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Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : xi

De la thériaque et du mithridate [a][1][2][3]

La thériaque est une composition aussi inutile dans la bonne médecine que son nom en est impertinent et extravagant. Elle est ainsi appelée απο των θηριων, des bêtes venimeuses, [1] et particulièrement des vipères, aux morsures desquelles quelques Anciens ont voulu croire qu’elle était excellente ; [4] et par une misérable métathèse, ils ont prétendu et prétendent encore aujourd’hui très faussement que, comme elle résiste au venin communiqué au corps vivant par la morsure de ces animaux (j’entends vipères et serpents), [5] elle soit pareillement fort convenable à résister à la pourriture qui produit les fièvres malignes, pourprées et pestilentes ; [2][6][7][8] qui est une très fausse supposition, vu qu’il n’y a nul rapport entre le venin de ces animaux, qui est très froid, avec cette pourriture, qui est très chaude ; ce que démontrent la rêverie, [9] les vomissements bilieux, [10] les flux de ventre colliquatifs, [11][12] les syncopes et pâmoisons, [13][14] les yeux ardents et étincelants, les convulsions, [15] la fièvre chaude et continue, les bubons, les charbons, [16] les saignements de nez et autres horribles symptômes qui accompagnent ces grandes maladies. La Thériaque est appelée par Pline, Lib. xxix, cap. i, Historiæ[17] d’un nom qu’elle mérite par-dessus tout autre, savoir compositio luxuriæ, composition luxurieuse, [3] non pas tant qu’elle serve au péché de luxure (comme l’ignorance de quelques apothicaires prétendait il y a quelque temps), mais d’autant que c’est un fatras de grande quantité de divers remèdes, chauds, froids, secs, humides, narcotiques, [18] purgatifs[19] mêlés ensemble fort mal à propos, sans ordre, sans raison et sans aucune apparence de vérité. Le premier auteur ou inventeur d’icelle a été Andromachus, [20] médecin de Néron, digne drogue d’un tel tyran ; [21] d’autres l’attribuent à Damocratès ; [22] d’autres disent que le premier qui l’a inventée a été Mithridate, roi du Pont, prince savant et curieux, [23] et que ces deux médecins ne l’ont que réduite en meilleur ordre ; [4] mais, hélas, quel ordre ! Tant qu’elle est nouvelle et que la vertu très froide de l’opium n’est pas encore surmontée par la quantité des remèdes chauds qui y entrent, elle est narcotique et peut tuer un homme sous ombre de le faire dormir, non plus ni moins que fait l’opium ou le laudanum des chimistes. [24][25] Après qu’elle a passé quatre ans et qu’elle avance en âge jusqu’à douze, elle devient très chaude, et ainsi devient toute contraire à ce qu’elle était auparavant. Si bien qu’elle est un certain temps très froide, et un autre très chaude, tuant, au commencement, de sa froideur et après, de sa chaleur ; et en quelque temps que vous la preniez, elle est toujours un remède inutile très dangereux ou, tout au moins, à l’usage duquel il n’y a nulle assurance.

