L. 118.  >
À Charles Spon,
le 20 janvier 1645

Monsieur, [a][1]

Après vous avoir souhaité une longue santé en cette nouvelle année, je vous dirai, sur ce que vous souhaitez de savoir, que M. Cousinot, [2] premier médecin du roi, est en bonne santé et en fort bon état pour sa charge. Je souhaite qu’il y soit fort longtemps et je ne pense pas qu’il perde sa place qu’avec la vie. Je lui parlerai de vous la première fois que je l’entretiendrai. M. Vautier [3] est bien loin de son compte, mais quand il serait en ce zénith de la fortune, où il ne viendra apparemment jamais, il ne nous pourrait faire aucun tort. Nous sommes au-dessus du vent et des tempêtes. [1]

Il est vrai, comme on vous l’a dit, qu’il y a ici un Anglais, fils d’un Français, qui médite de faire faire des carrosses [4] qui iront et reviendront en un même jour de Paris à Fontainebleau, sans chevaux, par des ressorts admirables. [2] On dit que cette nouvelle machine se prépare dans le Temple. [3][5][6] Si ce dessein réussit, cela épargnera bien du foin et de l’avoine qui sont dans une extrême cherté. Pour votre collègue qui a entrepris de faire mourir de faim les scieurs d’ais par sa nouvelle machine, [4] je ne sais point son nom et je serais bien d’avis que les scieurs d’ais ne le sussent pas aussi. Mais à propos de collègue, que fait votre M. Meyssonnier ? [7] Est-il grandement catholique ? Renversera-t-il le parti de la prétendue Réformation ? [8] Le pauvre homme n’avait que faire de se hâter à ce changement, on le connaissait déjà assez bien ; qui en eût douté n’eût eu qu’à lire ses écrits qui seront toujours le portrait de son esprit.

Je vous ai obligation du livre du sieur Potier [9] dont vous m’avez fait présent, mais je doute fort si le public en aura à M. Huguetan [10] d’imprimer de tels livres, qui serviront plutôt à faire des charlatans [11] que de grands docteurs. [5] Ce livre est plein de mauvais remèdes, de vanteries, de faussetés, et plût à Dieu qu’on n’eût jamais rien imprimé de telle sorte. Il est trop de chimistes [12] et de malheureux empiriques, [13] mais il est fort peu de gens qui s’étudient à bien entendre les Épidémies d’Hippocrate. [14] J’ai ouï dire à M. Moreau, [15] qui est angevin comme ce Potier, que c’était un grand charlatan et un grand fourbe qui se mêlait de notre métier ; qu’il ne montait sur le théâtre que pour mieux débiter ses denrées ; [6] qu’il était sorti du royaume et avait pris le chemin d’Italie. Aussi fait-il dans son ouvrage l’aristarque et le censeur des médecins. [7] À l’ouïr dire, il n’y a que lui seul qui soit savant et entendu. Ce qui me fait soupçonner tout son fait, c’est qu’il parle trop souvent de son diaphorétique, [16] de son opium [17] ou laudanum, [8][18] et qu’il blâme trop souvent les autres remèdes dont le public reçoit tous les jours du soulagement. Son livre est une perpétuelle censure de la médecine commune. Il n’y aura néanmoins que les sots qui l’admireront et les honnêtes gens n’en feront jamais leur profit. Ce livre deviendra ridicule ou il rendra ridicule tout le métier dont nous nous mêlons vous et moi.

