L. française reçue 53.  >
De Charles Spon,
le 12 février 1658

De Lyon, ce 12e de février 1658.

Monsieur, [a][1][2]

Depuis le 15e de janvier, la rigueur du froid ayant gelé mon encre, je me suis tenu dans le silence ; mais à présent, voilà que je recouvre la parole, et non sans sujet puisque c’est aujourd’hui la Sainte-Eulalie, [1] et que vos deux belles et admirables lettres du 18e janvier et 5e du courant me font prendre exemple sur vous à ne point tant dépendre des bizarreries du temps et à ne me pas priver pour cela de nos petits entretiens familiers.

Premièrement donc, je vous remercie très affectueusement de toutes vos bonnes félicitations et congratulations au sujet de l’heureuse couche de ma femme, laquelle vous en rend aussi très humbles grâces, se portant très bien, tant elle que sa petite. [3][4]

L’histoire que vous me mandez de ce Boquet, [5] chartreux profès, [6] est fort scandaleuse pour son Ordre. Si cela fût arrivé du temps de Henri Estienne, [7] il ne l’eût pas oublié dans son Apologie pour Hérodote[2][8] Je voudrais que cet affronteur fût repris et fourré in pace[3] ou plutôt envoyé en galère [9] avec tous ceux qui lui ressemblent. Je ne doute point que l’accident funeste du cadet Mancini [10] n’ait fort affligé Son Éminence, [11] puisqu’il est si bon parent et si curieux de leur faire du bien afin qu’ils puissent un jour dire après lui, comme disait l’autre dans le baron de Fæneste, Etiam nos poma natamus[4][12]

Mais à propos de fractures de tête et de trépans, [13] il faut que je vous dise que le 19e janvier dernier mourut en cette ville un compagnon chirurgien nommé François Arnaud, [14] natif de Clisson [15] proche de Nantes [16] en Bretagne, [5] qui avait été blessé à la tête d’un coup d’arpi, [6] il y avait cinq semaines, avec fracture du crâne et solution de continuité, [7] tant aux deux méninges qu’à la propre substance du cerveau. L’ouverture de ce corps [17] fut faite en ma présence par un de nos maîtres chirurgiens le 21e du dit, dont nous avons fait notre rapport contenant que nous avions trouvé sous le crâne la dure et pie mère [8] divisées et sphacélées [9] deux doigts aux environs de la plaie, et enflammées en toute leur étendue et de plus, la substance du cerveau (qui avait été vulnérée) gangrenée et abcédée de la grandeur de la paume de la main et de la profondeur de quatre travers de doigt, avec quelques esquilles d’os qui avaient été portées par l’instrument vulnérant dans ladite substance du cerveau, outre quantité de sérosités dont tous les ventricules se sont trouvés remplis. [10][18] Ce que j’ai trouvé de mémorable en ce sujet, c’est que le patient ayant été trépané le lendemain de sa blessure, il n’a jamais eu guère de fièvre ; et quoique l’inflammation [19] des méninges fût fort grande, il n’a eu aucun accident paraphorique [11] devant que de mourir, étant tombé tout à coup, deux jours devant sa fin, dans une affection carotique qui l’a emporté. [12] Quant à ce qu’on peut avoir observé dans l’ouverture du cadavre de feu M. le duc de Candale, [20] MM. Gras, Garnier, Falconet et Guillemin, qui y ont assisté, vous en pourront mieux dire des nouvelles que moi qui n’y fus pas. J’avais donné charge à un marchand de cette ville d’écrire à un de ses connaissants et correspondants à Gênes [21] pour savoir qu’était devenu le sieur Alcide Musnier ; [22] ce qu’ayant fait, il a eu réponse du dit lieu, en date du 9e janvier, par laquelle on lui mande au bas de la lettre : Mi scordai la preterita d’avisarvi, come il Signor Alcide Musnier, Medico di Lorena, passò in compagnia di sua mogliè all’ altra vita. Iddio li habbi in gloria ! [13] Par où vous voyez que le pauvre garçon a été enveloppé avec tant d’autres dans les ruines funestes de la dernière peste [23] de Gênes ; de quoi je suis fort fâché, m’étant toujours flatté d’espérance qu’il en serait échappé.

