L. 108.  >
À Claude II Belin,
le 8 août 1644

Monsieur, [a][1]

Je vous dirai que nous avons perdu le bon M. de Bourbon, [2] il est mort d’une fièvre continue [3] le 7e de ce mois ex supressa arthritide, anno ætatis 70[1] J’en ai tel regret que je ne me sens point, [2] je ne connus jamais un si bon et un si savant homme. Monsieur votre fils [4] m’est venu voir deux fois depuis peu. J’ai grand’peur qu’il n’ait par ci-devant guère bien employé son temps parce que je ne le trouve guère avancé par l’examen que je lui en ai fait. Sur quoi je prendrai la hardiesse de vous proposer un avis qui me semblerait fort bon en cette occasion, qui serait que vous le rappelassiez devers vous, à Troyes, [5] au plus tôt puisque toutes les leçons sont finies ; où le tenant court près de vous, il étudierait tout autrement et profiterait bien davantage qu’il ne fera ici, où j’ai peur qu’il ne se débauche. Nos leçons et les actes de notre École ne recommencent qu’à la Saint-Martin d’hiver, vous le pouvez tenir près de vous près de trois mois entiers, vu que c’est assez qu’il soit ici le 15e de novembre. Voilà mon opinion qui ne sera peut-être pas la vôtre : eam tamen qualiscumque sit, æqui bonique consulito[3] Au moins s’il était auprès de vous, il pourrait apprendre beaucoup de bien et s’exempter de la débauche mieux qu’il ne fera ici. M. Bareton [6] ne satisfait pas à son apothicaire. Je crois bien qu’il faudra enfin que je le paie car je lui en ai répondu. Ce n’est pas que je fasse fort grand état de la somme, je suis seulement en peine s’il m’en saura gré et s’il voudra bien que je fasse cela pour lui. La reine d’Angleterre [7] est en Bretagne et vient ici à la cour, pour retraite durant la persécution du Parlement d’Angleterre [8] contre son mari. [4][9][10] Il y a ici un livre nouveau qui est fort curieux, c’est un traité de toutes les bibliothèques du monde en deux volumes in‑8o[11] et principalement de celles de France, où il y a de grandes particularités. [5] Les trois tomes de commentaires in Vetus Testamentum de M. Grotius [12] sont achevés, on les vendra dans huit jours. [6] On réimprime ici in‑4o en latin la Morale et la Politique d’Augustinus Niphus, [13] qui a été un excellent homme ; [7] cela avait autrefois été imprimé en Italie, mais il était très rare, combien que très bon. Il y a ici de nouveau une Apologie pour la doctrine de feu M. l’abbé de Saint-Cyran [14] contre les libelles diffamatoires que les jésuites [15][16] ont fait courir depuis quelques mois contre lui. [8] La cause de leur haine est double contre ce grand homme : la première est qu’il était plus savant et plus homme de bien qu’eux ; la deuxième est qu’il est le vrai, légitime et seul Petrus Aurelius, qui les a si bien étrillés sans qu’ils pussent découvrir qui en était l’auteur. [9][17] Inde patet execrandam illam Loyolæ gentem, iræ capacissimam, et ultionis avidissimam atque appetentissimam esse. Dii meliora ! [10] Je vous baise les mains, à Madame Belin et à Messieurs vos frères, à MM. Camusat et Allen, et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.


a.

Ms BnF no 9358, fo 88 ; Triaire no cxi (pages 413‑415) ; Reveillé-Parise, no lxxiv (tome i, pages 115‑117).

1.

« d’une goutte supprimée [rentrée], à l’âge de 70 ans. » V. note [2], lettre 29, pour Nicolas de Bourbon.

2.

Comprendre : que je ne me reconnais plus.

3.

« quoi qu’il en soit, tenez-la pourtant comme bonne et équitable. » Nicolas, le fils de Claude ii Belin, avait commencé son cours de médecine en octobre 1643 ; le jeune philiatre ne promettait guère, selon Guy Patin qui aurait bien aimé le voir quitter sa tutelle. Au début de l’été 1645, Nicolas quitta Paris pour aller prendre ses diplômes à Montpellier.

