L. 110.  >
À Charles Spon,
le 2 septembre 1644

Monsieur, [a][1]

Je vous dirai que Mme la comtesse de Soissons [2] est ici morte âgée de 67 ans. On lui a trouvé onze cent mille francs d’argent comptant, elle a laissé la valeur de cent mille écus au petit bâtard [3] de feu M. le Comte son fils, [4] et mille écus de rente à la mère. [1][5] La mort nous a ici encore ravi un grand personnage, optimum et doctissimum virum[2] c’est M. de Bourbon [6] qui demeurait dans les pères de l’Oratoire[7] Il était chanoine de Langres, [8] avait jadis été professeur du roi en grec, mais il était savant en tout. Son mal a été une fièvre continue [9] ex suppressa athritide[3] qui l’a emporté en peu de jours, âgé de 70 ans. J’y perds un bon et grand ami, je prie Dieu qu’il me conserve le reste. La reine d’Angleterre [10] est en France où elle se réfugie tant pour le mauvais état des affaires de son mari [11][12] que pour une indisposition qu’elle a, qui l’a obligée de consulter deux médecins de deçà qui y sont allés, [13] savoir MM. Chartier [14] et de Poix. [4][15] L’historien Dupleix [16] a été mandé par les grandeurs de deçà pour venir ici (et est en chemin) pour faire le deuxième tome de son Histoire de Louis xiii [17] et pour la continuer jusqu’à présent. [5] Il y aura en cette Vie des pas bien glissants, [6] nous verrons comment il en échappera et quel éloge il fera au cardinal [18] qui a mis le feu aux quatre coins de l’Europe. Tous les bigots sont en l’attente d’un nouveau pape qui leur enverra en singulier présent un jubilé [19] pro iocundo adventu ad papatum[7][20] S’ils n’y gagnent des pardons, au moins ils y gagneront des crottes, [8] et peut-être la toux, le rhumatisme, [9][21] ou quelque autre maladie dont les médecins aussi se ressentiront de quelque chose. Je vous prie de m’aimer toujours et de croire que je serai toute ma vie de cœur et d’affection, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Patin.


a.

Triaire no cxiii (pages 418‑419) ; Reveillé-Parise, no clxxviii (tome i, pages 336‑337).

1.

Parmi les princes du sang, on appelait « Monsieur le Comte » Louis de Bourbon, comte de Soissons (Paris 1604-La Marfée 1641). Il était fils de Charles de Bourbon-Soissons (fils cadet de Louis ier de Bourbon-Condé) et d’Anne de Montafié (v. note [11], lettre 105). En 1612, il avait succédé à son père dans la charge de grand maître de France (chef et surintendant général de la Maison du roi) et avait reçu le gouvernement du Dauphiné. Louis xiii et le comte de Soissons étaient arrière-petits-fils de Charles de Bourbon-Vendôme. Sa mère l’avait lancé tout jeune dans les intrigues de cour. Dès l’âge de 16 ans, M. le comte s’était jeté avec impétuosité dans le parti de Marie de Médicis et des grands féodaux désireux de reconquérir entièrement leurs privilèges. Au service plus ou moins fidèle du roi, sa vie politique ne fut qu’une longue opposition au cardinal de Richelieu. Son dernier allié avait été le prince de Sedan, Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne (v. note [8], lettre 66), qui avait réuni 4 000 Sedanais et 7 000 mercenaires impériaux ; le 6 juillet 1641, à La Marfée, près de Sedan, ces troupes avaient mis en déroute l’armée du maréchal de Châtillon venue à leur rencontre. Le comte de Soissons avait été tué pendant le combat, sans doute par accident, en relevant la visière de son casque à l’aide de son propre pistolet. Il ne laissait pas de descendant légitime et le titre de comte de Soissons tomba en déshérence ; il fut repris en 1657 par son neveu, le prince Eugène (v. note [10], lettre 433), fils cadet de Marie de Bourbon-Condé et du prince Thomas de Savoie-Carignan.

