L. 329.  >
À Charles Spon,
le 21 octobre 1653

Monsieur, [a][1]

Je suis bien aise que M. Huguetan l’avocat [2] soit arrivé chez vous en bonne santé. C’est moi qui lui avais donné l’Epicedium de M. Petit [3] pour vous le remettre. [1] Cet auteur est un petit jeune homme parisien de 24 ans que je ne connais que depuis qu’il me fit présent de son livre. Il est fils du greffier de Saint-Victor, [4] il étudie en médecine. Je lui donnai conseil sur ses études, dont on m’a rapporté qu’il était fort content et qu’il voulait faire des vers pour moi. J’aime mieux qu’il les fasse pendant ma vie qu’après ma mort, afin que je les puisse lire et en juger car dès que je serai mort, je ne verrai plus goutte. Le soleil se couche et se relève le lendemain, mais dès que notre lumière se couche, c’est une nuit ; et sans l’espérance que nous avons par la foi, nous serions bien malheureux. Enfin, je suis tout résolu, quelque chose qui me puisse arriver. [5] M. Pellisson, [6] tout habile homme qu’il est, s’est bien fait des ennemis par son Histoire de l’Académie[2][7] M. Corneille, [8] illustre faiseur de comédies, écrit contre lui, de même que M. Charles Sorel. [3][9] Je n’y ai encore guère lu de choses, mais il s’est trompé en de certains éloges, entre autres ceux de M. de Bourbon [10] et de M. de Méziriac [11] que j’ai connus particulièrement. [4] M. d’Ablancourt [12] est un fort habile homme, on le blâme pourtant de s’être trop donné de licence à son Tacite ; [5][13] et de fait, je ne l’entends pas si bien que le latin. Je ne suis point de votre avis touchant ces traductions : [14] pas une ne me plaît, il n’y en a point qui vaille le tiers de son original, si ce n’est peut-être les Métamorphoses d’Ovide [15] traduites par Renouard, [16] et encore tout cela n’est bon qu’à ceux qui n’entendent pas le latin. [6] Pour M. de Marolles, [17] c’est un fort honnête homme qui est mon ami depuis l’an 1620. Ses traductions ne lui font pas honneur, ses meilleurs amis s’en plaignent aussi bien que moi. Je voudrais qu’il n’y eût jamais pensé car c’est d’ailleurs un excellent homme. [7] On a eu nouvelles de la mort du grand et incomparable M. de Saumaise, [18] il est mort aux eaux de Spa [19] qu’il était allé prendre. Quelle perte pour la république des lettres ! Il avait 65 ans passés, étant né au mois de mai de l’an 1588. [8] Je suis, etc.

De Paris, ce 21e d’octobre 1653.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no xliii (pages 145‑148), et Bulderen, no lxxv (tome i, pages 210‑212), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no ccccxii (tome iii, pages 13‑14), à André Falconet. J’ai opté pour Spon à cause de son ami, l’avocat Jean Huguetan, que Guy Patin n’a jamais mentionné dans une lettre à Falconet.

1.

V. note [17], lettre 325, pour ce poème funèbre de Pierre Petit sur la mort de Gabriel Naudé.

2.

Paul Pellisson-Fontanier (Béziers 1624-Paris 1693) :

Relation contenant l’histoire de l’Académie française.


  1. Paris, Augustin Courbé, 1653, in‑8o de 590 pages, pour la première de plusieurs éditions ; le nom de Pellisson ne figure que dans le privilège royal, imprimé à la fin du livre. Il est dépourvu de table des matières détaillée ou d’index ; les faits et les pièces justificatives y sont chronologiquement présentés.

    La liste des membres de l’Académie, par ordre d’élection, occupe la cinquième partie (pages 342‑564).


De famille protestante, Pellisson était fils d’un conseiller en la Chambre de l’édit de Castres et de Jeanne de Fontanier. Après de solides études, il s’était d’abord voué au barreau et avait publié en 1645 une paraphrase latine du premier livre des Institutes de Justinien (v. note [22], lettre 224). Vers cette époque, ayant été complètement défiguré par la petite vérole, il s’était retiré à la campagne et avait renoncé à la profession d’avocat pour se consacrer à la culture des lettres. Pendant plusieurs voyages qu’il avait faits à Paris, son ami et coreligionnaire Valentin Conrart (v. note [15], lettre 349) l’avait admis dans les réunions où prit naissance l’Académie française. Il y avait été reçu en 1653, disant de son Histoire dans son discours : « Des murmures excités de tous côtés contre ce misérable livre qui, tout innocent qu’il était, n’avait pas eu le bonheur de satisfaire également tout le monde ».

