L. 258.  >
À Charles Spon,
le 7 mars 1651

< Monsieur, > [a][1]

Je rencontrai hier M. Des François [2] qui me demanda des nouvelles et m’étourdit ensuite de la peur qu’il avait eue des grandes eaux [3] et qu’étant logé au Pont-au-Change, [4] le moindre accroissement de la Seine le conduisait jusqu’aux portes de la mort. [1] Il me menace qu’il veut venir avec moi et y boire à votre santé, mais je l’ai remis après Pâques à cause de mon déménagement. Tout le monde dit que le Mazarin [5] est fort mal dans ses affaires et moi, je le trouve mieux qu’il n’était : il vaut bien mieux être à la campagne que d’être continuellement en danger d’être assommé comme il était ici, ou d’être arrêté prisonnier comme il eût été si M. le duc d’Orléans [6] l’eût voulu permettre. [2]

Je vous remercie de ma lettre que vous avez rendue à M. A. < André > F. < Falconet > [7] Je suis affligé presque autant que lui de ses douleurs néphrétiques. [8] Je m’en console un peu parce qu’il est du métier à s’en tirer, comme un bon avocat a de coutume de se dépêtrer d’un procès. J’ai aussi vidé autrefois des urines rougeâtres et noirâtres comme de la lessive, [3][9] quelquefois même de purulentes, mais la nature a tout surmonté et je ne m’en sens en aucune façon. [10] Je hais fort les mauvaises eaux [11] et j’avais fait en ce temps-là un petit voyage où j’en bus, étant échauffé et fatigué ; n’en ayant pas trouvé de bonnes, je m’en suis guéri avec nos remèdes généraux sans fatras d’apothicaires. [12] Je me fais saigner [13] cinq ou six fois l’an et prends autant de médecines telles que les voulait défunt M. Nicolas Piètre, [14] homme incomparable, savoir avec l’infusion de trois drachmes de séné [15] et une once de sirop de roses pâles, [16] que je fais faire exprès dans ma maison pour mon usage et celui de mes plus précieux amis. Je bois peu de vin, [17] mais beaucoup d’eau. La compagnie, où l’on m’engage plus souvent que je ne voudrais, me fait quitter quelquefois cette règle que je me suis prescrite ; mais enfin, d’ordinaire je suis sobre et jamais je n’ai senti du désordre du côté de l’intempérance. Pourtant il faudra partir comme les autres et aller, comme dit Catulle, [18] en ce pays d’où l’on ne revient point. [4] J’y suis tout résolu quand il plaira à Dieu. Un peu de soin que vous apporterez à l’éducation de votre petit nouveau-né [19] le garantira des accidents dont vous craignez qu’il soit menacé pour être né dans la nouvelle lune. [5] Le savant Simon Piètre, [20] qui mourut en 1618, ne pouvait souffrir qu’on lui parlât de la lune [21] chez les malades, il voulait que les jeunes médecins s’arrêtassent aux causes des maladies les plus prochaines. L’érudition et le bon sens font tout.

Enfin, les trois princes [22][23][24] sont sortis de prison le lundi 15e du passé. Ils partirent le même jour du Havre-de-Grâce [25] et arrivèrent à Paris le 16e en grande pompe et magnificence. Ils sont allés, accompagnés du duc d’Orléans, au Palais pour remercier le Parlement de l’assistance qu’ils en avaient reçue et M. le prince de Condé y a fait de belles protestations pour l’avenir. [6] Aujourd’hui est mort ici M. de Bernay, [26] doyen des conseillers clercs de la Grand’Chambre. Il avait 40 000 livres de rente en bénéfices. Il avait une table fort somptueuse à laquelle étaient bienvenus les courtisans, les grands joueurs et les brelandiers de Paris, c’est pourquoi on l’appelait le cabaretier de la cour ; n’est-ce pas un bel éloge pour un homme de son caractère ? [7] Je suis, etc.

De Paris, le 7e de mars 1651.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xxxiii (pages 114‑117) ; Bulderen, no lv (tome i, pages 159‑161) ; Reveillé-Parise, no ccxliv (tome ii, pages 68‑70) ; Jestaz no 50 (tome ii, pages 767‑768) d’après Reveillé-Parise

1.

