L. 143.  >
À André Falconet,
le 10 avril 1647

Monsieur, [a][1]

Je vous ai grande obligation de votre belle lettre et de l’affection que vous m’y témoignez. Je n’ai point d’assez belles paroles pour vous en remercier. Dieu soit loué qui, par deux légères thèses, m’a procuré la connaissance de tant d’honnêtes gens qui m’ont donné leur affection et m’ont fait offre de leur amitié. Il est vrai que je me souviens bien que ci-devant j’ai eu l’honneur d’entendre parler de vous, et que vous approuviez ma thèse Estne totus homo a natura morbus ? [1][2] et si je ne me trompe, ç’a été à M. Gontier, [3] aujourd’hui médecin à Roanne, [4] in agro vestro Lugdunensi[2] De l’un et de l’autre, je vous ai très grande obligation et vous en remercie de toute mon affection ; et en échange de mes bonnes grâces, que vous témoignez de désirer, je vous demande instamment votre amitié. Et pour commencer de mon côté, je vous envoie six feuilles imprimées, dans lesquelles vous trouverez quelques bonnes thèses réimprimées ici depuis peu. Si cet imprimeur [5] continue dans le dessein qu’il a, nous pourrons quelque jour en avoir un assez grand nombre pour en faire un juste volume ; il n’y a que cela de fait pour le présent. [3][6] M. Spon, [7] mon bon ami, vous les livrera. Pour mes chers ennemis, les apothicaires [8] de Paris, ils se sont plaints de ma dernière thèse [9][10] à notre Faculté, laquelle s’est moquée d’eux. Ils en ont appelé au Parlement où, leur avocat ayant été ouï, je répondis moi-même sur-le-champ ; et ayant discouru une heure entière [11][12] avec une très grande et très favorable audience (comme j’avais eu il y a cinq ans contre le Gazetier), [13] les pauvres diables furent condamnés, sifflés, moqués et bafoués par toute la Cour, et par six mille personnes qui étaient ravies de les avoir vus réfutés et rabattus comme j’avais fait. Je parlai contre leur bézoard, [14] leur confection d’alkermès, [15] leur thériaque, [16] et leurs parties ; je leur fis voir que organa pharmaciæ erant organa fallaciæ[4] et le fis avouer à tous mes auditeurs. Les pauvres diables de pharmaciens furent mis en telle confusion qu’ils ne savaient où se cacher. Toute la ville l’ayant su, s’est pareillement moquée d’eux ; si bien que l’honneur m’en est demeuré de tous côtés, jusque-là même que notre Faculté m’a rendu grâces de ce que je m’étais bien défendu de la pince de ces bonnes gens, [5] en tant qu’il y allait de l’honneur de notre Compagnie. Les juges mêmes m’en ont caressé. Voilà, Monsieur, l’histoire des pharmaciens. [6] Je vous baise les mains et vous prie de croire que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 10e d’avril 1647.


a.

Bulderen, no ix (tome i, pages 28‑30) à Charles Spon (par erreur) ; Reveillé-Parise, no ccclix (tome ii, pages 502‑504) ; Triaire no cxlvi (pages 525‑527). Première de très nombreuses lettres de Guy Patin à André Falconet, docteur de l’Université de Montpellier, agrégé au Collège des médecins de Lyon. Toutes, à l’exception d’une seule, nous sont parvenues sous forme imprimée ; les manuscrits semblent en avoir été irrémédiablement perdus, et les transcriptions qu’on peut en donner aujourd’hui sont fort mutilées et remaniées.

1.

Dans sa lettre du 21 avril 1643, Guy Patin avait interrogé Charles Spon sur les qualités d’André Falconet, auteur, en 1642, d’un livre consacré au scorbut (v. note [18], lettre 80). VUne thèse de Guy Patin, « L’homme n’est que maladie » (1643), pour la retentissante quodlibétaire de Guy Patin. Son autre thèse, alors toute récente, sur la Sobriété, est évoquée dans la suite de la lettre.

2.

« dans votre pays du Lyonnais. »

Roanne (Loire), à 90 kilomètres au nord-ouest de Lyon, était alors un port fluvial de première importance commerciale, sur le chemin des marchandises et des voyageurs de Lyon à Paris qui descendaient la Loire de Roanne à Briare ou à Orléans.

