L. 374.  >
À Charles Spon,
le 15 octobre 1654

Monsieur, [a][1]

Je vous envoyai le 9e d’octobre une lettre de quatre pages. Depuis ce temps-là, je vous avertis que mes lettres ont passé au sceau, [2] Dieu merci, selon que nous l’avait promis M. le garde des sceaux, sans aucune difficulté. Reste à faire le serment entre les mains de M. Auvry, [3] évêque de Coutances, comme grand vicaire du cardinal Antoine [4] qui est grand aumônier ; ce qui pourra être fait demain matin.

Si vous avez à Lyon quelque libraire qui reçoive des livres de Strasbourg, je vous supplie de me faire cette grâce que de m’acheter chez lui, s’il les a, les deux traités suivants de M. Sebizius : [5] Prodromus examinis vulnerum, etc., Examen vulnerum, etc. Ce sont deux petits in‑4o par thèses, comme ses autres livres, qui ont été imprimés en 1632, 35, 37, etc. [1] Il a même fait encore quelque chose de nouveau depuis un an ou deux que vous m’obligerez d’acheter si vous les trouvez ; vous savez bien que j’ai de votre grâce de curandi ratione per sanguinis missionem[2] que vous m’envoyâtes l’an passé.

On dit que le roi [6] revient ici dans peu de jours, n’ayant plus d’affaires en la campagne, n’étant pas à propos d’y faire un siège à cause que le prince de Condé [7] est trop fort depuis qu’il a ramassé toute son armée, dans laquelle on compte 18 000 chevaux.

Le présent porteur est un nommé M. Aubouin, [8] natif de Barbezieux [9] en Saintonge, qui a ici étudié quelque temps et qui s’en va prendre ses degrés à Montpellier. [3][10] Aussitôt que je lui ai fait mention de vous et de votre mérite, il m’a témoigné qu’il aurait désir très grand de vous saluer et de vous connaître. Vous lui témoignerez, s’il vous plaît de votre part, quelque joie de ce bon rencontre. Je l’ai trouvé fort sage et fort honnête homme depuis qu’il est ici. Je vous prie de lui faire bon accueil ; adde quo est frater in Christo[4] La reine de Suède [11] est à Anvers [12] où elle se réjouit fort ex nutu Hispanorum[5] On dit ici que le pape [13] n’est plus mort, mais qu’il n’en peut plus et qu’il en mourra bientôt. Cromwell [14] s’est fait autoriser en sa nouvelle qualité de protecteur par le nouveau Parlement d’Angleterre. [6][15] On parle ici d’une grande bataille que les Moscovites ont gagnée sur les Polonais, [7][16] et que le roi de Perse [17] commence une rude guerre contre les Moscovites auxquels il veut ôter le royaume d’Astrakhan [18] qui l’incommode trop en son voisinage ; [8] il serait à souhaiter que le Turc [19] s’en mêlât afin qu’il pût par ce moyen laisser les pauvres Vénitiens en repos. [9][20]

M. l’évêque de Coutances est parti pour son évêché. Son secrétaire nous a dit que ce voyage ne durerait pas plus de trois semaines, mais que, si d’aventure il dure davantage, il nous donnera un expédient pour faire notre affaire sans que j’y aille (il y a de Paris à Coutances 70 lieues). Tout au pis aller, il ne nous reste que ce serment à prêter ; et peut-être qu’il nous en coûtera davantage vers le secrétaire qui, pour nous communiquer son secret, tirera quelques pistoles ; ce n’est point d’aujourd’hui que ce métal a tant de crédit dans le monde pour faire les affaires. [10]

La petite armée de Guyenne a passé au travers de la France et y a bien fait du mal. Enfin elle est arrivée sur la frontière et jointe à notre armée ; mais ce qu’ils feront dorénavant est fort incertain. [11] On a pris ici depuis quelques jours cinq grands voleurs d’une plus grande bande, qui étaient des gens bien vêtus et bien montés qui arrêtaient les carrosses la nuit et qui se faisaient donner de l’argent ou qui tuaient. Je me recommande à vos bonnes grâces et à M. Gras pareillement, auquel vous ferez connaître s’il vous plaît le présent porteur, et suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

Ce 15e d’octobre 1654.


a.

Ms BnF Baluze no 148, fo 88, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Jestaz no 132 (tome ii, pages 1285‑1287). Note de Charles Spon au revers : « 1654./ Paris, 15 octob./ Lyon, 24/ dud. Rispost./ 27 ditto ».

1.