Enjambant le grand bras de la Seine entre la rive droite (place du Châtelet) et l’île de la Cité (boulevard du Palais), le Pont-au-Change avait été construit au ixe s. sous le nom de Grand-Pont. Bordé de maisons des deux côtés, il avait été détruit par un incendie en 1621. Il avait été reconstruit entre 1639 et 1647 pour être toujours habité. Le plus large de Paris, il reposait sur sept arches. C’était le pont le plus proche du domicile de Guy Patin. Les maisons du pont furent rasées en 1786. Il fut entièrement reconstruit dans son architecture présente sous le règne de Napoléon iii.

V. note [7] des Décrets et assemblées de 1650‑1651 dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris (1650‑1652) pour la description que le doyen Guy Patin a donnée de cette crue de la Seine survenue en janvier-février 1651.

2.

Journal de la Fronde (volume i, fo 368 ro, 3 février 1651) :

« Enfin il y eut arrêt portant que la reine serait suppliée de donner ordre exprès et sans aucune condition pour faire mettre MM. les princes en liberté et d’éloigner le cardinal Mazarin de ses conseils et de la personne du roi. Il y eut 145 voix de cet avis et 37 de faire une conférence là-dessus. La délibération dura depuis 8 heures de matin jusqu’à 4 et demi du soir, et à la sortie le peuple qui était dans la sale du Palais accompagna S.A.R. jusque dans son carrosse, avec grande acclamation de “ Vive le roi et Son Altesse Royale, et point de Mazarin ! ” »

V. les Décrets et assemblées de 1650‑1651, dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris (1650‑1652), pour la visite protocolaire que Guy Patin, doyen, avait rendue le 2 février 1651 aux grands de la cour (le roi, son frère, Philippe duc d’Anjou, la reine Anne d’Autriche, leur mère, et le cardinal Mazarin) ; représentant la Faculté de médecine, avec le censeur, Paul Courtois, et Robert Patin, son fils, il accompagnait le recteur de l’Université, Jean Courtin, pour célébrer la fête de la Purification de la Vierge Marie (Chandeleur).

3.

L’eau de lessive était noirâtre (Furetière) :

« l’action de la lessive se fait par la vertu des sels, des cendres de bois neuf, de soude ou de gravelée, {a} qu’on met dans un charrier {b} sur un cuvier {c} plein de linge. La dissolution des sels se fait par de l’eau chaude qu’on verse plusieurs fois dessus, et par leur acrimonie ils détachent et emportent toutes les graisses et ordures qui y étaient attachées ; et c’est cela qu’on appelle couler la lessive. Le jour d’après on lave le linge en grande eau pour en détacher les sels qui y pourraient être restés et qui causeraient de grandes démangeaisons sur la peau. »


  1. « Cendre qui se fait de la lie du vin séchée et brûlée au feu de réverbère. »

  2. « Grande pièce de grosse toile ou canevas, sur lequel on met la cendre quand on coule la lessive. »

  3. « Vaisseau rond, semblable à une cuve, qui sert à couler la lessive. »

4.

V. note [4], lettre 265.

5.

V. note [1], lettre 256.

6.

Journal de la Fronde (volume i, fo 376 ro et vo) :

« Le même jour, Messieurs les princes vinrent coucher à Magny {a} où quantité de personnes leur allèrent au-devant. Son Altesse Royale {b} ayant su qu’ils devaient venir descendre chez elle pour la prier de les aller présenter à la reine, résolut aussi de leur aller au-devant pour les mener droit au Palais-Royal. Pour cet effet, elle fut les recevoir à deux portées de mousquet de Saint-Denis {c} accompagnée de 2 000 chevaux et de plus de cent carrosses, et d’une foule de peuple. Messieurs les princes ayant aperçu le carrosse de Son Altesse Royale, mirent pied à terre, et elle aussi dès qu’on l’en eut avertie. Ils la saluèrent fort profondément, elle les embrassa tous ; et leur ayant d’abord témoigné la joie qu’elle avait de leur liberté, ils lui répondirent qu’ils ne la tenaient que d’elle, qui leur ajouta ces mots : “ Messieurs, jusqu’ici l’on nous a fourbés tous, {d} mais à l’avenir il faudra prendre garde à qui nous nous fierons. ” Ils se mirent dans son carrosse et entrant par la porte Saint-Denis, le peuple les accompagna de “ Vive le roi, et point de Mazarin ! ” jusqu’au Palais-Royal où ils furent remercier Leurs Majestés de leur liberté. La réception que la reine leur fit fut médiocre, mais le roi les embrassa et caressa fort. Ils n’y furent pas demi quart-d’heure. »