Pierre Gontier (1621-1686), conseiller et médecin ordinaire du roi (1645), médecin de l’Hôtel-Dieu de Roanne (1656), était ami d’André Falconet, son compatriote, et de Guy Patin (dont il avait été l’élève). Il ne figure pas dans la liste des docteurs de Montpellier établie par Dulieu. Un épais traité d’Hygiène (Lyon, 1658, v. note [1], lettre 580) est sa seule publication connue.

Gontier tient une place particulière dans l’histoire familiale des Patin, car Charles, le deuxième fils de Guy, né en 1633, a écrit dans son Autobiographie (v. sa note [9]) que son père l’avait envoyé à Roanne (probalement entre les âges de 9 et 11 ans, soit dans les années 1642-1644) pour étudier humanités sous la tutelle de Gontier. La présente lettre inaugure la longue amitié qui a lié Guy Patin à André Falconet, mais interdit de croire que ce dernier ait favorisé la jeunesse studieuse de Carolus à Roanne. Patin avait dû faire directement connaissance avec Gontier pendant ses études parisiennes, et lui confier son fils, en témoignage de la haute estime qu’il portait à son disciple ; mais dans ses lettres, Guy ne s’est jamais souvenu de ce service rendu. V. note [16] de la Préface de la première édition des Lettres (1683) pour les trois preuves que je connaisse de l’amitié qui le liait à Gontier.

3.

Guy Patin faisait alors imprimer ses thèses chez Nicolas Boisset, libraire-imprimeur de Paris reçu en 1644, installé en 1647 rue Calande À l’image Saint-Étienne, puis en 1663 rue Jean de Beauvais Au cœur navré. Il était beau-père de l’imprimeur Simon Moinet.

4.

« les instruments de la pharmacie étaient les instruments de la tromperie » ; dans la suite de la phrase, avouer est à prendre au sens de reconnaître ; v. note [3], lettre 90, pour le procès contre le Gazetier, Théophraste Renaudot, en août 1642.

5.

« Pince s’est dit aussi de ce qu’on prend, de ce qu’on pille. On dit en ce sens d’un chicaneur, qu’il a la pince bonne » (Furetière).

6.

Le matin du 14 mars 1647, Guy Patin, alors professeur de chirurgie, avait présidé la thèse cardinale qu’il avait lui-même rédigée et qu’avait disputée le bachelier Jean de Montigny, natif d’Avranches. Dédiée par le candidat à Nicolas ii Le Bailleul, elle s’intitulait Estne longæ ac iucundæ vitæ tuta certaque parens sobrietas ? [Une sobriété prudente et déterminée n’est-elle pas la mère d’une longue et agréable vie ?].

La thèse, affirmative, entièrement transcrite, traduite et commentée dans notre édition, veut prouver que la sobriété en tout vaut beaucoup mieux pour la santé que toutes les drogues des apothicaires. Le soir même de la soutenance, ceux de Paris, prévenus de toutes ces déclarations contraires à leurs intérêts, assignèrent Patin qui fut appelé à comparaître devant le Parlement dès le lendemain, 15 mars 1647 (les extraits qui suivent sont issus de la relation contenue dans les Comment. F.M.P., tome xiii, fos cccxxiii / 328 et suivants, rédigée par Jacques Perreau, alors doyen de la Faculté). Patin plaida lui-même longuement sa cause (en français) pour conclure par ces paroles :

Videtis, Iudices integerrimi, postulationis pharmacopæorum iniquitatem, dum voluerunt ut medica mea thesis quæ de sobrietate tota est, esurialibus hisce feriis, tanquam falsa et erronea a vobis improbaretur atque damnaretur. Finiam igitur post amplissimam quam attentioni vestræ et benevolentiæ debeo gratiarum actionem, elegantissimi veteris poetæ accommodatissimo hocce versiculo : “ Indicio de me vobis fui, vos eritis iudices ”.

