L. 378.  >
À Charles Spon,
le 6 novembre 1654

Monsieur, [a][1]

Ce 31e d’octobre. Ma dernière fut du vendredi 30e d’octobre, [1] que deux grands voleurs furent rompus à la Grève [2][3] en présence d’une infinité de monde. Depuis ce temps-là, je vous dirai que M. Chartier [4] le bonhomme a été ce matin enterré dans Saint-Germain et qu’enfin, M. Huguetan [5] l’avocat, notre bon ami, me vient de rendre le livre que lui aviez délivré pour moi de vita et actis Lutheri. [2][6] J’ai été fort réjoui de voir le livre, et encore plus cet honnête homme qui me l’a rendu, avec lequel j’espère de m’entretenir plus particulièrement à l’avenir.

Voilà votre dernière que je viens de recevoir, pour laquelle je vous remercie. Dieu veuille bien disposer votre M. Rigaud [7] à imprimer bientôt notre manuscrit de feu M. Hofmann. [3][8] Il n’y a jamais eu si peu de malades à Paris depuis 30 ans que nous en avons eu depuis deux mois, et ce petit loisir qui me reste, je tâche de l’employer utilement ailleurs. Je vous prie d’avertir M. Duhan [9] que le livre que je lui ai envoyé est d’impression d’Anvers, [10] la meilleure et la dernière, et que l’autre, qui est de Lyon, ne vaut pas le quart de la nôtre ; qu’elle n’est point par chapitres ; bref, que je le prie de l’imprimer et que je lui en promets bon débit. [4][11][12] Il est vrai que l’on vend ici le Lucien [13] in‑4o en deux volumes chez Courbé [14] au Palais, traduit par M. d’Ablancourt. [5][15] Le marchand m’en a autrefois promis un et ne l’a pas encore envoyé. On a percé l’abcès sur le muscle crotaphite [16][17] à Eusèbe Ren. < Renaudot >, [18] on en a tiré de la boue, et en vide encore tous les jours, dont il est soulagé d’un cruel mal de tête qui le détenait.

Je vous prie de dire à M. Duhan qu’il se dépêche pour le Botal, d’autant que je commencerai mes leçons au Collège royal [19][20][21] le carême prochain, qui est la saison en laquelle se rencontrent ici plusieurs écoliers auxquels j’ai assuré que nous aurions à la foire de Saint-Germain [22] prochaine cette nouvelle édition, et qui de fait s’y attendent. Ce livre-là leur est très nécessaire, comme aussi est-il très bon en sa sorte et le meilleur qui ait jamais été. L’ancienne édition de Lyon de M. Huguetan, [23] l’an 1577, n’en approche nullement, elle ne vaut pas le quart de l’autre. [4] Dès qu’ils ont acheté un livre de la sorte qui leur est recommandé, dès l’heure même, cela le fait connaître dans les provinces, et je me tiens tout assuré que celui-ci en aura heureux débit et bonne issue. C’est pourquoi je vous supplie de lire cet article à M. Duhan et de lui dire que je le conjure de l’imprimer au plus tôt afin que nous l’ayons à Noël prochain ou à la foire Saint-Germain.

M. Ogier [24] le prieur s’en va faire imprimer un livre in‑4o de feu son frère, Charles Ogier, [25] lequel contiendra trois ambassades de feu M. d’Avaux. [26] Le tout sera latin et puis après, on le mettra en français à mesure que le latin s’imprimera, comme d’autres ont fait quelquefois. [6] La reine de Suède [27][28] est à Anvers où le bruit court qu’elle se va faire catholique par le ministère des jésuites. [7][29] Le roi de Suède [30] lui a envoyé exprès un gentilhomme pour la prier d’assister à ses noces, il s’en va épouser la fille du duc de Holstein. [8][31][32] On dit qu’elle passera l’hiver en Flandres. [33] On parle ici des noces du roi [34] avec la sœur du duc de Savoie, [35][36][37] et du même duc avec une des nièces [38] du cardinal Mazarin ; [9] mais je ne sais ce qui en arrivera, in humanis enim omnia sunt incerta ; [10] au moins vous puis-je assurer d’une chose, que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce vendredi 6e de novembre 1654.

Notre M. Vacherot [39] est ici de retour après avoir été sept semaines en prison. On a découvert une conspiration dans Bordeaux, [40] par laquelle ils traitaient avec les Anglais. L’évêque de Castres [41] est mort. [11][42][43] Le cardinal de Retz [44] est en Espagne, le nonce qui est à Madrid l’a mandé ici. Il y a ici un envoyé du grand-duc de Moscovie. [12][45]


a.

Ms BnF Baluze no 148, fo 91, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Jestaz no 135 (tome ii, pages 1294‑1296). Note de Charles Spon au revers : « 1654/ Paris 6 novemb./ Lyon 11 dud./ Rispost./ Adi 8 dud. »

1.

La dernière lettre de Guy Patin à Charles Spon était datée du mardi 27 octobre ; il faut croire que Patin en avait écrit le post-scriptum (mort de René Chartier, exécution imminente des deux voleurs) le vendredi 30, mais en omettant d’écrire la date.

2.

« Sur la vie et les actes de Luther » de Iohannes Cochlæus (Commentaria… Mayence, 1549, v. note [25], lettre 348).

3.

Toujours et encore les Chrestomathies de Caspar Hofmann (v. note [17], lettre 192), interminablement en panne chez le libraire lyonnais Pierre Rigaud.

4.