Le soir il y eut un grand banquet au palais d’Orléans :

« et parce que M. le Prince fut assez sérieux pendant tout le souper, la compagnie demeura aussi dans la retenue, jusqu’à ce qu’après avoir célébré plusieurs santés, M. de Beaufort commença à boire “ À la santé du roi, foutre de Mazarin ! ” Plusieurs le suivirent des mêmes et d’autres se contentèrent de dire “ À la santé du roi, et point de Mazarin ! ” Après souper, Son Altesse Royale convia M. le Prince de prendre le divertissement du bal, dont il s’excusa à cause du deuil qu’il porte de feu Mme la Princesse sa mère, et ayant mieux aimé se divertir au jeu une heure, après laquelle il se retira. […]

Ce matin, {e} Messieurs les princes sont allés joindre M. le duc d’Orléans et sont allés ensemble au Parlement, où Son Altesse Royale a dit que Messieurs ses cousins étaient venus pour remercier la Compagnie des soins qu’elle avait pris pour procurer leur liberté ; sur quoi M. le Prince ayant pris la parole, a dit qu’ils avaient obligation à Son Altesse Royale et à la Compagnie des empressements qu’elles avaient faits pour l’obtenir de la reine, et qu’il leur en témoignerait toujours sa gratitude. M. le prince de Conti a dit à peu près la même chose après que M. le Prince a dit que M. de Longueville l’avait chargé de faire le même compliment pour lui, n’ayant pu s’y trouver à cause qu’il était indisposé ; mais le premier président a dit que ce que la Compagnie avait fait en cette affaire n’était qu’un devoir envers les princes du sang royal dont les grands services rendus à l’État méritaient bien qu’on y travaillât avec affection, mais qu’ils en avaient toute l’obligation à la bonté de la reine et aux soins de Son Altesse Royale ; après quoi M. Le Boults {f} a dit qu’il était à propos de faire sortir hors du royaume le cardinal Mazarin puisqu’il se cantonnait au Havre. Le premier président a dit qu’il fallait laisser couler le temps qu’on lui avait donné pour sortir, et l’on s’est levé là-dessus. »


  1. Une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Chartres ; le 15 février 1651.

  2. Gaston d’Orléans.

  3. V. note [27], lettre 166.

  4. Trompés tous.

  5. 16 février.

  6. V. note [3], lettre 310.

La Rochefoucauld (Mémoires, pages 187‑189) a donné une interprétation politique de ces bouleversements :

« La prison de M. le Prince avait ajouté un nouveau lustre à sa gloire et il arrivait à Paris avec tout l’éclat qu’une liberté si avantageusement obtenue lui pouvait donner. M. le duc d’Orléans et le Parlement l’avaient arraché des mains de la reine ; le cardinal était à peine échappé de celles du peuple, et sortait du royaume chargé de mépris et de haine ; enfin, ce même peuple qui un an auparavant, avait fait des feux de joie de la prison de M. le Prince, venait de tenir la cour assiégée dans le Palais-Royal pour procurer sa liberté. Sa disgrâce semblait avoir changé en compassion la haine qu’on avait eue pour son humeur et pour sa conduite, et tous espéraient également que son retour rétablirait l’ordre et la tranquillité publique. Tel était l’état des choses lorsque M. le Prince arriva à Paris avec M. le prince de Conti et le duc de Longueville.