[Considérez, juges très intègres, l’iniquité de la requête des apothicaires quand ils ont voulu que vous désapprouviez et condamniez, comme étant fausse et erronée, ma thèse médicale qui est entièrement consacrée à la sobriété, en ces temps de famine. Alors je finirai, après le très grand remerciement que je vous dois pour votre attention et votre bienveillance, par ce petit vers tout à fait approprié d’un ancien poète au goût délicat : « Je vous ai fourni ma propre personne en témoignage, vous en jugerez »]. {a}


  1. Térence, Les Adelphes, prologue.

L’avocat général Omer ii Talon se tourna alors vers les apothicaires et les tança en ces termes :

Pessimo et iniquissimo consilio litem movere voluisti domino Patino. Iniqua est vestra expostulatio ; odiosus est et plane ratione carens supplex vester libellus, quem nobis adversus eum porrexistis. Optimæ sunt illius rationes ; cautius et sapientius egissetis, si ab hac lite, ad quam furor, odium et nimius lucri ardor præcipiter vos egerunt, abstinuissetis, officinas vestras curando, et in iis medicorum præscripta fideliter a vobis observanda et præstanda opperiendo, quotiescumque ad vos deferentur : quatenus magistri sunt, et præceptores vestri, eiusque artis summi præfecti ; cuius estis tantum ministri. Quo nomine gloriam et obsequium singulis eorum debetis ; ad quod tanquam ad præcipuam muneris vestri partem serio vos hortamur atque compellamus. Interea vero, abite atque secedite.

[Dans un dessein très malicieux et fort injuste, vous avez voulu faire un procès à Me Patin. Votre plainte est inique, la requête que vous nous avez présentée contre lui est odieuse et entièrement dénuée de motifs. Les siens sont excellents, et vous auriez agi avec plus de prudence et de sagesse si vous vous étiez abstenus de ce procès, auquel l’égarement de la passion, la haine et l’avidité excessive du gain vous ont poussés, et vous occuper plutôt de vos officines, en y attendant les ordonnances des médecins pour les exécuter et vous y conformer fidèlement chaque fois qu’on vous en présente une, car ils sont vos maîtres et vos précepteurs, et les chefs suprêmes en l’art de soigner dont vous êtes seulement les serviteurs. À ce titre vous devez respect et déférence envers chacun d’eux ; nous vous l’ordonnons et y exhortons solennellement ainsi qu’à chacun des vôtres. Et maintenant, sortez et dispersez-vous].

Puis, se tournant vers Patin, Talon lui dit :

Tu vero Guido Patine, hoc tibi habito : responsa tua, rationesque probamus, thesim tuam ut opus eximium laudamus, et eruditionem tuam singularem, saluberrimo vestro ordini honorificentissimam suscipimus. Perge bene mereri de republica et famam tuam adaugere satage, bonis artibus et insigni totius Lutetiæ commodo ; quod te alacri fortique animo iamdudum præstare, neglectis adversorum tuorum vanis fictisque in te rumoribus, apprime novimus ; quod si facere perseveraveris, credas velim totius senatus gratiam et authoritatem nunquam tibi defuturam adversus eiusmodi hominum querimonias et cavillationes.

[Quant à vous, Guy Patin, tenez ceci pour vrai : nous approuvons vos réponses et vos motifs, nous louons votre thèse comme une œuvre excellente, nous admettons votre rare érudition qui honore extrêmement votre très salubre Compagnie. Continuez à bien mériter de l’État et évertuez-vous à accroître votre célébrité pour le bien et le renom particulier de tout Paris. Nous avons parfaitement reconnu que vous le faites depuis longtemps avec courage et vivacité, dans le mépris des rumeurs vaines et mensongères que vos adversaires font courir à votre encontre. Si vous y persévérez, tenez pour certaine ma volonté que jamais la faveur et la bonne volonté de tout le Parlement ne vous fassent défaut contre les plaintes et les chicanes de ce genre d’individus].

Cette triomphante narration se termine par la formule consacrée :

Atque hæc scripta sunt his in commentariis in commendationem doctissimi collegii nostri Dom. Patin et rei gloriosam memoriam.

[Et ces choses sont écrites dans ces Commentaires pour faire valoir notre collègue Me Patin, et en souvenir glorieux de ce qui s’est passé].

Au grand dam de ses détracteurs, toute la philosophie médicale de Patin se voyait ainsi brillamment approuvée et applaudie, non seulement par la Faculté, mais aussi par le Parlement de Paris. La suite a montré que le triomphe fut éphémère.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 10 avril 1647

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(Consulté le 20/04/2024)

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