L. 231.  >
À André Falconet,
le 7 juin 1650

Monsieur, [a][1]

Je suis toujours dans l’attente du livre du P. Caussin [2] afin de vous l’envoyer dès qu’il sera achevé ; il ne peut pas y avoir dix feuilles de reste. Je souhaiterais qu’il y eût ici quelque autre chose qui vous pût être agréable, je vous l’enverrais très volontiers afin de vous faire connaître le désir que j’ai de m’acquitter de mes obligations. Tous nos marchands sont ici merveilleusement morfondus de cette guerre trop longue, et de laquelle je ne sais quand il plaira à Dieu que nous ayons la fin. Cela est cause qu’ils ne font rien et qu’ils n’entreprennent rien, hormis quelques livres de romans, de moinerie ou telles autres bagatelles. [3] Venimus ad fæcem sæculorum, nec versamur in Republica Platonis[1][4][5] La guerre a tellement abattu l’Allemagne, mère continuelle des bonnes disciplines et des arts, que l’on n’y fait aujourd’hui rien du tout. La Hollande ne fait guère davantage car, bien qu’elle soit en paix, elle se ressent pourtant des mouvements qui agitent son voisinage. À tout cela il n’y a qu’un remède qui serait la paix, si Dieu nous la voulait donner ou si le Mazarin [6] la voulait faire, ce qu’il ferait s’il y trouvait son avantage. Un moine m’a autrefois appris la définition du cardinal, me permettez-vous bien de vous la dire ? Est animal rubrum, callidum et rapax, capax et vorax omnium beneficiorum[2] Faites-moi la faveur de m’en donner une meilleure si vous la savez.

Il y a quelque temps que vous m’adressâtes une lettre qui venait de Naples, [7] que M. de Liergues, [8] votre lieutenant criminel, vous délivra. Je prends la hardiesse de vous en adresser la réponse. Vous m’obligerez de la lui recommander et de faire en sorte qu’elle ne soit point perdue, l’honnête homme, savoir M. Severinus, [9] à qui j’écris, en étant fort en peine. [3] M. de Liergues vous a témoigné qu’il désirait avoir mon portrait [10] en taille-douce. C’est un honneur qu’il me fait, dont je lui suis très obligé. Je ne manquerai pas de satisfaire à sa curiosité et lui en enverrai quelque autre aussi, que vous recevrez dans le premier paquet que je vous adresserai dès que le P. Caussin sera achevé. Je ne vous parle que de celui-là car il ne se fait ici du tout rien qui vaille, si ce n’est la Gazette[11] tous les samedis, qui est une chose fort récréative et fort consolative aussi, [4] en tant que cette babillarde ne dit jamais de mauvaises nouvelles, bien que nous en sentions beaucoup en cette saison.

Nous avons ici quantité de fièvres continues et pourprées. [12] Le roi [13] et toute la cour sont à Compiègne. [5][14] M. de Vendôme [15] et M. de Beaufort, [16] son fils, sont ici amiraux, [17] ils iront jeudi au Parlement faire vérifier leurs lettres. On dit que Mme de Longueville [18] et le maréchal de Turenne sont à Vervins, [19] frontière de Picardie, [6] où ils attendent quelques troupes de l’Archiduc [20] pour entrer en France. On soupçonne ici du bruit du côté de Bordeaux. [21] Sævit toto Mars impius orbe, interea iustus patitur, nec est qui recogitet corde[7][22][23] Dieu nous donne sa paix qui nous est si nécessaire ! M. le duc d’Orléans [24] ira à la cour dans quatre jours où il ne séjournera guère. Il est mort ici depuis peu un brave seigneur, M. le marquis de Nesle, [25] âgé de 75 ans : il fit un faux pas sur la montée, il se blessa à la tête, perdit la parole et est mort le quatrième jour de sa blessure, avec abolition de toutes ses fonctions animales dès sa chute même. Il était gouverneur de La Fère, [26] qui était un fort bon gouvernement. [8] On imprime ici en français le livre que M. de Saumaise [27] a fait en latin pour le roi d’Angleterre [28] et qu’il a aussi traduit lui-même. [9] Permettez-moi de vous recommander un jeune homme nommé M. Lombard [29] qui veut se faire recevoir chirurgien dans votre ville. [10] Un honnête homme de mes amis m’a prié de vous le recommander. Je suis votre, etc.

De Paris, ce 7e de juin 1650.


a.

Bulderen, no xl (tome i, pages 116‑118) ; Reveillé-Parise, no ccclxxxi (tome ii, pages 552‑554).

1.

« Nous parvenons à la lie des siècles, et ne retournons pas vers la République de Platon » (v. note [4], lettre 134).

2.

« C’est un rouge animal, rusé et voleur, insatiable et vorace de tous les bénéfices. »

3.

V. note [31], lettre 150, pour Marco Aurelio Severino, médecin de Naples.

4.

Le Dictionnaire de Trévoux cite cette phrase de Guy Patin pour sa définition de l’adjectif consolatif, ajoutant simplement : « il n’est pas du bel usage » ; mais c’était une bonne façon de qualifier la Gazette qui omettait ou enjolivait soigneusement toutes les nouvelles qui pouvaient chagriner la cour.

5.

Journal de la Fronde (volume i, fo 227 vo, 3 juin 1650) :

« Leurs Majestés partirent hier au matin en relais de carrosses et furent coucher à Compiègne. Mademoiselle les y accompagna et M. le duc d’Orléans demeure ici. » {a}


  1. La cour revint à Paris le 29 juin (v. note [7], lettre 232).

6.

Vervins (Aisne), capitale de la Thiérache, se situe à une trentaine de kilomètres au nord-est de Laon, et une cinquantaine au nord de Reims.

7.

« Mars impie sévit dans l’univers entier [Virgile, v. note [5], lettre 88], pendant ce temps le juste souffre, et nul ne s’en émeut [Jérémie, v. note [44], lettre 176] ».

8.

Journal de la Fronde (volume i, fo 226 ro et vo, mai 1650) :

« Le 28, le marquis de Nesle, {a} chevalier de l’Ordre, étant tombé en descendant les degrés de son logis, se cassa la tête ; et ayant aussitôt été trépané, {b} mourut deux heures après. Plusieurs prétendront au gouvernement de La Fère en Picardie qui appartenait à ce marquis, mais la reine se l’est réservé. »


  1. V. note [26], lettre 224.

  2. V. note [9], lettre 513.

Les « fonctions animales » sont ici à comprendre comme celles qui permettent d’accomplir les mouvements : sitôt après sa chute dans un escalier (montée), le blessé perdit la parole (aphasie) ; puis son état s’aggrava rapidement avec paralysie, coma et décès au bout de quatre jours. Cela est compatible avec la survenue d’un hématome intracrânien, extradural (entre crâne et dure-mère), ou plutôt sous-dural aigu (entre dure-mère et pie-mère, v. note [6], lettre 799), qu’une trépanation tenta d’évacuer, opportunément mais en vain.

9.

V. note [4], lettre 224, pour l’Apologie royale… de Claude i Saumaise, traduction en français de sa Defensio regia…

10.

V. note [1], lettre 35, pour Lombard (fils), jeune chirurgien originaire de Troyes.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 7 juin 1650

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(Consulté le 28/03/2024)

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