Je vous remercie de la correction que vous m’avez indiquée du passage de Duret [24] sur les Coaques : [25] voilà l’avantage que l’on a d’avoir en son pouvoir diverses impressions, et des meilleures, des bons auteurs. Je vous supplie me faire encore la grâce de m’enseigner ce qui manque, au bout de la page du dit auteur 170, σαρκωσει, qua una, curatio, car ce qui suit en la page 171, à savoir qualia leguntur nephretica, n’a point de liaison avec ce qui vient de précéder, si je ne me trompe ; si bien que je soupçonne qu’il y a ici omission d’une ou de plusieurs lignes. [14]

Vous m’avez fait plaisir de m’éclaircir du doute où j’étais touchant la prétendue présentation de notre député dans l’assemblée de votre Faculté, dont il nous avait assurés par ses lettres ; mais comme nous le tenons un peu suspect de fourberie, nous avons été curieux de savoir d’ailleurs que lui ce qui en pouvait être. MM. Guillemin [26] et Garnier [27] eurent avis la semaine passée de sa fausseté, et voilà que vous me confirmez encore le même ; de sorte qu’après cela, nous ne savons que dire du personnage. Nous voilà bien en député ! Je souhaiterais de bon cœur qu’il fût ici de retour tout breneux, [15] puisqu’il fait si bien son devoir ! Il faut ou que cet homme s’enivre, ou qu’il soit visionnaire, ou qu’il y ait de la malice en son fait, de nous faire entendre des choses pour autres, comme nous voyons en ce rencontre. On a accoutumé de dire Experto crede Roberto[28] mais dorénavant je me résous de dire Iurato etiam ne crede Roberto[16] car après un tel pas de clerc, il en peut sans doute bien faire d’autres.

Enfin donc, votre M. Guénault [29] est de retour à Paris de son voyage de Flandres, avec la gloire qu’il se donne d’avoir remis en bonne santé la personne de M. le Prince. [30] Voilà un homme fortuné d’arriver toujours si à propos, après les grands coups rués. [17] Cela vaut beaucoup à la réputation : Semper enim quod postremum adiectum est, rem totam videtur traxisse[18] disait quelque part Tite-Live, [31] livre 27. Cependant, il y a grande apparence que les sieurs Chifflet [32] et Le Breton [33] ont bien plus opéré que lui en la susdite cure, comme vous dites l’avoir su de bonne part. Le seigneur Le Gagneur [34] est fort affectionné à soutenir la personne du dit sieur Guénault, à ce que j’ai pu reconnaître par une lettre qu’il a écrite à M. Guillemin, dont il m’a lu quelques paroles. Ne serait-ce point qu’il est de ses créatures et qu’il en reçoit de l’emploi ? De fait, il me semble que vous m’avez autrefois donné avis que ledit Le Gagneur n’était entré au service de M. le Prince de Conti [35] qu’à la recommandation du dit sieur Guénault. Puisqu’il est venu à propos de faire mention du sieur Chifflet, lequel a écrit de la poudre des jésuites, [36] il faut que je vous dise que j’ai appris qu’un jésuite nommé le P. Fabri, [37] de présent à Rome, a écrit un traité sur le même sujet, lequel on m’a promis de me faire voir. [19] Je vous envoie ci-jointe l’effigie du P. Théophile Raynaud, [38] et ce de la part de M. Garnier, mon collègue, qui vous en fait présent et vous baise les mains, et qui vous prie, si vous lui pouvez avoir une des thèses [39] dédiées à M. le chancelier [40] sur le sujet du thé, [20][41] de l’en vouloir gratifier. La banqueroute des sieurs Cramoisy a bien étonné du monde. [42][43] Le sieur Compain [44] de cette ville, qui y trempe pour 70 000 livres, fait espérer qu’on ne perdra rien avec lui et que les affaires s’accommoderont bientôt. Ledit Compain est un riche marchand banquier en cour de Rome. Je ne sache personne de nos marchands libraires qui soient intéressés en ladite banqueroute.