Mais quelqu’un, pensant favoriser les apothicaires, [26] et principalement ceux de Montpellier, et autoriser l’abus et le désordre qui s’ensuit de leurs grandes compositions en la médecine, me dira de la thériaque : Habet aliquid in toto quod non habet in partibus. J’avoue franchement que cela est vrai, qu’elle a en son tout ce qu’elle n’a point en ses parties. Aussi la veux-je considérer tout autrement ; mais néanmoins, ces subtils défenseurs ne nous montrent point par aucun certain raisonnement, ni ne nous font voir par aucune expérience fidèle à quoi peut être bonne la thériaque. S’ils me disent qu’elle est bonne à concilier le sommeil à un malade, puisque je la reconnais narcotique, je leur réponds que tant s’en faut que je m’en veuille servir, faute de savoir en quel état est l’opium si fort mélangé, et quelle force il a parmi tant de divers ingrédients de différente nature ; mais plutôt que, si j’étais réduit à me servir de ces narcotiques pour quelque grande fluxion, douleur âcre ou veilles immodérées, j’aimerais bien mieux me servir d’un grain ou deux (en cas d’une urgente nécessité) d’opium tout cru que de cette thériaque. Mais un autre me dira : Au moins est-elle bonne aux maladies froides, puisque vous l’admettez très chaude depuis quatre ans jusqu’à douze ; ce que je nie pareillement, vu qu’il faut bien d’autres remèdes que de simples altératifs [27] pour chasser des maladies qui sont ordinairement longues, comme sont les froides. [5] Ce sont les purgatifs qui y sont particulièrement nécessaires, et dont l’usage en doit être très fréquent. La chaleur de la thériaque, qui est extrêmement âcre et brûlante, toute immodérée et, par conséquent, ennemie de notre chaleur naturelle (qui est de soi et par nécessité tempérée, pour faire ses fonctions), ne peut rien contribuer à la guérison des maladies froides : elle n’en ôte ni diminue la cause, soit qu’elle soit contenue dans les vaisseaux, ou cachée dans quelque recoin. Et d’autant que ceci peut sembler difficile de prime abord à quelqu’un, principalement du nombre de ceux qui n’entendent pas volontiers la raison, je le veux éclaircir et prouver par exemple.

Prenons la léthargie, l’asthme et l’hydropisie pour trois maladies froides : je prétends néanmoins que la thériaque ne peut convenir à pas une de ces trois. Pour la léthargie, [6][28] il faudrait que la thériaque pût monter à la tête et, qu’y étant parvenue, elle pût agir et fondre ou, tout au moins, réchauffer et ôter au cerveau la cause conjointe qui y produit le mal. Pour l’asthme, [29] y a-t-il quelqu’un assez ignorant qui se puisse persuader que la thériaque puisse aller jusque dans le poumon, y fondre ou, tout au moins, atténuer la matière qui bouche ses canaux ? Certes, les chemins en sont bien longs et bien difficiles, et, pour dire vrai, cela est tout à fait impossible : il n’est permis de croire autrement qu’à ceux qui ne savent rien en l’anatomie, qui est l’œil et le flambeau de la médecine. Reste pour l’hydropisie, [30] à laquelle la thériaque ne peut être bonne en aucune façon car, soit que nous considérions la quantité des eaux qu’il faut vider, ou la réparation des forces et du tempérament du foie, [31] laquelle y est absolument nécessaire, c’est chose certaine que la thériaque ne peut faire ni l’un ni l’autre : elle ne vide ni ne tire rien du corps, ex parte affecta nihil detrahit ; [7] elle ne peut aussi fortifier le foie, en quelque état qu’il soit, vu que sa chaleur est immodérée tout à fait, trop âcre et brûlante ; de sorte qu’elle dissiperait plutôt ce qui lui resterait de forces, de chaleur tempérée et d’esprit, qu’elle ne lui fera du bien. Je puis donc conclure que la thériaque ne peut être bonne ni aux maladies chaudes ni aux maladies froides par les raisons susdites.

Mais à quoi donc peut-elle servir ? Les charlatans, [32] les empiriques [33] et les ignorants disent qu’elle peut être bonne à la peste parce qu’ils l’ont autrefois ouï dire ; [34] mais, bonnes gens, qui vous croira, je vous prie ? La peste est une maladie maligne en laquelle tous les accidents témoignent une horrible chaleur : putredinis et calidi extranei summa sunt omnia ; [8] le mal, la cause du mal et tous les symptômes qui en procèdent ne sont que les proches effets de cette profonde et extraordinaire pourriture, laquelle cause tout ce désordre par une chaleur extrême ; par quelle raison voulez-vous prétendre que ce remède si brûlant puisse servir contre une maladie si chaude qu’elle produise même des charbons ? Quelques-uns allèguent ici des qualités particulières, spécifiques et occultes, [35] mais cela se dit sans démonstration ; et moi je leur réponds, par l’autorité de Galien, lib. ii de Differentiis pulsuum cap. v, qu’il y a deux sortes de gens qui n’enseignent rien, dont les uns se servent de noms inconnus, ou mots nouveaux, et les autres ont recours à des qualités occultes. [9][36][37] C’est pourquoi tous les deux se rencontrant en la thériaque, je prononce hardiment qu’elle ne vaut rien contre la peste, ni par qualité occulte, ni par aucune propriété manifeste.

