L. 135.  >
À Claude II Belin,
le 12 septembre 1646

Monsieur, [a][1]

Je sais bien que je vous dois réponse il y a longtemps et vous prie de m’excuser si je n’ai pu m’en acquitter, les occupations de notre métier en sont cause. Combien que j’aime fort la vie sédentaire et à ne me point éloigner de Paris à cause de mes livres, [2] il m’a fallu néanmoins faire cet été trois voyages presque bien malgré moi, dont le premier a été en Beauce, par delà Pithiviers ; [1][3] le deuxième a été dans Orléans [4] même ; et le troisième en Normandie. [5] Si je ne me connaissais bien, je dirais de moi ce qu’un ancien chirurgien de Paris disait de soi-même, qu’il était persécuté de trop de pratique, parce qu’il était trop habile homme. Ces voyages me sont aussi déplaisants qu’ils ont été nécessaires à ceux pour qui je les ai faits, et m’ont extrêmement incommodé d’ailleurs. Je souhaite que monsieur votre fils [6] soit bientôt de retour de Montpellier [7] avec joie et contentement de part et d’autre. On nous a dit de delà que M. Duranc [8] écrit quelque chose contre nous ; mais il n’est pas à craindre s’il ne fait mieux que M. Courtaud [9] qui ne mérite pas réponse ; joint que ce M. Duranc, non melius au dit Curtaudo[2] On dit ici que nous aurons Lérida [10] bientôt. Je n’ai reçu depuis onze mois ni lettres, ni nouvelles de mon frère, [11] j’ai peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose. Si je ne reçois le livre de M. de Saumaise [12] de Primatu Petri pendant la Toussaint, [3] je ne m’y attendrai plus. J’en ferai relier un et vous l’enverrai, je n’ai insensiblement que trop attendu. On achève ici le livre de Caspar Hofmannus, de Medicamentis officinalibus[4][13] ce sera un in‑4o de près de cent feuilles ; dès qu’il sera achevé, je pourrai bien vous envoyer le Salmasius avec celui-là, et quelque autre petite chose. On ne fait ici rien de nouveau, le nouvel impôt que l’on veut mettre sur le papier a morfondu tous nos libraires. [5][14] Si ceux de Montpellier font par ci-après quelque chose qui vaille, on pourra leur répondre ; sinon, je pense que nous en demeurerons là avec notre arrêt [15] de l’an 1644 contre lequel ils ont présenté requête au Conseil, y étant portés par M. Vautier ; [16] laquelle requête a été cassée par M. le chancelier [17] qui leur dit que notre arrêt n’était qu’une nouvelle confirmation de nos anciens droits et privilèges ; que c’était un arrêt donné parties ouïes après cinq audiences publiques ; qu’à tels arrêts il n’y avait point de requête civile et qu’il en fallait demeurer là. Autrefois les médecins étrangers voulant avoir de l’emploi se disaient chimistes, [18] spagiriques, [19] paracelsistes, [20] se vantaient de guérir les grandes maladies sans saigner, d’avoir de grands secrets contre toute sorte de maux, etc. ; mais aujourd’hui nous voyons ici des étrangers très ignorants et purs charlatans [21] qui n’ont point de honte, et disent effrontément qu’ils sont médecins de la Faculté de Montpellier[22] J’en ai vu quatre ou cinq qui n’y ont non plus été que je suis à Rome, qui ne savent ce qu’ils font, artem quam profitentur non intelligentes[6] qui pour des remèdes ont les juleps cordiaux, [7][23] les apozèmes [24] et autres bagatelles, ut habeant faventes pharmacopæos[8] et l’antimoine, [25] qu’ils disent mieux entendre que nous ; mais néanmoins, ils ne guérissent rien, ils se décrient eux-mêmes et font tort à l’École dont ils se renomment ; et de l’heure que je vous parle, il n’y en a pas un en crédit, et ne passent dans l’esprit de nos malades que pour ce qu’ils sont. Pardonnez à un si mauvais entretien. Je vous baise les mains, à Mme Belin, à Messieurs vos frères, à MM. Camusat et Allen, et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 12e de septembre 1646.

M. le duc d’Enghien [26] est devant Dunkerque, [27] M. le maréchal de Turenne [28][29][30][31] devant Heilbronn. [32] M. de La Meilleraye [33] est en Italie. On espère que Lérida sera à nous dans ce mois, le comte d’Harcourt [34] ayant reçu trois mille hommes de renfort. [9]


a.

Ms BnF no 9358, fo 102 ; Triaire no cxxxviii (pages 503‑505) ; Reveillé-Parise, no lxxx (tome i, pages 123‑125).

1.

Pithiviers (Loiret) se situe à 90 kilomètres au sud de Paris, sur la route d’Orléans, entre Beauce et Gâtinais, dans la vallée de l’Essonne.

2.

« ne s’y entend pas mieux que Courtaud. »

Jacques Duranc (Montpellier vers 1579-28 septembre 1652) fils de Bernardin Duranc, apothicaire, et de Louise Doet, avait été reçu docteur de Montpellier en 1610. Il avait échoué en 1617 au concours de professorat ouvert à la mort de Jean Varanda (v. note [2], lettre 145) et de Pierre Dortoman (v. note [5], lettre 442). Docteur agrégé en 1623, il avait été nommé professeur en 1639, en succession de Georges Scharpe. Né protestant, il mourut catholique, laissant sa chaire à Michel Chicoyneau (Dulieu). On n’a de lui que des Quæstiones medicæ [Questions médicales] publiées en 1617 et 1638 à l’occasion de ses épreuves de professorat. Il semble que sa défense de Théophraste Renaudot et de son Université contre la Faculté de Paris, à l’appui du discours qu’avait publié Siméon Courtaud en 1645, ne fut jamais éditée.