Le 22e de décembre dernier est ici mort un commis de M. de Fieubet, [19] trésorier de l’Épargne, [9][20] nommé Jean-Baptiste Lambert, [21] fils d’un procureur des comptes, petit-fils d’un médecin de Paris, et neveu de M. Guillemeau, [22] notre collègue. [10] J’ai été son médecin depuis huit ans, il m’a laissé par testament, dans son codicille, [11] la somme de 3 000 livres et un autre article qui vaudra plus que cela. Il avait le rein droit tout consumé et purulent, dans le follicule duquel il y avait 16 pierres qui pesaient quatre onces ; [12][23] le poumon était aussi gangrené. [24] Il est mort tout sec, sans aucune violence, ayant eu beaucoup de temps à donner ordre à ses affaires. Il était riche de trois millions, il avait gagné ce grand bien : 1o dans les partis, étant commis de M. de Bullion ; [25] 2o pour avoir été commis de l’Épargne pendant 18 ans ; 3o par son grand ménage, n’ayant eu maison faite que depuis Pâques dernier. J’étais fort en ses bonnes grâces, mais j’ai toujours méprisé la fortune dont il me voulait faire part. Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 20e de janvier 1645.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no i (pages 1‑5) ; Bulderen, no i (tome i, pages 1‑4) ; Triaire no cxxi (pages 448‑450) ; Reveillé-Parise, no clxxxii (tome i, pages 348‑350).

1.

François Vautier (v. note [26], lettre 117) ne fut nommé premier médecin de Louis xiv que l’année suivante, après la mort (semble-t-il pressentie par Charles Spon) de Jacques ii Cousinot (le 25 juin 1646) ; mais on en parlait déjà sans retenue.

2.

Fontainebleau est à 70 kilomètres de Paris, quelque 17 lieues d’alors, soit autant d’heures de marche. Guy Patin, avec ses « ressorts admirables », voulait sans doute parler de l’énergie qu’il semblait possible de tirer de la vapeur depuis les travaux de Salomon de Caus (région de Dieppe vers 1576-Paris 1626).

Ce protestant, ingénieur hydraulicien et architecte, ne correspond pourtant pas à l’« Anglais, fils d’un Français » dont parlait ici Patin (mais peut-être à l’un de ses fils dont je n’ai pas trouvé la trace…). Ayant dû quitter la France vers 1612, de Caus se mit d’abord au service du prince de Galles en Angleterre, puis, de 1614 à 1620, à celui de l’électeur palatin, Frédéric v, à Heidelberg. Son principal mérite a été d’avoir eu, le premier semble-t-il, l’idée d’utiliser la force de la vapeur à des fins énergétiques, comme en attestent :

Les Raisons des Forces mouvantes, avec diverses Machines tant utiles que plaisantes, auxquelles sont adjoints plusieurs dessins de grottes et fontaines. Par Salomon de Caus, ingénieur et architecte de Son Altesse Palatine, électeur. {a}


  1. Francfort, Jan Norton, 1615, in‑4o divisé en trois livres, avec les croquis de mécaniques employant le réchauffement de l’eau pour produire de l’énergie, sans que rien n’indique qu’on les ait jamais construites.

    La machine à vapeur fut inventée en 1690 par Denis Papin (1647-1712, fils de Nicolas, v. note [36], lettre 405), médecin natif de Chitenay près de Blois ; et le premier véhicule automobile a été le fardier que Nicolas Joseph Cugnot (1725-1804) fit rouler en 1771.


3.

Le Temple était le grand château fortifié que les templiers (v. notule {b}, note [26], lettre 337) avaient fait construire au début du xiiie s., en dehors des remparts de Paris, pour établir le chef-lieu de leur province de France. Après l’extermination des templiers en 1317, les somptueux bâtiments étaient devenus la propriété de l’Ordre de Malte qui y installa sa maison provinciale du grand Prieuré de France. Au temps de Guy Patin, subsistait la plus grande partie de l’ensemble originel : vaste enclos, tour du donjon, qui servait de prison, et ses dépendances. L’ensemble du Temple a été détruit sous le Premier Empire. Il n’en subsiste aujourd’hui que les noms d’un boulevard, d’une rue, d’un square et d’une station de métro, près de la République dans le iiie arrondissement.

4.

Les « scieurs d’Aix » dans les précédentes éditions, mais le bon sens fait préférer ais, qui sont les lames de bois dont on fait les planchers et les cloisons.

5.

Pierre Potier (Poterius, Angers vers 1609-1643), aussi connu sous le nom de Pierre de La Poterie, s’était rendu fort jeune en Italie pour s’établir médecin à Bologne ; il y fut assassiné par un perfide ami, jaloux des succès que sa pratique lui avait valus. Potier attachait grande importance aux préparations chimiques et se vantait de posséder des remèdes secrets qui lui permettaient de guérir les malades sans recourir à la saignée ni aux médicaments alors en usage (Z. in Panckoucke).

