L. 382.  >
À Charles Spon,
le 4 décembre 1654

Monsieur, [a][1]

Je vous ai écrit une lettre par la voie de M. Borde, [2] libraire, datée d’aujourd’hui quatre heures de soir, que ledit sieur Borde vous fera rendre, par laquelle je vous assurais de la santé de M. de Gassendi. [3] Tôt après ma lettre écrite, M. Riolan [4] m’a envoyé son garçon afin que je l’allasse voir. Il se trouvait pressé de la poitrine, nous avons accordé qu’il serait incontinent saigné. [5] Je pense que c’en est fait, c’est un grand remède pour telles oppressions. Comme j’y allais, j’ai rencontré M. Sorbière, [6] lequel m’a dit que vous lui aviez écrit, qu’il partira lundi matin, et qu’il ne manquera pas de vous voir et de vous faire mes recommandations. Reprochez-lui qu’il a eu tort de chanter des injures à M. Riolan, qui est un homme incomparable, et d’appeler notre métier Artem nugarum, etc[1] Dieu le punira et cela sera cause qu’il ne sera pas sitôt abbé comme il eût désiré, et moi aussi. M. Riolan m’a dit que demain matin partira d’ici le prince Thomas [7] pour s’en aller à Turin [8] afin de tâcher d’empêcher le mariage du duc de Savoie, [9] son neveu, avec la fille aînée du duc d’Orléans, [10] j’entends celle du premier lit, [11] laquelle est âgée de 27 ans et très riche ; et d’autres disent que c’est pour traverser le mariage du duc de Savoie avec la fille du roi d’Espagne, [2][12][13] ce qui serait pour lui un grand parti et qui est trop avantageux pour être rompu ni empêché. Le duc de Savoie veut bien donner sa sœur [14] au roi de France, mais lui ne veut point épouser la nièce du Mazarin. [15] On dit que le pape [16] se meurt ; que les cardinaux Barberins [17][18] ont levé 4 000 hommes près de Rome pour empêcher un schisme, [3] peut-être qu’ils en feront eux-mêmes un ; que le duc de Guise [19] a pris terre vers Reggio [20] dans la Calabre et que les Barberins lui pourront envoyer du secours, s’ils n’ont besoin de ces gens-là à Rome. [4] Nous avons perdu quelques troupes sur la frontière de Champagne qui ont été défaites par les gens du prince de Condé. [21] La reine de Suède [22] est toujours à Anvers, [23] elle a déclaré aux jésuites qu’elle ne se fera jamais catholique. [24][25] Je pense que c’est tout un car la religion des princes est une chose bien étrange, personata et fucata, saltem præpostera pietas[5][24][26] On croit, ou au moins l’on soupçonne quelque intelligence de Cromwell [27] avec l’Espagnol contre nous. Adieu, soyez, Monsieur, mon bon ami, je suis tout vôtre.

Tuus ex animo usque ad aras[6]

Ne vous étonnez point si j’écris à M. Borde, c’est pour lui faire réponse sur ce qu’il m’a demandé mon avis d’imprimer l’Hippocrate de Foesius ; [28][29] je lui ai amplement répondu et satisfait, mais ne faites aucun semblant de le savoir de moi ni d’autres jusqu’à ce qu’ils vous en parlent. [7] Je baise très humblement les mains à Messieurs nos bons amis MM. Gras, Garnier et Falconet.

Vale et me ama[8]

Fait à Paris ce 4e de décembre 1654 à huit heures du soir.

Celle-ci n’est point partie ce 4e de décembre, que je vous l’avais destinée ; elle ne lairra point d’être bonne ; [9] c’est la faute d’un homme qui oublia de la mettre et de l’enfermer dans son paquet.


a.

Ms BnF Baluze no 148, fo 95, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Jestaz no 138 (tome ii, pages 1307‑1308). Note de Charles Spon à côté de l’adresse : « 1654/ Paris, 4 décemb./ Lyon, 14 dud./ Rispost./ Adi le premier janv./ 1655. »

1.

« l’art des balivernes, etc. ».

V. note [5], lettre 390, pour la lettre de Samuel Sorbière (Sebastianus Alethophilus), publiée en 1654, en faveur des découvertes de Jean Pecquet, où se lit cette phrase (page 8) :

Quæ cum alias animadverterem, verebar tacitus, ne quis emunctæ naris et petulanti splene cachinno Medicinam defineret Artem nugarum gravi supercilio coram ægroto effutiendarum, et remediorum incertorum adhibendorum, ut animi mæror aliquantulum deliniatur, et placide bonæ valetudinis restauratio, Natura partes suas agente, vel mors ultima rerum linea, fatis properantibus expectetur.

[Pour le dire autrement, je craignais en silence que quelque rieur doté d’un flair subtil {a} et ayant la raillerie facile, {b} définirait la médecine comme l’art des balivernes, qu’on doit débiter avec pesante arrogance en présence du malade, et celui d’administrer des remèdes hasardeux, pour que sa profonde affliction de l’esprit soit tant soit peu adoucie et qu’il attende sereinement ou la restauration d’une bonne santé, si la Nature joue bien son rôle, ou la mort, qui est la fin de toutes choses, {c} si la fatalité est en hâte].


