L. 269.  >
À André Falconet,
le 24 octobre 1651

Monsieur, [a][1]

Je vous veux avertir de la bonne fortune que j’ai eue : M. Rigaud, [2] votre libraire, m’a salué de votre part, ce qui m’a réjoui de deux manières, en ce que j’ai eu par ce moyen des nouvelles de votre santé et l’honneur de sa connaissance. Il ne m’a pas su dire si le grand in‑fo de M. Meyssonnier [3] est achevé, dont il m’avait envoyé lui-même il y a quelques mois la première feuille[1] Le jésuite qui a continué la Chronologie de Gaultier, [4] depuis quelques mois imprimée à Lyon, l’a mis au rang des illustres de notre siècle. Non equidem invideo, miror magis[2][5] j’ai peur que dorénavant le papier ne serve plus que comme les maquereaux, à la prostitution de la renommée des hommes et à faire des éloges tant à ceux qui le méritent qu’à ceux qui ne le méritent point. Je vous en parle ainsi librement, mais je vous prie que ce soit à l’oreille.

Le roi [6] et la reine [7] sont encore à Bourges ; [3][8] on parle d’aller à Poitiers, [9] mais cela est fort incertain. Le cardinal Mazarin [10] voudrait revenir par deçà, mais il n’ose l’entreprendre de peur d’y laisser sa peau. Son grand et puissant ennemi, le cardinal Panciroli, [11] est mort à Rome, il gouvernait le pape [12] et le papat. Un autre cardinal nommé Rocci [13] s’est aussi laissé mourir. Il n’y a jamais grande perte quand ces gens-là meurent, une pluie du Vatican en fait bientôt renaître d’autres comme des champignons. [4] On peut dire d’eux aussi bien que des moines ce qu’a dit Pline [14] des Esséniens [15] en son Histoire naturelle qui est le plus beau livre du monde, que c’est une nation éternelle parmi laquelle personne ne naît. Vale[5]

De Paris, ce 24e d’octobre 1651.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xxxvi (pages 126‑127) ; Bulderen, no lxiii (tome i, pages 183‑184) ; Reveillé-Parise, no cccc (tome ii, pages 596‑597).

1.

Je n’ai trouvé dans les catalogues aucun ouvrage in‑fo de Lazare Meyssonnier.

2.

« Je n’envie point votre bonheur, je m’en étonne plutôt » (Virgile, v. note [17], lettre 180).

Jacques Gaultier (ou Gaulthier, Annonay 1562-Grenoble 1636), avait publié une célèbre :

Table chronographique de l’état du christianisme, depuis la naissance de Jésus-Christ jusques à l’année m.dcviii. Contenant en douze Colonnes les Papes et Antipapes, les Conciles et Patriarches des quatre Églises Patriarcales, {a} les Écrivains sacrés, et autres Saints et Illustres personnages ; les Empereurs et Rois, tant de notre France qu’Étrangers ; les Auteurs Profanes, les Hérétiques, et les Événements remarquables de chaque Siècle ou Centurie. Ensemble le Rapport des vieilles hérésies aux modernes de la Prétendue Réformation : Et douze des principales Vérités Catholiques attestées de Siècle en Siècle contre le Calvinisme par les Saints Pères et Docteurs de ce temps-là. Au Très-Chrétien Roi de France et de Navarre, Henri iv. Par Jacques Gaultier, de la Compagnie de Jésus, natif d’Annonay en Vivarais. {b}


  1. Jérusalem, Antioche, Alexandrie et Constantinople, dont les évêques étaient indépendants de Rome.

  2. Lyon, Jacques Roussin, 1609, in‑fo de 440 pages.

L’ouvrage connut plusieurs mises à jour régulières, jusqu’à la 7e révision, parue à Lyon en 1672. Guy Patin se méprenait sur la 6e en parlant d’un continuateur jésuite pour la :

Table chronographique de l’état du christianisme, depuis la naissance de Jésus-Christ et jusques à l’année m. dc li… Par Jacques Gaultier… Revue pour la sixième fois et augmentée par les travaux de l’Auteur jusques au jour de sa mort. Par Mre Jean Pierre Gaultier, son neveu, Conseiller et Secrétaire ordinaire de la Chambre du Roi. Avec addition du Fantôme du Calvinisme rencontré dans les Cahiers de l’Auteur : et de douze évidentes et invincibles Démonstrations qui prouvent la vérité de la foi Catholique, contre la fausseté de la Prétendue réformation.


  1. Lyon, Philippe Borde, Laurent Arnaud et Claude Rigaud, 1651, in‑fo de 924 pages.

3.

La majorité du roi, les 13 ans de Louis xiv, conférait à sa mère, Anne d’Autriche, jusque-là régente, le titre de reine mère ; cependant, suivant une coutume répandue, Guy Patin allait continuer de l’appeler reine, jusqu’au mariage de Louis xiv en 1660.