Un autre m’objectera : Mais les Anciens se sont servis de thériaque et l’ont recommandée pour la guérison de quelques maladies. Cela est vrai et je l’admets franchement, et prétends en même temps qu’ils n’en ont point mieux fait ; ce que je pourrais prouver fort facilement, mais cela étant hors de mon dessein, je me retiens et m’arrête aux raisons que j’ai alléguées ci-dessus. C’est chose certaine que dans les écrits des Anciens, on y trouve plusieurs bévues. Par les Anciens, je n’entends pas Hippocrate et Galien, et combien qu’ils aient eu la prérogative du temps, par laquelle ils nous ont appris ce qu’ils ont su, aussi avons-nous de notre côté la succession de douze ou quinze siècles durant lesquels les esprits des hommes se sont éveillés et élevés contre l’ignorance qui s’y fût introduite : les hommes savants et curieux de connaître ont eu autant de droit en leur temps que les plus anciens ont jamais eu de faire leurs expériences ; et leur a été également permis de s’inscrire en faux contre le mensonge et les fausses opinions que l’ignorance et la charlatanerie ont fourrées dans la médecine. La thériaque d’aujourd’hui n’a presque point de ressemblance avec celle des Anciens ; mais quand nous aurions celle-là, très parfaitement fournie de tous les ingrédients imaginables que Damocratès et Andromachus, médecin de Néron, ont semblé y désirer pour la rendre excellemment parfaite, je prétends et soutiens qu’elle ne vaudrait rien du tout contre la peste. Aussi ne fut-elle jamais faite pour cela : elle n’a été inventée que contre la morsure des animaux vénéneux et afin que, par son étrange chaleur, elle résistât à la rigueur de ces venins froids ; et à savoir si cela a réussi, j’en doute encore bien fort, vu que nous n’avons aucun témoignage, rapport ni expérience de ces Anciens qu’elle y ait jamais été bonne. Quelques-uns l’ont bien recommandée par opinion, mais je ne vois personne digne de foi qui en assure par l’expérience qu’il en ait faite. Il s’en faut plus de vingt sortes de simples que nous ne la puissions faire aujourd’hui telle que la requiert Andromachus ; mais, quand nous l’aurions toute telle, je serais très marri de m’en servir en la morsure des animaux délétères, et je me rendrais très coupable devant Dieu et très indigne de ses grâces si je me fiais à un si chétif et si malencontreux remède pour la guérison des fièvres pestilentes, vu que nous en avons de meilleurs en main.

Mais quelque autre m’objectera : Galien même en a fait un traité tout exprès, qui se lit aujourd’hui parmi ses œuvres sous le titre de Theriaca ad Pisonem, et ad Pamphilianum ; [38] mais je lui réponds que ce traité de Theriaca n’est non plus de Galien que le Prêtre Jean ou l’empereur des Abyssins [39] est l’ancien Thersite d’Homère. [10][40] Il n’est ni ne peut être de Galien pour les raisons suivantes. 1. Le style en est tout à fait dissemblable, ce que Mercurial même a autrefois avoué. [11][41] 2. Il y a là-dedans diverses propositions erronées et manifestement contraires aux principes de la dogmatique que nous ont enseignée Hippocrate et Galien[42] 3. Ce livre contient des impiétés et des superstitions magiques ; or est-il que Galien ne fut jamais tel, combien qu’il fût païen et privé de la connaissance de la vraie religion ; je m’en rapporte à ce qu’il a dit et prononcé de Dieu, très sagement, dans ses divins livres de l’usage des Parties[12][43] 4. Ce livre est tout plein de faussetés étranges lorsqu’il s’emporte à louer la thériaque et qu’il en dit ou promet des choses si fort impossibles que j’aurais autant de raison de croire tout ce que chante l’histoire fabuleuse du Chevalier du Soleil que ce livre de Theriaca ad Pisonem, qui est un pur Roman de la thériaque[13][44]

