L. 228.  >
À André Falconet,
le 6 mai 1650

Monsieur, [a][1]

J’ai, Dieu merci, reçu votre lettre du même jeune homme à qui vous l’aviez commise, avec l’incluse qui vient de Naples, [2] d’un grand médecin nommé M. Aurelius Severinus [3] qui me fait l’honneur de m’aimer fort particulièrement. Je lui ferai réponse au premier loisir. Je vous prie de dire à M. de Liergues (ce lieutenant criminel de votre ville qu’il y a plus de 30 ans que je sais bien qu’il s’appelle M. de Monconys) [4] que je le remercie de tout mon cœur de la peine qu’il a prise de m’adresser cette lettre, et qu’au premier paquet que j’enverrai à Lyon, qui sera comme je l’espère dans un mois (je n’attends que l’achèvement de deux volumes qui sont sous la presse), il y aura des livres pour vous avec quelques thèses [5] et des portraits pour lui, et entre autres de Fernel [6] et de MM. Cousinot [7] et Moreau. [8] Les deux Duret [9][10] n’ont jamais été gravés. Du mien, vous n’en sauriez manquer. [11] Pour le Sennertus[12] je vous remercie de la bonne volonté que vous en avez pour moi et je vous prie de me la conserver. [1] Hic non alii grassantur apud nos morbi quam sporadici, et endemii, nulli epidemii neque pestilentes ; [2] je n’y ai vu qu’une fièvre maligne et pourprée, qui fut hier. Il n’y a guère même de petite vérole, [13] celle du printemps étant plus salutaire que les autres. Je fus hier appelé en consultation [14][15] avec deux de mes compagnons pour un homme de 34 ans grièvement malade. Il était tout couvert de pourpre livide et violet, [16] une hémorragie par le nez le tourmentait depuis trois jours, une forte fièvre continue [17] avec un grand assoupissement et une grande faiblesse. Le 11e jour de son mal, il n’avait été saigné que quatre fois et par malheur pour lui, il était entre les mains d’un méchant médecin, c’était un moine qui prétendait que son hémorragie lui servirait de crise. [3][18] Jamais tête encapuchonnée ne fut propre à notre métier : il lui avait donné de la confection d’alkermès [19] comme remède fort cordial ; [20] ce qui est très faux dans la fièvre continue et presque partout ailleurs. J’ai peur que ce malade ne passe point le 14e. Si la peste [21][22] vient à Paris, je ne bougerai de céans où j’étudierai à mon aise ; ou bien je m’en irai en Picardie me reposer in prædio fundoque paterno[4] où je n’ai été qu’une fois depuis 17 ans que mon père [23] y mourut entre mes bras. [24] J’ai ici un dessein en main, duquel je vous envoie le titre. [25] Je vous prie de le lire attentivement et de m’en dire franchement votre avis ; mais ne m’épargnez point, c’est ce que j’espère de votre bonté. [5] Une petite fille de M. de Longueville, [26] qui n’avait que trois ans, [27] est morte à Chantilly [28] depuis quatre jours. Mme la Princesse la mère [29] a commandement de se retirer en Berry. [6] M. d’Émery, [30] surintendant des finances, est fort mal : l’antimoine [31] des charlatans [32] chimistes [33] et empiriques [34] de la cour est aussi vénéneux que celui d’Erastus, [35] ou de Casp. Hofmannus, [36] tit. de Med. officinal. pag. 692[7] J’attends à faire paquet pour Lyon que le livre du P. Caussin [37] in‑fo en deux parties de Regno et Domo Dei soit achevé afin de vous en envoyer, [8] et à M. Spon pareillement ; comme aussi un livre de chronologie d’un autre jésuite qui sera en deux volumes in‑4o. Je vous prie de faire donner la ci-jointe à notre ami M. Spon. Une autre fois il vous rendra des miennes. Je suis votre, etc.

De Paris, ce 6e de mai 1650.


a.

Bulderen, no xxxviii (tome i, pages 111‑113) ; Reveillé-Parise, no ccclxxix (tome ii, pages 548‑550).

1.

Allusion à la louangeuse dédicace des imprimeurs à Guy Patin avec un poème de Spon, en tête des Opera de Daniel Sennert (Lyon, 1650, v. note [38], lettre 224), dont Falconet avait dû faire un compliment.

2.

« Ici chez nous, ne sévissent d’autres maladies que sporadiques et endémiques, il n’y en a ni d’épidémiques, ni de pestilentes ».

3.

Survenant après la crudité et la coction, la crise était la troisième et dernière phase de la maladie hippocratique : « jugement qu’un médecin fait d’une maladie par quelque symptôme qui arrive au plus fort du mal, quand la nature tâche à se dégager de ses mauvaises humeurs, […] la crise est un soudain changement de la maladie qui se tourne à la santé ou à la mort. La crise se fait ou par excrétion, comme flux de sang, d’urine, de ventre ; ou par sueurs et vomissements ; ou bien par abcès » (Furetière).