Le fils naturel de Louis de Bourbon, Louis-Henri, chevalier de Soissons (1640-1703), que Guy Patin nommait ici « le petit bâtard », devint en 1657 titulaire de l’abbaye de la Couture au Mans, prit le titre de prince de Neuchâtel (v. note [37], lettre 405) et épousa Angélique de Montmorency-Luxembourg (v. Saint-Simon, Mémoires, tome i, page 206). Sa mère se nommait Élisabeth de Hayes.

2.

« homme excellent et extrêmement savant ».

3.

« venant d’une goutte supprimée [rentrée] ».

4.

V. notes [4], lettre 108, pour le très mauvais état où étaient les affaires de la couronne d’Angleterre, et [13], lettre 35, pour René Chartier qui avait été le médecin de Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre.

Claude de Poix (Paris, vers 1587-ibid. 4 août 1653) avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1616 (Baron). Richelieu avait appointé de Poix non comme médecin, mais comme agent secret ; en 1630, il avait essayé de le placer auprès de Henriette d’Angleterre ; mais le roi Charles ier, devinant un surveillant en cet Esculape (v. note [5], lettre 551), s’était empressé de l’évincer. Les deux médecins avaient quitté Paris le 5 août 1644 pour aller attendre Henriette-Marie à Angers et l’accompagner aux bains de Bourbon ; peut-être Poix était-il chargé secrètement par Mazarin de surveiller autre chose que la cure thermale (P. Delaunay, pages 248 et 180).

5.

Scipion Dupleix venait de Condom en Gascogne ; v. note [26], lettre 155, pour sa Continuation de l’histoire du règne de Louis le Juste… parue en 1648.

6.

« C’est un pas glissant, qui se dit au propre comme au figuré » (Furetière).

7.

« pour son heureux avènement à la papauté. »

Urbain viii était mort le 29 juillet. Le cardinal Giambattista Pamphili allait être élu le 15 septembre et prendre le nom d’Innocent x (v. note [2], lettre 112).

8.

Crotte : « ordure, boue, fange qui est dans les rues et dans les chemins quand il a plu. On ne saurait marcher pendant la pluie qu’on ne soit plein de crottes » (Furetière).

Guy Patin faisait allusion aux interminables processions de fidèles, exposés à toutes les intempéries et avides d’indulgences, que l’annonce d’un jubilé promettait de faire défiler à l’automne. Il voulait ici faire sourire son correspondant calviniste.

9.

Rhumatisme : « grande fluxion qui se jette sur diverses parties du corps et qui va de l’une à l’autre : il a un rhumatisme sur l’épaule ; il lui est tombé un rhumatisme sur les cuisses, sur les jambes, sur la moitié du corps » (Furetière).

Sans être beaucoup plus clair, le Dictionnaire de Trévoux est plus disert : « Le rhumatisme a beaucoup de rapport avec la goutte et c’est pour cela que quelques-uns l’appellent goutte universelle ; il en diffère en ce qu’il n’attaque pas seulement les jointures comme la goutte, mais aussi les muscles et les membranes qui sont entre les jointures. Le rhumatisme est une maladie fâcheuse et longue. Ceux qui en sont atteints ne peuvent souvent se remuer qu’ils ne sentent des douleurs violentes. Il est produit par une sérosité âcre qui se jette sur les parties sensibles et qui en les picotant, y excite de la douleur. Le froid externe auquel on s’expose tout à coup après s’être trop échauffé en est une cause extérieure et la plus ordinaire. »

Dans les lettres de Guy Patin, toute douleur s’attachant plus ou moins nettement aux diverses parties du squelette pouvait prendre le nom de rhumatisme externe ; le rhumatisme interne était une douleur thoracique vive et subite qui s’accompagnait souvent d’étouffement, et qui aurait pu correspondre à la douleur (dite angineuse) de l’infarctus du myocarde.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 2 septembre 1644

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(Consulté le 18/04/2024)

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