D’où vient que, pour ces raisons et plusieurs autres, tant de savants hommes, depuis tantôt deux cents ans, se sont élevés contre la thériaque, les uns se moquant de cette composition extravagante, en une si grande quantité d’ingrédients chauds, froids, secs, humides, purgatifs et narcotiques, mêlés si mal à propos ensemble et si témérairement confus qu’il faudrait être plus clairvoyant qu’un ange pour en démêler la manifeste confusion qui s’y voit et rencontre partout ; les autres reconnaissant par l’expérience que tout ce qu’en ont dit quelques Anciens est faux. C’est pourquoi elle a été fort à propos condamnée par tous les illustres auteurs : Nicolaus Leonicenus, [45] Santes de Ardoynis, in io tractatu de venenis, [14][46] Manardus in Epistolis medicinalibus, [15][47][48][49][50] Fuchsius in Paradoxis, [16][51] Dessennius Cronenburgius, [17][52][53] Ioannes Baptista Theodosius in Epistolis, [18][54] Julius Alexandrinus[55] qui a fait un livre tout exprès contre la thériaque et les abus qu’il y a de s’en servir dans la guérison de la peste, [19] Matthiole, [20][56] Vincentius Calzavelia[57] en son traité de Abusu thriacæ in febribus pestilentialibus, Alex. Massaria[58] dans le livre qu’il a fait sous le même titre, le savant Caspar Hofmannus, en plusieurs de ses livres[21][59] et plusieurs autres que je ne pourrais ici dénommer sans ennui. Et par conséquent, elle n’est bonne à rien, et tout à fait indigne d’être mise au nombre et au rang des bons médicaments de la vraie et pure médecine, de laquelle, entre autres, font profession les médecins de la Faculté de Paris. [60]

Je mets au rang de la thériaque une autre fameuse composition faite d’environ cinquante simples, tous barbares et aussi étranges qu’ils sont étrangers : c’est ce qui s’appelle aujourd’hui mithridatium Damocratis[22] qui est une pure charlatanerie ; d’où vient même que les charlatans et les fourbes sont aujourd’hui nommés vendeurs de mithridate, comme imposteurs publics et coupeurs de bourses. C’est un impertinent fatras et un ramas fort inutile de plusieurs remèdes chauds, avec de l’opium, même en assez bonne quantité, mélangés tous ensemble si mal à propos qu’il y a grande apparence que celui même qui en a fait le premier mélange autrefois n’aurait pu dire à quoi tout ce grand colosse de remèdes pourrait servir. S’il n’y entrait point d’opium, je prendrais le mithridate pour une confection fort chaude, qui ne serait pas meilleure que la thériaque ; mais ce poison très pernicieux mêlé parmi me fait douter de tout, et ne sais quel parti je dois prendre à lui assigner quelque qualité. C’est pourquoi j’aime mieux t’avertir, cher lecteur, que ce mithridate est un remède aussi inutile et aussi impertinent que la thériaque, et je te conseille de ne jamais te servir de l’un ni de l’autre en état de santé ou en maladie quelconque, si tu ne veux être trompé.

Tibi laus, decus, imperium, Deus et Pater
Domini nostri Iesu Christi
in Spiritu Sancto
[23]

Fin des Observations.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : XI

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(Consulté le 28/03/2024)

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