V. notes [18], lettre 360, pour le De Curatione per sanguinis missionem, liber… [Livre sur le Traitement par la saignée…] de Botal, réédité à Lyon en 1655 chez Michel Duhan, et [47], lettre 104, pour la première édition de Lyon (Jean Huguetan, 1577, réimprimée en 1580) ; celle d’Anvers datait de 1583 (Christophe Plantin, in‑8o). Comme celle d’Anvers, l’édition de Duhan est divisée en 42 chapitres, alors que celles d’Huguetan (1577 et 1580) ne le sont pas.

Ce Jean Huguetan était le grand-père de Jean-Antoine ii Huguetan (né en 1619), et le père de Jean-Antoine i (né en 1567).

5.

V. note [42], lettre 286, pour le Lucien traduit par Nicolas Perrot d’Ablancourt, paru en 1654 chez le libraire parisien Augustin Courbé (v. note [52], lettre 216).

6.

Caroli Ogerii Ephemerides, sive Iter Danicum, Suecicum, Polonicum. Cum esset in comitatu illustriss. Claudii Memmii Comitis Avauxii, ad Septentrionis Reges Extraordinarii Legati. Accedunt Nicolai Borbonii ad eumdem Legatum epistolæ Hactenus ineditæ.

[Journal de Charles Ogier, {a} ou Voyage au Danemark, en Suède, en Pologne, quand il accompagnait le très illustre Claude de Mesmes, comte d’Avaux, ambassadeur extraordinaire chez les rois du Nord. S’y ajoutent des lettres jusqu’ici inédites de Nicolas Bourbon {b} à ce même ambassadeur]. {c}


  1. Mort en 1654, v. note [2], lettre 330.

  2. Les dix lettres qui forment la correspondance entre Nicolas Bourbon le Jeune (v. note [2], lettre 29), Claude de Mesmes (v. note [33], lettre 79) et Ogier sont accompagnées de poèmes latins, et occupent la fin du livre (pages 453‑531.

  3. Paris, Pierre le Petit, 1656, in‑8o de 531 pages ; v. notes [21] du Naudæana 1 et [44] du Borboniana 1 manuscrit pour deux instructifs extraits de cet ouvrage, qui n’a pas été traduit en français.

7.

En juillet 1650, le P. Antonio Macedo, jésuite, interprète du nouvel ambassadeur portugais à Stockholm, don Alvaro Pinto de Pereira, avait initié la reine Christine à la lecture des Pères de l’Église et allumé en son âme les premiers désirs de se convertir au catholicisme. Suivant un plan soigneusement élaboré à Rome, deux autres savants jésuites, les PP. Malines et Casati, s’étaient rendus auprès de la reine luthérienne en février 1652 pour l’affermir dans son dessein. Sa conversion eut lieu le 24 décembre 1654 à Bruxelles (v. Quilliet, chapitre x [La Conversion] pour de plus amples détails).

8.

Charles x Gustave, roi de Suède depuis l’abdication de sa cousine germaine, Christine ire, épousait Hedwige Éléonore (1636-1715), fille de Frédéric iii, duc de Holstein-Gottorp.

Devenue reine régente à la mort de son époux, en 1660, Hedwige Éléonore préféra régner sur la Suède plutôt qu’épouser le roi Charles ii de Grande-Bretagne. En 1672, son fils Charles xi prit le pouvoir, mais la reine assura une seconde régence après la mort du souverain (avril 1697) jusqu’à la majorité de son petit-fils Charles xi (décembre 1697).

9.

Quatre enfants de Madame Royale, Christine de France, fille de Henri iv et de Catherine de Médicis, épouse de Victor-Amédée ier, duc de Savoie, sont cités dans les lettres de Guy Patin :

Il commençait alors à être question de marier Marguerite-Yolande avec Louis xiv. Le projet se développa jusqu’à l’automne 1658, quand Mazarin s’en servit pour convaincre les Espagnols de fiancer leur princesse Marie-Thérèse au roi de France en prélude à la paix des Pyrénées (« comédie de Lyon », v. note [22], lettre 549). Hortense Mancini était la nièce que le cardinal destinait à Charles-Emmanuel ii de Savoie.

10.

« en effet tout est incertain dans les affaires humaines ».

11.

Jean de Fossé, évêque de Castres depuis 1632, était mort en septembre 1654 (Gallia Christiana).

12.

Le grand-duc de Moscovie (ou grande Russie), qu’on appelait aussi le Moscovite, était Alexis ier Michaïlovitch (1629-1676), second tsar de la famille Romanov. Il avait succédé en 1645 à son père, Michel iii Féodorovitch, et passé les premières années de son règne dans une complète inaction, laissant la direction des affaires à deux favoris, Plechtcheief et Morosof. Leurs exactions avaient provoqué en 1648 un soulèvement qui avait coûté la vie à Plechtcheief. Le mécontentement général avait aussi encouragé les tentatives de deux usurpateurs : celle du troisième faux Démétrius (Dimitri) et celle d’Ankoudinof, qui se disait fils du tsar Vasili Chouiski et qui fut exécuté à Moscou en 1653. Alexis s’occupa dès lors avec ardeur de l’administration des affaires publiques et de l’agrandissement de son empire.

Une longue guerre avec la Pologne (1654-1667, v. note [7], lettre 374) commençait alors, pour laquelle le tsar envoyait une ambassade en France. Deux émissaires du tsar se trouvaient alors à Paris, Konstantin Macechine et Andrej Bogdanov ; Louis xiv reçut le premier à Paris le 9 novembre (Levantal).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 6 novembre 1654

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(Consulté le 24/04/2024)

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