Guy Patin parlait ici des :

Petri Poterii Andegavensis, Consilarii, ac Medici Regis Christianissimi, Opera omnia medica ac chymica.

[Œuvres complètes médicales et chimiques de Pierre Potier, natif d’Angers, conseiller et médecin du roi très-chrétien]. {a}

Potier a aussi publié :

Libri duo de febribus. Insig. Curat. et sing. Obser. Centuriæ tres, et Pharmacopœa spagirica.

[Deux livres sur les fièvres. Trois centuries de guérisons remarquables et d’observations singulières, et la Pharmacopée spagirique]. {b}


  1. Lyon, Jean-Antoine i Huguetan, 1645, in‑8o de 792 pages.

  2. Bologne, Jacobus Montius, 1643, in‑4o de 306 pages.

6.

Théâtre : « lieu élevé où on fait des représentations, où on donne quelque spectacle. Les vendeurs de mithridate vendent leurs drogues sur le théâtre » (Furetière) ; estrade, tréteaux.

7.

Aristarque : « critique éclairé et sévère […] Terme grec, Aristarque de Samothrace, grammairien grec résidant à Alexandrie, et célèbre surtout par ses travaux sur Homère ; son nom vient du superlatif grec signifiant très fort, et du verbe grec commander : celui qui commande aux très forts » (Littré DLF).

8.

Connu depuis les temps les plus anciens, l’opium était pour Furetière :

« une larme ou un suc qui découle des incisions qu’on a faites aux têtes de pavot {a} lorsqu’elles approchent de leur maturité. On fait des incisions avec un couteau sur le dessus de la peau des têtes de pavot en croix de Bourgogne, et puis on en recueille le suc qui en sort avec une cuillère, et on y retourne plusieurs fois le jour et plusieurs jours de suite pour faire la même chose. On pile dans un vieux mortier cette humeur après qu’elle est épaissie et on en fait des trochisques. {b} Il vient de la Grèce où le pavot croît en abondance. Il est ainsi nommé de opon ou opion, comme qui dirait suc par excellence, parce qu’il produit de plus grands effets et en moindre quantité qu’aucun suc tiré des végétaux. {c} L’opium diffère du méconium {d} en ce que celui-ci n’est que le suc du pavot qu’on en tire par l’expression ; l’opium en coule par la seule incision. On tient communément qu’il ne faut que trois grains d’opium {e} pour tuer les personnes les plus robustes ».


  1. Papaver somniferum.

  2. Comprimés ou pastilles (v. note [7], lettre latine 341).

  3. V. notes [37] et [46] (notule {j}) de la Leçon de Guy Patin sur le laudanum et l’opium, pour des compléments sur l’étymologie du mot opium.

  4. V. note [10], lettre de Hugues ii de Salins, datée du 16 décembre 1657.

  5. Environ 160 milligrammes, dose certes faible mais qu’on ne sait interpréter aujourd’hui sans connaître la concentration de la préparation en principe actif (morphine).

V. note [8], lettre 76, pour le laudanum, et surtout la Leçon de Guy Patin au Collège de France sur le laudanum et l’opium et l’observation x pour maints autres détails critiques sur ces deux médicaments.

9.

Depuis Henri iv, trois trésoriers de l’Épargne, ou trésoriers de France, servaient alternativement, année par année. Leur tâche consistait à recevoir les revenants-bons des recettes générales et des fermes, à percevoir les deniers des affaires extraordinaires et à régler les dépenses en suivant les rôles rédigés par le surintendant ou les acquits patents ordonnés par le souverain. L’Épargne n’était donc qu’un lieu de passage, et non de thésaurisation. Son contenu était rarement abondant et fluctuait constamment. Les trésoriers étaient donc amenés à faire des avances pour assurer les paiements urgents : en 1651, la dette globale de la couronne à leur égard s’éleva à près de 12 millions de livres. L’office coûtant cher (un million de livres en 1615), ses propriétaires le transmettaient, sauf difficultés, à leurs fils.