4.

Le 17 avril, les troubles politiques avaient forcé Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre (v. note [12], lettre 39), à s’éloigner de son mari, Charles ier, pour ne plus jamais le revoir. Le 16 juin, retirée à Exeter, elle avait donné naissance à son neuvième et dernier enfant, Henriette-Anne, future épouse de Monsieur, Philippe d’Orléans, frère cadet de Louis xiv. Le 2 juillet, les troupes royales avaient subi près d’York la défaite décisive de Marston Moor contre les troupes alliées (parlementaires et Covenanters écossais), car elle mit fin à l’influence de la couronne sur le Nord de l’Angleterre. Le 14 juillet, la reine s’était embarquée à Falmouth (Cornouailles) pour gagner Brest. Anne d’Autriche envoya le commandeur de Souvré à sa rencontre (Plant). Le 3 juillet, à Rueil, le roi avait reçu à sa table le baron George Goring, ambassadeur d’Angletere, puis signé après les vêpres le renouvellement du traité d’alliance entre les couronnes de France et de Grande-Bretagne (Levantal).

5.

Le P. Louis Jacob de Saint-Charles (Chalon-sur-Saône 1608-Paris 1670) était entré en 1625 dans l’Ordre des carmes et s’adonnait avec passion à des recherches sur les bibliothèques. Il s’était rendu à Rome, à Lyon, à Paris, visitant toutes celles qu’il pouvait, ramassant partout des matériaux. Il devint bibliothécaire du cardinal de Retz puis d’Achille de Harlay, premier président du Parlement (G.D.U. xixe s.).

De sa vaste et laborieuse production bibliographique, Guy Patin citait ici le Traité des plus belles bibliothèques publiques et particulières, qui ont été et qui sont à présent dans le monde ; divisé en deux parties (Paris, Rolet Le Duc, 1644, in‑8o), où se lisent ces lignes (pages 551‑552) :

« M. Guy Patin, natif de Beauvaisis, docteur de la Faculté de médecine de Paris et censeur des Écoles, est digne de louange, non seulement pour sa vivacité et bonté d’esprit, mais encore pour une singulière recherche qu’il fait des bons livres, pour augmenter sa belle bibliothèque, qui excède six mille volumes en toutes les sciences. »

Le P. Jacob de Saint-Charles était ami de Gabriel Naudé et de Guy Patin ; il participait à leurs réjouissances érudites, telles que le joyeux festin organisé en 1651 par Naudé dans sa maison de Gentilly (v. note [6], lettre 159).

6.

V. note [11], lettre 71, pour les commentaires de Grotius « sur l’Ancien Testament ».

7.

Augustini Niphi sua tempestate philosophi omnium celeberrimi Opuscula Moralia et Politica : cum Gabrielis Naudæi de eodem Auctore Iudicio.

[Opuscules moraux et politiques d’Augustinus Niphus, {a} le plus célèbre philosophe de son temps, avec un jugement de Gabriel Naudé {b} sur cet auteur]. {c}


  1. Augustinus Niphus (Agostino Nifo), natif de Sessa Aurunca (v. note [66] du Patiniana I‑2) vers 1453, mort en 1538, professa successivement la philosophie scolastique à Naples, à Padoue, à Rome (1513, où il reçut le titre de comte palatin), à Pise, à Bologne et enfin à Salerne. Bien qu’il ait eu de son temps la réputation la plus éclatante, ses nombreux ouvrages sont tombés dans un juste oubli. Ses traités de philosophie, où il combine les idées d’Aristote et d’Averroès (v. note [51] du Naudæana 1), sont des modèles de la vaine subtilité métaphysique qui était chère aux écoles du Moyen Âge, dont la note [1], lettre 600, fournit un curieux exemple.