  1. Horace, v. note [12], lettre latine 10.

  2. Perse, Satire i , vers 12.

  3. Horace, Épîtres, livre i, lettre 16, vers 79.

2.

Traverser : « faire obstacle, opposition, apporter de l’empêchement. Le diable traverse toujours les desseins pieux. L’envie se plaît à traverser les desseins d’autrui » (Furetière).

Charles-Emmanuel ii, duc de Savoie (v. note [10], lettre 354) ne se maria ni avec la Grande Mademoiselle, Anne-Marie-Louise de Montpensier (v. note [18], lettre 77), fille du premier lit de Monsieur Gaston, ni avec Marie-Thérèse, fille de Philippe iv d’Espagne et future épouse de Louis xiv, mais avec Françoise-Madeleine, fille du son second lit de Gaston. Guy Patin, décidément bien informé, anticipait ici de nouveau (v. note [9], lettre 378) sur les mariages princiers et royaux que la « comédie de Lyon » allait dénouer en 1658.

3.

Les cardinaux Antoine (Antonio) et Francesco Barberini, dit le cardinal barberin, avaient une revanche à prendre sur le clan du pape Innocent x qui les avait éconduits sans ménagement.

4.

Reggio de Calabre se situe à l’extrême pointe sud-ouest de l’Italie, sur le détroit de Messine. Depuis qu’il avait été libéré par Condé des prisons espagnoles en juillet 1652 (v. note [19], lettre 308), Henri ii de Lorraine, duc de Guise, n’avait en tête que l’idée de reconquérir le royaume de Naples malgré son engagement solennel de ne plus jamais s’en aviser.

René de Bouillé, Histoire des ducs de Guise (Paris, Amyot, 1850, in‑8o, volume iv, page 484) :

« Peu corrigé par sa captivité, le prince lorrain en avait rapporté un fonds considérable d’irritation, d’ardeur de vengeance et l’intégrité de ses desseins, de ses illusions sur le royaume de Naples. Celles-ci coïncidaient alors avec les vues politiques de la France, dont Guise allait recevoir l’impulsion et l’appui pour agir. Depuis le commencement de la guerre contre l’Espagne, {a} l’expérience enseignait que la méthode la plus efficace pour forcer cette puissance à traiter consistait à la combattre sur son propre territoire. Les mauvais succès des armes françaises en Catalogne avaient éloigné ce but ; il s’agissait d’en trouver l’équivalent. Les provinces wallonnes et le royaume de Naples fournissaient à l’Espagne ses principaux moyens de lutte. Le gouvernement de Louis xiv médita sur la conquête du dernier et résolut de confier l’expédition au duc de Guise, qui était déjà en possession de la connaissance des choses et d’une certaine popularité présumée dans ce pays, avec lequel il ne cessait d’entretenir des correspondances. »


  1. 1635.

Retardé par la mort de son frère, le duc de Joyeuse, Guise avait quitté Toulon le 5 octobre 1654, à la tête d’une flotte commandée par le chevalier Paul, en direction de Reggio. Une succession de tempêtes obligea à changer de plan pour un débarquement à Castellammare di Stabia, dans le golfe de Naples, le 13 novembre, après quarante jours de mer très difficile. Affaiblie, harcelée par les Espagnols, sans le secours espéré des Napolitains et loin de tout secours allié, l’armée du duc fut forcée de rembarquer au début de décembre (Bouillé, pages 485‑489 ; v. aussi Montglat, Mémoires, page 303).

5.

« fardée et frelatée, {a} à tout le moins une piété à contretemps. » {b}


  1. Marc-Aurèle Pensées pour moi-même (v. note [1], lettre 671), livre xi, xviii :

    • en grec, οτι το ευμενες ανικητον, εαν γνησιον η και μη σεσηρος μηδε υποκρισις ;

    • en latin (traduction de Thomas Gataker [Thomas Buck, Cambridge, 1652, page 111]),

      mansuetudinem insuperabilem esse, si genuina ferit, non personata et fucata…

      [la mansuétude est invincible, si elle est sincère, ni fardée ni frelatée…]

  2. V. note [7], lettre 378, pour la conversion de la reine Christine qui, contrairement à ce qu’en disait Guy Patin, était en excellent chemin.

6.

« Vôtre de tout cœur jusqu’à la mort. » Guy Patin n’a pas signé sa lettre.

7.

Ce projet de rééditer à Lyon l’Hippocrate d’Anuce Foës (v. note [6], lettre 68) n’a pas abouti en raison du privilège d’exclusivité accordé en France à René Chartier sur la publication des œuvres de d’Hippocrate en grec et latin (v. note [14], lettre 35).

8.

« Vale et aimez-moi. »

9.

Elle n’en manquera pas moins de vous intéresser.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 4 décembre 1654

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(Consulté le 18/04/2024)

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