[…] Le roi, la reine et M. le duc d’Anjou étaient demeurés au Palais-Royal avec les seuls officiers de cette Maison, et M. le Prince y fut reçu comme un homme qui était plus en état de faire grâce que de la demander. Plusieurs ont cru que M. le duc d’Orléans et lui firent une faute très considérable de laisser jouir la reine plus longtemps de son autorité. Il était facile de la lui ôter, on pouvait faire passer la régence à M. le duc d’Orléans par un arrêt du Parlement et remettre non seulement entre ses mains la conduite de l’État, mais aussi la personne du roi, qui manquait seule pour rendre le parti des princes aussi légitime en apparence qu’il était puissant en effet. Tous les partis y eussent consenti, personne ne se trouvant en état ni même en volonté de s’y opposer tant l’abattement et la fuite du cardinal avaient laissé de consternation à ses amis. Ce chemin si court et si aisé aurait sans doute empêché pour toujours le retour de ce ministre et ôté à la reine l’espérance de le rétablir ; mais M. le Prince, qui revenait comme en triomphe, était encore trop ébloui de l’éclat de sa liberté pour voir distinctement tout ce qu’il pouvait entreprendre. Peut-être aussi que la grandeur de l’entreprise l’empêcha d’en connaître la facilité. On peut croire même que, la connaissant, il ne put se résoudre de laisser passer toute la puissance à M. le duc d’Orléans qui était entre les mains des frondeurs, dont M. le Prince ne voulait pas dépendre. D’autres ont cru plus vraisemblablement qu’ils espéraient, l’un et l’autre, que quelques négociations commencées et la faiblesse du gouvernement établiraient leur autorité par des voies plus douces et plus légitimes. Enfin, ils laissèrent à la reine son titre et son pouvoir sans rien faire de solide pour leurs avantages. Ceux qui considéraient leur conduite et en jugeaient alors selon les vues ordinaires remarquaient qu’il leur était arrivé ce qui arrive souvent en de semblables rencontres, même aux plus grands hommes qui ont fait la guerre à leur souverain, qui est de n’avoir pas su se prévaloir de certains moments favorables et décisifs. »

7.

Brelandier : « terme injurieux, qui se dit d’un homme ou d’une femme qui joue continuellement aux cartes » (Académie).

Dreux Hennequin, sieur de Chanteraine, abbé de Sainte-Marie de Bernay, prieur de Villenosse, était né en 1574. Reçu conseiller clerc en la Chambre des enquêtes en 1598, il était monté à la Grand’Chambre en 1624 (Popoff, no 108).

En effet célèbre pour sa bonne table, l’abbé de Bernay fut aussi surnommé « le cuisinier de satin, car il allait dans sa cuisine, on lui mettait un tablier, il tâtait à tout, et faisait tout cela fort sottement » (Tallemant des Réaux, Historiettes, tome ii, pages 252‑253) :

« On jouait chez lui et le bruit courait qu’il partageait l’argent des cartes avec ses gens. Je ne sais quel brutal y alla dîner et le bonhomme s’étant scandalisé de quelque chose qu’il avait dite, il le traita de cabaretier et lui dit que sa maison était une maison publique, que si on n’y payait pas son écot, on payait en donnant pour les cartes et que, de ce profit-là, il tenait cette table où il était certain qu’en bonne justice tout le monde devait être reçu. […]

Aussi infatué de la cour que de la bonne chère, dans la maladie dont il mourut, tout son chagrin était que le roi, la reine ni le cardinal n’envoyaient point savoir de ses nouvelles. “ Hélas ! disait-il, ne suis-je pas aussi bon serviteur du roi qu’à la dernière maladie que j’ai eue ? Le roi me fit bien l’honneur d’y envoyer. ” Pour le satisfaire, on fit venir des gens apostés {a} qui, de temps en temps, venaient de la part du roi, etc. Il mourut ainsi le plus content du monde. »


  1. Aposter : « attitrer quelqu’un, le mettre en avant pour épier, tromper et surprendre quelqu’un » (Furetière).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 7 mars 1651

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(Consulté le 18/04/2024)

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