En grec κρισις, jugement (du verbe κριυω, je juge aux combats), crise est un terme emprunté au barreau ou à l’art militaire pour exprimer un mouvement subit et accompagné de trouble, qui termine la lutte entre la nature et la maladie, et décide de la mort ou de la guérison du malade ; ou bien un combat subit et violent que la nature livre à la maladie pour se débarrasser de ce qui l’incommode : de là les noms de crise heureuse ou malheureuse, de crise parfaite ou imparfaite, complète ou incomplète. On entend aujourd’hui par crise un changement, le plus souvent favorable, qui survient dans le cours d’une maladie, et s’annonce par quelques phénomènes particuliers, comme une excrétion abondante, une hémorragie considérable, des sueurs, un dépôt dans les urines, etc. Quoique l’existence des crises soit niée par certains médecins, on ne saurait méconnaître que, dans une multitude de cas, ce qu’on a appelé crise n’annonce pas le prochain rétablissement du malade : peu importe d’ailleurs qu’elle soit une des causes de cette amélioration, ou qu’elle n’en soit qu’une conséquence. L’espèce de crise sans phénomènes apparents, que les anciens appelaient lysis, n’est qu’un mode de résolution des maladies. Les crises peuvent survenir à toutes les époques d’une maladie, mais en général, elles ont lieu certains jours plutôt que d’autres ; ce qui a donné lieu à la distinction des jours critiques (dies iudicatorii). D’après Hippocrate et Galien, le plus grand nombre des fièvres se terminent heureusement le 7e, beaucoup le 14e, ces deux jours étant les plus favorables ; ensuite viennent dans l’ordre de leur efficacité, le 9e, le 11e, le 20e ou le 21e, le 17e, le 5e, le 4e, le 3e, le 18e, le 27e ou le 28e. Le 6e jour était surnommé par Galien le tyran, parce que les crises qui s’opèrent le 6e jour sont le plus ordinairement funestes. Après lui, les plus défavorables sont le 8e, le 10e, le 12e, le 16e, le 19e. Le 13e n’était ni heureux ni malheureux. Les crises heureuses sont ordinairement annoncées par des signes favorables qui se montrent environ trois jours auparavant : ainsi l’on voit, le 4e, si l’on peut espérer une crise le 7e ; de même, le 11e est indicateur du 14e, le 17e du 20e (Nysten).

4.

« dans le domaine et la propriété de mon père. » La peste peut se manifester par une fièvre avec hémorragies, semblable au cas que venait de rapporter Guy Patin. On peut de nouveau s’étonner de la réaction de retraite ou de fuite que lui inspirait la menace d’une telle épidémie.

5.

V. note [24], lettre 186, pour cet ouvrage d’hygiène dont Guy Patin avait le projet, mais dont il n’écrivit apparemment jamais que le titre.

6.

V. notes [22], lettre 227, pour Marie-Gabrielle de Longueville et [33], lettre 226, pour les plaintes de sa grand-mère maternelle, la princesse de Condé, devant le Parlement de Paris et son exil dans le Berry.

7.

« dans son traité De Medicamentis officinalibus, page 692. » {a}


  1. Deux livres de Caspar Hofmann « sur les Médicaments officinaux » (Paris, 1646, v. note [7], lettre 134).

Ce renvoi correspond au chapitre xc des paralipomènes (suppléments), intitulé De Stibio seu antimonio [Le Stibium ou antimoine], où, sans en condamner l’emploi comme purgatif, Caspar Hofmann met en garde contre les doses excessives et les préparations mal conçues (§ C) :

Scribit Cæsalpinus, quosdam ad gr. xij. ascendisse. Ego vero moneo virum gravissimum, non esse hoc accipiendum de vulgari præparatione, sed de alia, in qua Antimonium fit album, quam ex Dorne nescio quo Imperatus habet cap. 17. seq. Tu vide historias Matthioli, quas exscibit idem Imperatus, quibus comprobatur usus Stibij internus. An securitatem nobis polliceri possumus, si infuso solo utamur, cum qualibet præparatio qualiscumque illa sit, venenum in se semper habeat ? Erat ante hos 40. annos Noribergæ Chirurgus, qui habebat poculum tale hyacinthiam, in quo si per noctem stetisset vinum, purgabat mane egregie. Nostri Phamacopolæ Flores Antimonij cum saccaro conficiunt, quos obtrudunt rusticis.

[Andrea Cesalpino a écrit que certains sont allés jusqu’à en administrer 12 grains ; je fais pourtant remarquer qu’un homme si éminent n’a pas dû entendre cela de la préparation commune, mais d’une autre, qui mêle l’antimoine à du vin blanc ; Imperato, aux chapitres 17 et suivants, {a} dit l’avoir tirée de je ne sais où dans Gerhard Dorn. {b} Voyez les histoires de Matthiole, qu’a copiées le même Imperato, où l’usage interne de l’antimoine est entièrement approuvé. {c} Pouvons-nous recourir à l’antimoine uniquement sous forme d’infusion, de quelque façon qu’on la prépare, sans qu’il conserve sa qualité de poison ? Voilà 40 ans, un chirurgien de Nuremberg composait une telle potion d’hyacinthe qui, prise le soir avec du vin, purgeait heureusement le matin suivant. Nos pharmaciens préparent les fleurs d’antimoine avec du sucre, qu’ils font prendre aux gens de la campagne].


  1. Istoria naturale… (1599) de Ferrante Imperato, apothicaire de Naples au xvie s.

  2. Médecin allemand, disciple de Paraclese.

  3. Commentaires de Matthiole sur Dioscoride (v. note [42], lettre 332) : livre v, chapitre lix, De l’Antimoine (édition française de Lyon, 1579, pages 740‑742), entièrement favorable à ce remède.

Suit, prudemment, la sentence que la Faculté de médecine de Paris a prononcée contre l’antimoine en 1566 (v. note [8], lettre 122).

8.

« Le Règne et La Maison de Dieu » : v. note [50], lettre 176.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 6 mai 1650

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(Consulté le 16/04/2024)

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