3.

V notes [6], lettre 62, pour la « Primauté de Pierre » (Leyde, 1645) de Claude i Saumaise (Salmasius) et [19], lettre 106, pour François ii Patin, qui devait envoyer ce livre de Hollande à son frère aîné Guy.

4.

V. note [7], lettre 134, pour le traité de Caspar Hofmann « des Médicaments officinaux ».

5.

Le procès-verbal de l’Assemblée générale du Clergé de 1645-1646 contient des Remontrances du coadjuteur relatives à un impôt sur le papier (in Œuvres du cardinal de Retz, Paris, Hachette, 1887, tome ix, Appendice, pages 402‑403) :

« Du mercredi 20 juin, à huit heures du matin, Monseigneur cardinal présidant. Monseigneur le coadjuteur de Paris a remontré qu’encore que de tout temps le papier ait été exempt d’impositions, depuis peu on l’y a assujetti en cette ville, au moyen d’un tarif qui s’est fait pour les autres marchandises, et que l’établissement de ce droit allant à ruiner toutes les impressions de Paris et à les transférer à Leyde et à Genève, en quoi la Religion {a} a un très notable intérêt, il était de la piété et de la prévoyance de la Compagnie d’employer ses soins pour y faire apporter quelque remède. Ce qu’ayant été fort mûrement considéré, il a été résolu que mondit seigneur coadjuteur, assisté de Monsieur l’abbé de Bernaye, en parlera au plus tôt à Monseigneur le cardinal Mazarin et le suppliera de la part de la Compagnie de se vouloir employer pour faire révoquer ladite imposition. »


  1. La Réforme protestante.

6.

« ne comprenant pas l’art qu’ils professent ».

7.

Julep cordial : « potion douce et agréable qu’on donne aux malades, composée d’eaux distillées ou de légères décoctions, qu’on cuit avec une once de sucre sur 7 ou 8 onces de liqueur, ou de sucs clarifiés. On en donne quelquefois pour la boisson ordinaire en certaines maladies. Il sert à préparer les humeurs peccantes, ou pour rétablir les forces du cœur abattues, ou pour provoquer le sommeil » (Furetière). Le mot vient « de l’arabe jelâb, potion médicinale composée de fruits, de miel ou de sucre et d’eau, venant lui-même du persan golapa, de gul, rose, et ap, eau, à cause de la couleur rosée donnée à cette préparation » (Littré DLF). V. l’observation ix pour un complément d’informations critiques.

V. note [31], lettre 101, pour le sens de cordial (fortifiant).

8.

« pour se gagner les faveurs des pharmaciens ».

Tous ces arguments contre les médecins de Montpellier, et plus généralement « étrangers » (gradués par une autre université que celle de Paris), se retrouvent dans les libelles que la Faculté de médecine de Paris publiait contre Théophraste Renaudot et ses « adhérents », et auxquels Guy Patin prêtait bien volontiers son anonyme plume (non sans être parfois démasqué par ses adversaires).

9.

Henri de La Tour d’Auvergne (Sedan 1611-Salzbach 1675), vicomte de Turenne (v. note [7], lettre 223), était le second fils de Henri, duc de Bouillon (v. note [2], lettre 187), prince de Sedan, et d’Élisabeth de Nassau, fille de Guillaume le Taciturne (v. notule {d}, note [2], lettre latine 452). Son frère aîné était Frédéric-Maurice, duc de Bouillon (v. note [8], lettre 66). Élevé dans la religion protestante (qu’il n’abandonna pour le catholicisme qu’en 1668), Henri avait fait son apprentissage de la guerre en Hollande (1625-1630) sous ses oncles Maurice et Henri de Nassau, puis s’était distingué en de multiples campagnes au service de la France. Nommé maréchal en 1643, Turenne poursuivait alors la campagne de 1646, entreprise de concert avec les Suédois, qui établit sa réputation de grand capitaine. Elle fut marquée par une série d’opérations hardies et amena l’électeur de Bavière, dont les États furent envahis, à demander la paix (Trêve d’Ulm, 14 mars 1647). La suite des lettres a souvent évoqué le reste de sa brillante carrière au service de la Couronne de France, avec une courte éclipse durant la Fronde.

Place forte du Wurtenberg, sur le Neckar, à mi-distance entre Stuttgart au sud et Mannheim au nord, Heilbronn se trouvait alors sur la route des armées coalisées de France (sous le commandement de Turenne) et de Suède (sous celui de Wrangel) qui cherchaient à envahir la Bavière fidèle à l’empereur (Bogdan). En Italie, le maréchal de La Meilleraye, grand maître de l’Artillerie, avait reçu le commandement d’une nouvelle expédition entreprise par la France contre la Toscane. Il s’empara le 8 octobre de Porto Longone, place forte de l’île d’Elbe (v. note [48], lettre 229) occupée par les Espagnols, et le 11 octobre de la ville de Piombino située sur la côte toscane (v. note [2], lettre 234) en face de cette île. En Catalogne, Lérida ne fut pas prise, d’Harcourt fut à son tour obligé d’en lever le siège au mois de décembre suivant. Le même échec attendait le prince de Condé lui-même pendant sa campagne de Catalogne de 1647 (Triaire).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 12 septembre 1646

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(Consulté le 25/04/2024)

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