  2. Gabriel Naudé (v. note [9], lettre 3), éditeur de cet ouvrage, en a signé l’épître au duc Gaston d’Orléans, qui est suivie de son Iudicium, long de 57 pages.

  3. Paris, Rolet le Duc, 1645, in‑4o en deux parties de 442 et 358 pages.

8.

Apologie pour feu M. l’abbé de Saint-Cyran contre l’extrait d’une information prétendue que l’on fit courir contre lui l’an 1638, et que les jésuites ont fait imprimer depuis quelques mois à la tête d’un libelle diffamatoire intitulé Sommaire de la théologie de l’abbé de Saint-Cyran et du sieur Arnauld (sans lieu ni nom, 1644, in‑4o).

9.

Le Petrus Aurelius (pseudonyme emprunté à un des noms de saint Augustin, Aurelius Augustinus), gros in‑fo latin, est un recueil de diverses brochures détachées qui eurent un prodigieux succès en Sorbonne. Le prétexte de cette somme du gallicanisme était un désaccord entre les fidèles catholiques anglais et leur évêque Richard Smith pour soutenir les droits de la discipline ecclésiastique et de l’épiscopat contre les moines et les jésuites, défenseurs de l’autorité du pape à laquelle ils étaient attachés et soumis.

Sainte-Beuve (volume i, page 173) :

« Qu’il suffise d’indiquer comme idée dominante que, selon l’auteur, l’Église était non pas une monarchie, mais une aristocratie sous la conduite des évêques ; en même temps, toutefois, qu’il semblait égaler ceux-ci au pape, il ne laissait pas de rapprocher d’eux insensiblement les curés. »

La première édition avait paru de 1632 à 1633 sous le nom énigmatique de Petrus Aurelius (v. note [9], lettre 16). L’assemblée générale du Clergé de 1641 en avait adopté les doctrines et l’avait fait réimprimer à ses frais : Petri Aurelii theologi Opera, iussu et impensis Cleri Gallicani denuo edita. In tres tomos distributa [Œuvres de Petrus Aurelius, théologien, rééditées sur l’ordre et aux dépens du Clergé gallican, en trois tomes] (Paris, Antoine Vitré, 1642, in‑fo). Il y eut une 3e édition publiée aussi par le Clergé, avec un éloge de l’auteur par Godeau, évêque de Grasse : Petri Aurelii theologi, Opera… [Œuvres de Petrus Aurelius, théologien…] (Paris, Antoine Vitré, 1646, in‑fo).

Ibid. (pages 173‑174) :

« La destinée de l’Aurelius fut très débattue ; à entendre les seuls jansénistes, il n’y eut que triomphe. Les évêques, dès que les diverses portions du livre eurent paru, firent presser M. de Saint-Cyran {a} de se déclarer, l’assurant des marques publiques que le Clergé lui décernerait dans sa reconnaissance comme à son invincible défenseur : il s’agissait de quelque pension qu’on lui aurait votée […] il demeura le même : soupçonné de tous comme le véritable Aurelius avec une presque entière certitude, il garda jusqu’au bout là-dessus un secret obstiné, inviolable, qui ne donne pas mal idée de son caractère ; la provocation de la louange et ce chatouillement si particulier de la gloire n’eurent pas sur lui la moindre prise. On ne peut rien conclure de toutes les anecdotes et variantes à ce sujet, sinon qu’il fut au moins l’inspirateur du livre et qu’il le dicta, et que très probablement son neveu Barcos {b} l’écrivit sous sa direction, en digéra le corps et le mit en latin. »


  1. Jean Duvergier de Hauranne, v. note [2], lettre 94.

  2. Martin de Barcos, v. note [12], lettre 146.

10.

« Il en ressort clairement qu’il faut exécrer ce peuple de Loyola comme le plus capable de haine, et le plus avide et le plus convoiteux de vengeance. Puissent les dieux nous ménager des jours meilleurs ! [v. note [5], lettre 33] ».


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 8 août 1644

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(Consulté le 28/03/2024)

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