En 1652, il avait acheté une charge de secrétaire du roi ; il y donna de si grandes preuves de capacité que Fouquet se l’attacha comme premier commis. Quelques années après, Pellisson devint maître des comptes à Montpellier (1659) puis conseiller du roi (1660). Enveloppé dans la vertigineuse disgrâce du surintendant Fouquet, Pellisson fit preuve d’une fermeté et d’une constance inébranlables dans son attachement à son bienfaiteur et ami déchu. Ce fut alors que, pour le défendre, il composa trois Discours qui sont restés célèbres. Arrêté à Nantes en septembre 1661 en même temps que Fouquet, Pellisson fut enfermé à la Bastille où il resta cinq ans, n’ayant pour lecture que les Pères de l’Église et pour distraction, qu’une araignée qu’il avait apprivoisée. Il abjura en 1670 et devint historiographe du roi. Il entra même dans les ordres et devint successivement économe de Saint-Germain-des-Prés puis de Saint-Denis, où il administra avec tout le zèle d’un nouveau converti la caisse dont le produit était consacré à la conversion des hérétiques.

La Relation de Pellisson décrit en grand détail (pages 6‑84) la gestation et la naissance de l’Académie française, sur l’instigation du cardinal Richelieu, et par les édits royaux de janvier 1635 (pages 60‑72) et du 30 décembre suivant (pages 83‑84). Les 29 premiers membres avaient été nommés dès mars 1634. Notre édition cite de nombreux académiciens, mais Pierre Corneille (1647, v. infra note [3]), Jean Racine (1672, v. note [25], lettre 997) et François i La Mothe Le Vayer (1639, v. note [14], lettre 172) sont les seuls à s’être acquis une célébrité littéraire immortelle. Les autres doivent néanmoins à leur fauteuil de ne pas être entièrement tombés dans l’oubli. V. notule {f}, note [3] du Faux Patiniana II‑7, pour le Dictionnaire de l’Académie française.

3.

Seule allusion directe au toujours célèbre Pierre Corneille (1606-1684) dans les lettres de Guy Patin. Le succès de l’« illustre faiseur de comédies » au théâtre était alors en déclin. Il avait été admis à l’Académie française en 1647.

Dans son Histoire de l’Académie française, Paul Pellisson a relaté par le menu le jugement critique que la docte assemblée eut à publier en 1637 contre Le Cid qui avait eu le malheur de déplaire à Richelieu (Sentiments de l’Académie française sur le Cid, pages 204‑224) ; il y explique notamment comment Corneille accepta l’offense sans trop regimber car il était soucieux de conserver la pension que le cardinal lui versait. On y lit ces quatre vers que Corneille écrivit après la mort de son fâcheux protecteur :

« Qu’on parle mal ou bien du fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien. »

Je n’ai pas trouvé d’ouvrage de Corneille contre Pellisson, mais sais profondément gré à M. Olivier Roux, chercheur en littérature et auteur de La « fonction d’écrivain » dans l’œuvre de Charles Sorel (Paris, Honoré Champion, 2012), de m’avoir écrit le 16 août 2017 :

« Je pense que Patin fait [ici] allusion au Discours [de Sorel] sur l’Académie françoise establie pour la correction et l’embellissement du langage, pour sçavoir si elle est de quelque utilité aux particuliers et au public, et où l’on voit les raisons de part et d’autre sans déguisement (Paris, 1654). {a}

Sorel critique avec ironie l’Histoire de l’Académie de Pellisson et surtout, l’Académie française elle-même.

C’est à mon avis cet ouvrage qui est aussi évoqué par Patin dans les lettres à Charles Spon du 25 novembre {b} et du 16 décembre 1653 : {c} le volume est alors sous presse mais le travail n’est pas assez rapide selon Sorel. »


  1. Anonyme de Sorel : Paris, G. de Luyne, 1654, in‑12 de 209 pages.

  2. V. sa note [31].

  3. V. sa note [13].

4.

V. notes [46], lettre 216, pour Claude-Gaspard Bachet de Méziriac, et [2], lettre 29, pour Nicolas Bourbon, père de l’Oratoire, ami de Guy Patin.

5.

V. note [42], lettre 286.

6.

Nicolas Renouard, littérateur français né dans le Berry, a vécu dans la première moitié du xviie s. Il était avocat au Conseil privé et historiographe de Louis xiii. Sa traduction des Métamorphoses d’Ovide (Paris, Matthieu Guillemot, vers 1610, in‑8o) connut un immense succès, avec de nombreuses rééditions : v. note [24], lettre 240, pour celle de Lyon, 1628 ; une des plus récentes était alors celle de 1651 (ibid.).

Renouard est mort avant 1631, date à laquelle son neveu, Gabriel Trivoire, écrit (préface au lecteur de son Obervatio apologietica, v. note [5] du Borboniana 2 manuscrit) lui avoir succédé dans la charge d’historiographe royal.

7.

L’Esprit de Guy Patin a repris une bonne partie de cette lettre avec deux courtes additions d’origine douteuse : v. note [26] du Faux Patiniana II‑2.

8.

J’ai ici supprimé trois paragraphes que les précédentes éditions avaient repris de la lettre à Charles Spon, datée du 17 octobre 1653 (lettre 327).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 21 octobre 1653

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(Consulté le 24/04/2024)

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