Suite de quatre traités de Melchior Sebizius sur les plaies, publiés entre 1632 et 1639 (Strasbourg, Eberhard Welper, in‑4o) :

  1. Prodromi examinis vulnerum singularum humani corporis, quatenus vel lethalia sunt et incurabilia : vel ratione eventû salutaria et sanabilia… : Pars i. Vulnerum nomenclaturas, definitiones, differentias, subiecta et efficientes causas explicans… ; Pars ii. Affectus, qui vulneribus superveniunt, et causas eorum exponens… ; Pars iii. Problemata quædam decidens… [Introduction à l’examen de toutes les blessures du corps humain, qu’elles soient mortelles et incurables, ou d’issue favorable et curables. 1re partie exposant leurs classifications, définitions, causes, victimes et causes efficientes… 2e partie exposant les affections qui s’ajoutent aux blessures et leurs causes…. 3e patie concernant certains problèmes…] (1632 et 1633) ;

  2. Examen vulnerum partium similarium [Examen des plaies des parties similaires (v. note [7], lettre 270)] (1635) ;

  3. Examinis vulnerum partium dissimilarium pars prima [Première partie de l’examen des plaies des parties dissimilaires] (1636), Secunda [deuxième] (1637), Tertia [Troisième] (1637), Quarta [Quatrième] (1637) ;

  4. Examen vulnerum singularum corporis partium, quatenus vel lethalia sunt, vel incurabilia, vel ratione eventus salutaria et sanabilia [Examen des plaies des parties singulières du corps, dans quelle mesure elles sont suivant les circonstances, ou mortelles, ou incurables, ou curables et favorables] (1638, 1639).

2.

« sur la manière de soigner par la saignée » (Strasbourg, 1652) : v. note [11], lettre 273.

Guy Patin évoquait sans doute ici de nouveau (v. note [22], lettre 300) les Galeni quinque priores libri de simplicium medicamentorum facultatibus… in xiv disputationes resoluti [Les cinq premiers livres de Galien sur les facultés des médicaments simples… réparties en 14 disputes] publié en 1651.

3.

Le catalogue des docteurs en médecine de Montpellier établi par Dulieu ne contient pas de dénommé Aubouin.

Barbezieux (aujourd’hui Barbezieux-Saint-Hilaire, Charente), ancienne seigneurie de Saintonge, se trouve à une trentaine de kilomètres au sud-ouest d’Angoulême.

4.

« de plus, il est votre frère en chrétienté » (il est protestant).

5.

« du soutien des Espagnols. »

6.

Le « nouveau Parlement d’Angleterre » était le First Protectorate Parliament [Premier Parlement du Protectorat]. Il avait été installé le 3 septembre (13 septembre gérgorien) 1654 ; une vacance de neuf mois avait succédé à la dissolution du Barebone’s Parliament [Parlement décharné], le 12/22 décembre 1653, quand Oliver Cromwell était devenu Lord Protector. Le 16/26 octobre 1654, ce Parlement allait refuser l’hérédité du titre, en maintenant son caractère électif ; il siégea jusqu’au 1er février 1655 (v. note [17], lettre 389).

7.

C’était la première grande bataille de la guerre russo-polonaise dite guerre d’Ukraine ou guerre de Treize Ans (1654-1667). En janvier 1648, l’hetman d’Ukraine, Bohdan Khmelnytsky, avait soulevé les Cosaques orthodoxes pour secouer le joug que l’union polono-lituanienne catholique [République des Deux Nations, v. note [8], lettre 384] faisait peser sur leur pays. Après cinq ans de rébellion infructueuse, les Ukrainiens étaient parvenus à s’allier aux Russes. L’armée du tsar Alexis, très supérieure en nombre, avait entamé les hostilités en écrasant les Polonais à Szepielewicze (Biélorussie) les 24 et 25 août.

8.

Voici ce que Guy Patin avait sans doute lu dans la Gazette (ordinaire no 130 du 10e octobre 1654, pages 1077‑1078) :

