L. 281.  >
À André Falconet,
le 30 janvier 1652

Monsieur, [a][1]

C’est pour vous remercier de votre belle lettre du commencement de ce mois. Je vous manderais volontiers quelque bonne nouvelle, mais il n’y a rien ici d’assuré. J’ai pourtant écrit à M. Spon la plupart de ce qui se dit ici. Le Mazarin [2] a passé toutes les rivières, il n’a plus que le Rubicon [3] à franchir et après il pourra dire : iacta est alea[1][4] Si quelque torrent de Cédron [5] le pouvait engloutir, [2] ce nous serait un grand bonheur, et à toute la France. [6]

Et sic Roma perit, regnavit sanguine multo,
Ad regnum quisquis venit ab exilio
[3]

Trois régiments allemands de cavalerie ont pris le parti du duc d’Orléans. [7] On les envoie à Montrond [8] avec les régiments du même prince qui étaient devers Montargis, [9] pour en chasser le comte de Palluau [10] qui y tient le blocus pour le Mazarin. On vend toujours ici la bibliothèque [11][12] de ce rouge tyran. Seize mille volumes en sont déjà sortis, il n’en reste plus que vingt-quatre mille. Tout Paris y va comme à la procession. J’ai si peu de loisir que je n’y puis aller ; joint que le bibliothécaire qui l’avait dressée, qui est M. Naudé, [13] mon ami de 35 ans, m’est si cher que je ne puis voir cette dissolution et destruction ; joint que sic placuit superis, quærere plura nefas[4] M. le duc de Nemours [14] est parti hier d’ici et est allé vers Stenay [15] y faire signer l’accord des princes au duc de Lorraine ; [16] si bien que, si Dieu y met la main, le mois d’avril prochain, bella horrida bella ! [5][17] Quoi qu’il en arrive, je serai toute ma vie, Monsieur, votre, etc.

De Paris, ce 30e de janvier 1652.


a.

Bulderen, no lxvii (tome i, pages 194‑195) ; Reveillé-Parise, no cccciv (tome iii, pages 1‑2).

1.

« Le sort en est jeté » : célébrissime phrase attribuée par Suétone à Jules César (Vie de César, xxxiii) franchissant le Rubicon. Aujourd’hui en Émilie-Romagne, c’est un petit fleuve côtier qui se jette dans la mer Adriatique aux alentours de Rimini, dont l’identité géographique exacte est aujourd’hui discutée. Il séparait l’Italie de la Gaule cisalpine et aucun général ne devait le franchir sans la permission du Sénat, sous peine d’être traité en ennemi de la patrie. César le fit néanmoins, en 49 av. J.‑C. face aux armées de Pompée (v. note [1], lettre 101) qu’il allait vaincre pour conquérir le pouvoir suprême à Rome.

2.

Le Cédron est une vallée de Judée bordant Jérusalem à l’est, qui la sépare du Mont des Oliviers. Là, selon la tradition, devait avoir lieu le jugement dernier.

3.

« Et c’en est fait de Rome ! Quiconque a passé de l’exil à la tête du pouvoir, n’a régné qu’en faisant couler des flots de sang » (Suétone, Vie de Tibère, chapitre lix, § 3) ; vers qu’on faisait courir dans Rome contre l’empereur Tibère qui régnait en despote cruel.

4.

« ainsi en a-t-il plu aux dieux, en demander davantage est impie » (v. note [12], lettre 237).

5.

« ce seront des guerres, d’horribles guerres ! » (Virgile, v. note [13], lettre 188).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 30 janvier 1652

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(Consulté le 20/04/2024)

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