève ; je pense que cela en vaut la peine car c’est un pays où la papimanie [Ms BIU Santé no 2007, fo 110 ro | LAT | IMG] n’a absolument aucun crédit, ni aucune autorité, et où il n’y a pas de papicoles [5] qui, par prières ou argent, ou par crainte de l’enfer, inciteraient le magistrat politique à préférer que cela se fasse ailleurs. [6][14][15] Abandonnez donc et écartez loin de vous l’idée de faire éditer votre Pétrone à Paris, cela est impossible ; et songez à Lyon sur la Saône, où vivent de nombreux libraires fort riches, qui distribuent sans difficulté leurs livres par toute l’Europe ; ou bien à Cologne, qui possède quantité d’imprimeurs qui répandent leurs ouvrages en abondance partout dans le monde, surtout en France, en Angleterre, au Danemark, en Pologne, tout comme en votre Allemagne. [7]

J’ignore si vous pensez à publier le 3e tome de vos Res Germanicæ, et souhaite que cela se fasse un jour. [1] Toutefois, si vous faisiez réimprimer les deux premiers, je pourrais vous faire des suggestions, certes peu nombreuses mais authentiques, sur nos affaires, là où vous vous êtes légèrement trompé, car vous étiez peut-être mal informé. Cela concerne les morts de la reine mère, Marie de Médicis, [16] à Cologne, d’Armand de Richelieu, [17] et surtout du roi très-chrétien, Louis xiii[18] J’ai salué de votre part Jean-Baptiste Moreau, mon collègue et le fils de feu René Moreau ; [19][20] il vous salue en retour et m’a promis qu’il va vous écrire. Mais priusquam tollam manum de tabula[8] j’ajouterai que voilà quelques années, plusieurs à vrai dire, M. Samuel Du Clos, médecin de Metz et très savant homme, m’avait écrit pour promouvoir ici une nouvelle édition de votre Pétrone[9][21] Étant donné la difficulté de ces temps-là, il eut alors de moi une réponse identique à celle que je vous fais aujourd’hui. La voilà tant plus catégorique à présent qu’on pourrait presque dire que cet âge était d’or en comparaison du nôtre, qui est de fer pour la domination tyrannique de ceux qui sont venus depuis et pour l’implacable rapacité des partisans qui pillent tout ; à tel point que nous pouvons véritablement nous exclamer : Nostrorum quem das finem, Rex magne, laborum[10][22] comme aux douleurs et aux malheurs de ta France ? Je vous écrirais certainement plus longuement, mais la douleur, qui m’est née au fond du cœur à l’évocation de nos calamités publiques, me retient et m’arrête la main. Pardonnez-moi donc, très distingué Monsieur, et continuez de m’aimer, moi qui serai, aussi longtemps que je vivrai,

entièrement votre Guy Patin, docteur en médecine et professeur royal.

De Paris, le 7e de juillet 1662.

M. Granel, envoyé de notre roi et, comme on dit en français, son résident dans votre ville, [11][23] vous remettra cette lettre. Si elle vous a satisfait, vous tiendrez dorénavant cet intermédiaire pour très fiable ; nos courriers traîneront en effet moins en chemin et nous arriveront en parfaite sûreté. [24] J’ai eu pour auditeur et ami en cette ville M. Scheffer le jeune, médecin en votre ville ; vous le saluerez obligeamment de ma part, ainsi que son père, si cela ne vous importune pas ; [25][26] et s’il veut m’écrire, vous prendrez sa lettre, l’insérerez dans une des vôtres et la remettrez à M. Granel pour qu’il me la fasse délivrer, car il écrit toutes les semaines à M. de Brienne, conseiller secrétaire du roi. [27]



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Johann Peter Lotich, le 7 juillet 1662

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(Consulté le 28/03/2024)

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