J’ai fait vos baisemains à MM. Gras, Guillemin, Falconet et Garnier, et leur ai fait entendre comme vous leur vouliez envoyer à chacun un Enchirid. Riolani de la nouvelle impression qui se fait, [21][45] dont ils m’ont donné charge de vous remercier par avance, avec offre de leurs très humbles services. Je n’ai pu encore voir le sieur de La Poterie [46] pour le saluer de votre part, mais je ne faudrai à l’aller voir aujourd’hui ou demain. Vous m’étonnez de me dire qu’il ne vous traite pas en ami car, étant avec moi, il m’a toujours témoigné qu’il vous honorait bien fort. Même, la dernière fois qu’il me vint rendre visite, il me parla de vous avec des termes très obligeants et très respectueux, et me demanda conseil touchant une lettre [47] que vous lui aviez fait tenir, laquelle vous aviez adressée à M. Gassendi [48] et que vous désiriez que l’on imprimât avec les lettres que quelques autres amis du dit sieur Gassendi lui avaient écrites. [22] Sa difficulté était que ladite lettre n’avait pas été répondue par le sieur Gassendi comme les autres qu’on devait imprimer et qu’elle se trouvait datée de Paris en un temps que M. Gassendi y était présent, et non absent. Je lui dis là-dessus que cela ne devait pas empêcher la susdite impression parce que, quoique M. Gassendi fût alors à Paris, l’on pouvait aisément trouver l’inganno qu’il était allé rusticatum[23] quelque part hors de la ville, lorsque ladite lettre fut écrite et que l’on pouvait aisément feindre qu’étant tôt après revenu dans la ville, il n’avait pas mis la main à la plume pour répondre à ladite lettre, ayant eu moyen de conférer de bouche avec vous sur le contenu de ladite lettre ; lesquels expédients que je lui fournis, il témoigna d’approuver entièrement. De nouveau nous n’avons rien ici que vous ne sachiez déjà. M. Ravaud [49] vous baise les mains, lequel m’a dit qu’il avait avis d’Italie de la mort du fameux astrologue de Padoue, [50] Andreas Argolius. [24][51] Quelque autre m’a aussi assuré que Londres avait perdu le docteur Harvæus, [52] célèbre par la découverte de la circulation du sang, [53] soit vraie, soit fausse, n’en étant point encore pleinement persuadé. [25] L’on me mande de Montpellier [54] que les disputes pour les chaires vacantes des professeurs royaux sont encore reculées jusqu’après Pâques. La ville de Nîmes [55] a tellement pris l’alarme de la menace qu’on lui a faite d’y envoyer des gens de guerre en quartier d’hiver que toutes les meilleures familles de la ville en sont sorties, avec le plus précieux de leurs biens, pour se retirer ailleurs, dans une telle précipitation que si l’ennemi eût été aux portes, on ne se fût pas pu hâter davantage. L’on croit que leur évêque [56] a beaucoup aidé à faire jouer ce jeu. [26] L’on espère pourtant que tout cela s’accommodera, y ayant à présent cinq députés des principaux du pays qui sont allés trouver le duc de Mercœur [57] pour lui donner instruction du fait, afin d’y donner l’ordre qu’il verra être à propos suivant le pouvoir qu’il en a reçu de la cour. J’aurai soin de voir le sieur Fourmy [58] touchant l’Erastus[59] Je sais que cet homme, d’ailleurs fort bon garçon, se conseille à certains petits esprits de notre Collège [60] qui font les entendus en chimie [61] et qui le dissuadent d’imprimer cet auteur comme n’ayant rien de beau ni de curieux en chimie, qu’ils voudraient bien faire passer pour la quintessence de la vraie médecine. L’un de ces gens-là m’apporta dernièrement céans un livre allemand de Bartholomaeus Carrichterus, [27][62] qui est sa Médecine ou son Herbier constellé, avec la clavicule du dit traité et une petite méthode particulière, [28] me disant qu’il souhaiterait avec passion que je voulusse entreprendre la version de ces traités en latin ou en français, étant persuadé que c’étaient des pièces merveilleuses. J’ai du depuis voulu voir ce que c’en était et ai trouvé justement ce que je m’étais déjà figuré, à savoir pro thesauro carbones[29] Je me garderai bien d’aider à infecter notre Europe d’une semblable marchandise et rendrai à la première occasion ce beau livre à mon prêteur. Je crois qu’aujourd’hui diverses personnes tâchent à se crever les yeux à eux-mêmes afin de ne pas voir la vérité, prenant plaisir à être amusés, comme les enfants, par des contes à la cigogne et par des nouveautés aussi ridicules qu’inouïes. [30] Enfin mundus vult decipi[31] mais ce ne sera pas mon moyen, tant que je pourrai m’en défendre. Mais je ne prends pas garde que j’abuse de votre loisir et qu’il est meshui [32] temps de sonner la retraite, puisque voilà la nuit qui déploie ses voiles et que ma main commence à se lasser de griffonner le papier. Je vous lairrai donc en repos après vous avoir baisé les mains, comme fait ma femme, vous assurant que je suis de toute mon âme et serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Spon, D.M.



Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – De Charles Spon, le 12 février 1658

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(Consulté le 19/04/2024)

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