« De Varsovie, le 10 septembre 1654. Le prince Razevil, {a} grand général de Lituanie, poursuivant la victoire qu’il avait naguère remportée sur les Moscovites, rencontra le 21e du mois passé leur armée, à laquelle il ne marchanda point de livrer combat, croyant que ce fût la même qu’il avait battue le 12e du même mois durant l’éclipse ; mais les ennemis, qui avaient été renforcés d’un de leurs grands corps, aussitôt que le choc fut commencé, entourèrent de tous côtés notre armée qui, après avoir combattu jusqu’aux dernières extrémités, fut contrainte de céder au grand nombre ; de sorte que six mille des nôtres y demeurèrent, mais beaucoup davantage des ennemis, lesquels perdirent en cette occasion la plupart des étrangers qui ont toujours fait la meilleure partie de leur armée, et la nuit étant survenue donna moyen de se sauver au reste de nos troupes qui se rassemblent aux environs de Minsko {b} où notre général s’était retiré. Le sieur Gouciewsky, général de campagne, est à Vilna {c} où il assemble pareillement les nouvelles levées qui, avec la noblesse et le secours qu’on y envoie, feront bientôt un corps capable de résister aux ennemis. Cependant, les armées du prince Ragotzky {d} et des hospodars {e} de Moldavie et de Valachie s’étant jointes sur les frontières de Podolie, {f} sont à présent occupées à l’attaque de la forteresse de Chechrin, où il y a une garnison de cosaques ; après la reddition de laquelle place, ils ont résolu de poursuivre leur marche vers la Lituanie pour le secours de Smolensko {g} qui se défend toujours avec une valeur extrême. Le bruit est aussi que les Tartares commencent à faire des irruptions dans la Moscovie ; ce que l’on ne croit pas facilement, vu qu’on nous écrit de Crim que les principaux d’entre ces peuples sont en grande division, les uns voulant renouer l’alliance avec Kmielnisky, {h} et les autres étant résolus d’observer le traité avec cette Couronne et de tirer vengeance de ceux qui ont eu part à l’empoisonnement de leur défunt Kam. On nous écrit de Constantinople que le roi de Perse a mis en campagne une armée de cinq cent mille hommes pour s’emparer de Cassan et d’Astrakhan. »


  1. Janus Radziwill, v. note [11], lettre 413.

  2. Aujourd’hui Minsk en Biélorussie.

  3. Vilnus, capitale de Lituanie.

  4. V. note [20], lettre 472.

  5. Seigneurs.

  6. Sud-ouest de l’Ukraine.

  7. Smolensk, Russie.

  8. Bohdan Khmelnytsky, meneur de la révolte cosaque

Astrakhan était le nom d’une ville et d’un royaume situés sur l’embouchure de la Volga dans la mer Caspienne (v. note [24], lettre 197) ; les Russes les avaient annexés en 1554.

Abbas ii, shah de Perse, régna de 1642 à 1666. Il reconquit le Candahar sur les Mogols et accueillit à sa cour les voyageurs Tavernier et Chardin qui nous ont transmis de curieux détails sur sa personne, ses cruautés, ses débauches et les mœurs de la Perse à cette époque (G.D.U. xixe s.).

9.

Comme des vaisseaux maltais avaient commis des pirateries sur la flotte turque puis étaient partis se réfugier dans les eaux vénitiennes, le sultan Ibrahim le Fou avait décidé la conquête de la Crète, dernière des possessions insulaires que Venise conservait hors de l’Adriatique. Le débarquement turc avait eu lieu en juin 1645 sans déclaration de guerre préalable. Venise avait réagi aussitôt, appelant le pape à l’aide. Les hostilités durèrent 24 ans, concentrées autour du siège de Candie (1649-1669). Depuis 1648, un nouveau sultan régnait en Turquie, Mehmed iv, aidé du grands vizir Köprülü, puis de son fils (en 1661).

Gazette, ordinaire no 131 du 10 octobre 1654 (pages 1082‑1083 :

« De Venise, ledit jour 14 septembre 1654. […] Les dernières lettres de Candie nous apprennent que la plupart de notre armée navale était à Andro avec le généralissime Moccenigo, et les gros vaisseaux de celle des Turcs, avec les galères subtiles, {a} toujours en l’île de Scio ; {b} qu’une autre escadre avait fait voile vers les Dardanelles {c} pour retourner à Constantinople ; et le reste de leur flotte, consistant en 40 galères bien armées, était demeuré en mer avec le bassa général pour tenter derechef le secours de La Canée ; mais que les commandants des Beïs étaient si mal satisfaits de ce bassa qu’ils l’avaient tous abandonné. On nous écrit aussi de Dalmatie que les neiges ont obligé les Turcs de se retirer par-delà les montagnes plus tôt que les années précédentes ; de sorte qu’il n’y a plus rien à craindre dans cette province. »


  1. Légères.

  2. Chio (ou Chios), v. note [1] du Naudæana 1.

  3. V. note [51], lettre 413.

10.

V. note [30], lettre 372, pour les démarches et les écus que Guy Patin dut engager pour obtenir la survivance de la chaire royale de Jean ii Riolan.

11.

La Fronde étant tout à fait éteinte à Bordeaux et en Guyenne, l’armée royale qui y était demeurée pouvait regagner le Nord où se tenait désormais le front principal des hostilités contre les Espagnols.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 15 octobre 1654

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(Consulté le 19/04/2024)

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