De 1626 à 1628, la triple charge avait été partagée par Gabriel de Guénégaud du Plessis, Paul Ardier de Beauregard et Macé Bertrand i de La Bazinière. En 1630, Gaspard Fieubet avait succédé à son allié Paul Ardier et en 1634, Henri de Guénégaud à son père. En 1640 et 1643, pour conserver l’office à Macé Bertrand ii, sa mère, Marguerite de Verthamont et Denis Gedoyn se substituèrent à Macé Bertrand i. De 1644 à 1664, la triple charge fut partagée par Claude Guénégaud, Nicolas Jeannin de Castille (gendre de Gaspard Fieubet, et cousin par alliance de Nicolas Fouquet) et Macé Bertrand ii. En 1661, Colbert les fit poursuivre par la Chambre de justice et supprima les trésoriers de l’Épargne en 1664, remplaçant l’Épargne par le Trésor (F. Bayard, Dictionnaire du Grand Siècle).

Gaspard i Fieubet (mort à 70 ans le 12 août 1647), sieur de Launac en Guyenne, etc., avait d’abord été premier commis de Paul Ardier (v. ci-dessus), puis avait gravi les échelons : secrétaire du roi en 1609, maître d’hôtel ordinaire du roi en 1635, maître de la Chambre aux deniers (charge achetée 25 000 livres), et enfin trésorier de l’Épargne. Il avait épousé Claude Ardier (morte en 1657) fille de Paul (Popoff, no 1190).

10.

Jean-Baptiste Lambert mourait à l’âge de 37 ans. Son père était président à la Chambre des comptes et fils de Nicolas Lambert, natif de Paris, docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1574 (Baron).

« Ayant été commis de M. de Bullion, surintendant des finances, et de M. Fieubet, trésorier de l’Épargne, il amassa dans ces emplois plus de trois millions de biens ; et comme il mourut sans enfants, sa succession recueillie par le président Lambert [Nicolas i Lambert, sieur de Thorigny, v. note [5], lettre 740], son frère, le mit dans une fortune immense » (Popoff, no 286). Jean-Baptiste avait légué 150 000 livres à l’hôpital des Incurables où son frère Nicolas lui fit élever un tombeau.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome i, pages 238‑239, 28 décembre 1644) :

« L’on ne parlait que des richesses qu’avait laissées M. Lambert qui, n’ayant été que commis de l’Épargne, était mort riche de quatre millions huit cent mille livres. L’on se plaignait que le procureur général n’eût pas fait saisir < ses biens > pour subvenir aux douze millions que le roi demandait ; que Messieurs des finances ne l’avaient fait ; mais l’on me dit que l’on avait vu pour cent mille francs de pierreries que l’on distribuait, qui avaient arrêté toutes les saisies ; et la même personne me disait la corruption être si grande que chez la reine et partout ailleurs tout se faisait pour de l’argent ; que Mme d’Aiguillon s’était sauvée par ce moyen et M. le Chancelier s’était conservé. »

Le nom des frères Lambert est resté attaché au splendide hôtel particulier que Jean-Baptiste avait fait bâtir en 1640 par Louis Le Vau à la pointe orientale de l’île Saint-Louis (et qu’on peut toujours admirer aujourd’hui).

11.

Codicille : « écrit par lequel on ajoute ou on change quelque chose à un testament, soit sous seing privé, soit par devant des personnes publiques. Il y a aussi un livre de Raymond Lulle [v. note [3], lettre 265], qu’on appelle codicille, où on prétend qu’il a laissé le secret de la pierre philosophale à ses disciples qui le pourront entendre » (Furetière).

12.

Un peu plus de 160 grammes ! Le follicule du rein (du latin folliculus, petit sac) était ce qu’on appelle à présent le bassinet, c’est-à-dire la poche qui collecte les urines à la sortie du rein, pour les faire descendre vers la vessie par l’uretère.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 20 janvier 1645

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(Consulté le 16/04/2024)

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