La cour avait quitté Paris le 27 septembre ; son arrivée à Bourges le 8 octobre marquait le début de la guerre civile. L’absence de Condé au Parlement le jour de la majorité de Louis xiv (7 septembre, v. note [4], lettre 267) avait confirmé aux yeux de tous l’échec de sa réconciliation avec la Couronne, qui s’était alors alliée à la vieille Fronde menée par le coadjuteur. Exclu du gouvernement, accusé de connivence avec l’ennemi, et isolé politiquement à Paris, M. le Prince avait choisi de se rebeller ouvertement en partant à Bordeaux prendre possession de son gouvernement. Son entreprise hardie ne laissait à la cour d’autre issue que de partir à son tour vers la Guyenne pour la défaire.

Une ultime tentative de conciliation du duc d’Orléans avait échoué (Journal de la Fronde, volume i, fo 492 ro, octobre 1651) :

« Le 7 du courant, le Parlement étant assemblé, Son Altesse Royale dit qu’un courrier lui avait apporté une lettre de M. le Prince par laquelle il témoigne être disposé à s’accommoder si on lui faisait des propositions raisonnables et s’il y trouvait ses sûretés, et qu’il s’aboucherait avec M. le duc d’Orléans s’il avait un plein pouvoir de traiter. Ensuite, l’on commença d’opiner et l’on ouvrit deux avis : le premier, de M. Chevalier, qui dit que le roi serait supplié d’envoyer un plein pouvoir à Son Altesse Royale pour aller traiter avec M. le Prince ; le second, de M. Sevin, que Son Altesse Royale serait suppliée d’envoyer un exprès au prince pour le prier de s’expliquer de ses intentions et de faire ses demandes. L’on contesta fort sur ces deux avis. Le premier président et les autres qui appuyaient fortement celui de M. Sevin représentèrent qu’il n’était pas juste que le roi fît le premier pas et que cela choquait son autorité. À quoi Son Altesse Royale répondit que cela était toujours arrivé de même dans les guerres civiles ; que la reine sa mère avait été voir feu M. le Prince ; que le roi son père en avait usé de même dans toutes les divisions ; qu’enfin, elle savait bien que M. le Prince n’entendrait jamais à aucune proposition jusqu’à ce qu’elle aurait reçu le plein pouvoir du roi de traiter avec lui. Nonobstant cela, le premier président fortifia si bien son parti que les opinions étant résumées, celle de M. Sevin passa de six voix ; {a} ce qui obligea Son Altesse Royale de dire à ces Messieurs qu’elle n’écrirait point à M. le Prince parce qu’elle savait bien que ce serait inutile, qu’ils faisaient beau {b} voir qu’ils voulaient plutôt une guerre civile qu’un accommodement et que la partie était faite pour gagner temps par ce moyen. Elle sortit là-dessus, fort mal satisfaite du procédé de ces Messieurs. »


  1. De majorité.

  2. Bien.

4.

V. note [10], lettre 53, pour cette manière, empruntée à Joseph Scaliger, de comparer les cardinaux romains à des champignons que la pluie du Vatican fait pousser en une nuit.

Ciriaco Rocci (Rome 1581-ibid. 1651), nommé cardinal en 1629, était mort le 25 septembre ensuite, disent les chroniques, de son énorme obésité.

Le cardinal Giovanni Giacomo Panciroli (v. note [3], lettre 112), tout-puissant secrétaire d’État d’Innocent x et ennemi juré de Mazarin, était mort à Rome le 3 du même mois.

5.

Pline, Histoire naturelle (livre v, chapitre xv, § 4 ; Littré Pli, volume 1, page 221) :

Ab occidente litora Esseni fugiunt, usque qua nocent : gens sola, et in toto orbe præter cæteras mira, sine ulla femina, omni venere abdicata, sine pecunia, socia palmarum. In diem ex æquo convenarum turba renascitur, large frequentantibus, quos vita fessos ad mores eorum fortunæ fluctibus agitat. Ita per sæculorum milia (incredibile dictu) gens æterna est, in qua nemo nascitur. Tam fecunda illis aliorum vitæ pœnitentia est.

« À l’Occident, {a} mais à une distance du rivage {b} où il n’y rien à craindre des exhalaisons, sont les Esséniens, {c} nation solitaire, singulière par-dessus toutes les autres, sans femme, sans amour, sans argent, vivant dans la société des palmiers. Elle se reproduit de jour en jour grâce à l’affluence de nouveaux hôtes ; et la foule ne manque pas de ceux qui, fatigués de la vie, sont amenés par le flot de la fortune à adopter ce genre de vie. Ainsi, pendant des milliers de siècles, chose incroyable, perdure une nation où il ne naît personne, tant est fécond pour elle le repentir qu’ont les autres de leur vie passée. »


  1. De la Judée.

  2. De la mer Morte.

  3. V. note [19], lettre 229.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 24 octobre 1651

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(Consulté le 19/04/2024)

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