L. 423.  >
À André Falconet,
le 1er novembre 1655

Monsieur, [a][1]

J’ai reçu avec grande joie votre lettre qui m’apprend que le jeune Le Maître est guéri, il vous a bien de l’obligation. Il lui faut du temps pour son rétablissement car il est naturellement faible et délicat, ac raræ texturæ[1] et principalement en cette saison. Vous m’avez cité fort à propos un beau distique, Qui viret in foliis, etc. ; [2][2] mais de grâce, savez-vous qui en est le vrai auteur ? Louis Duret [3] les a cités sur la Pratique de Houllier. [4] Je suis de votre avis à l’égard des rousseaux[5] je n’en ai jamais connu dont je n’aie eu envie de me défier. On dit que Judas [6] l’était ; pour moi, je crois qu’il était pis que rousseau puisqu’il vendit son maître qui était si bon, il fallait qu’il eût le diable au corps. M. Spon vous pourra dire quelque chose des scribes et des pharisiens que j’ai mis dans sa lettre, il y a de quoi en rire et si bene te novi[3][7] vous en rirez. Il vous dira aussi ce qui en est de M. Gassendi. [8] Pour votre consultation, [9] je pense avec vous que c’est un anévrisme ; [10] mais pourquoi me souhaiter là pour être président ? Je me tiendrais heureux d’y être à vos côtés ; peut-être que quelque jour nous nous rencontrerons. [4][11][12] Notre pauvre docteur M. Chasles [13] s’en va ; il n’en peut plus, eis paucos dies penetrabit ad plures[5] il a été trop au cabaret, il n’a que 57 ans. M. Allain [14] est un paralytique confisqué, qui ne saurait passer l’hiver ; in dies marcescit[6] il mourra tout tabide [15] et hectique ; [16] il a environ 65 ans et paraît en avoir plus de 70.

Le roi [17] a été malade, [18] mais grâces à Dieu, il se porte mieux. Vallot [19] avait encouru la disgrâce générale de toute la cour, et même du roi et de la reine, [20] mais le Mazarin [21] l’a maintenu par raison d’État, et la sienne particulière. La reine avait mandé notre Guénault [22] (qui est une mauvaise peste antimoniale), mais dès le lendemain que le Mazarin fut arrivé de La Fère [23] à Fontainebleau, [24] on le renvoya de deçà. Il n’est pas bien à la cour, tant à raison du prince de Condé [25] duquel, et de feu son père, [26] il est créature, qu’à raison de l’antimoine ; [27] joint que c’est un dangereux homme auquel on aurait peine de se fier. Il n’y a que trop de médecins à la cour : Vallot et La Chambre, [28] Seguin [29] et Esprit, [30] Yvelin [31] et Bodineau. [32] L’usage des eaux minérales [33] était fondé sur la politique de la cour et du temps, personne ne sait ici fort bien la qualité du mal du roi. Guénault même n’en fut pas d’accord avec Vallot : inde iræ et lacrymæ[7][34]

Le pauvre roi de Pologne [35] est ruiné et presque dépouillé. Le roi de Suède [36][37] en est le maître, il tient Varsovie [38] et Cracovie. [39] Le pape [40] a envoyé au roi de Pologne 400 000 écus, mais on dit que la France est d’intelligence avec le roi de Suède et qu’il n’est point sorti de Stockholm [41] qu’après en avoir touché 200 000 écus ; voilà des cartes bien brouillées pour l’été prochain. Le pape demande la paix des deux couronnes et dit que le roi d’Espagne [42] lui en laisse plein pouvoir ; le nonce [43] presse qu’on lui fasse réponse, mais quelque chose qu’on lui réponde, je pense que ceux de deçà ne veulent point la paix et qu’ils disent comme ce vieux ligueur : [44] Par la guerre nous vient le crédit et le bien[8][45] Notre bonhomme Gassendi est mort le dimanche 24e d’octobre à trois heures après midi, âgé de 65 ans. Voilà une grande perte pour la république des bonnes lettres. J’aimerais mieux que dix cardinaux de Rome fussent morts, il n’y aurait point tant de perte pour le public ; au contraire, le pape y gagnerait car il revendrait leurs bonnets vacants à d’autres qui ont bien envie de faire fortune à ce jeu-là. Je verrai M. le comte de Rebé [46] puisque vous le souhaitez. [9] Je suis, etc.

De Paris, ce 1er novembre 1655.


a.

Bulderen, no cviii (tome i, pages 276‑277) ; Reveillé-Parise, no ccccxlv (tome iii, pages 64‑66). Le destinataire de cette lettre n’est pas identifié dans l’édition Bulderen, (À M.***), mais Reveillé‑Parise en a fait André Falconet, ce que certifie le contenu. Les deux éditeurs ont cependant apposé une date impossible : le 1er novembre 1656 ; l’annonce de la mort récente de Pierre Gassendi impose 1655, tout comme la plupart des autres nouvelles fournies dans la lettre.

1.

« et de texture fragile ».

2.

Qui viret in foliis venit a radicibus humor,
Et patrum in natos abeunt cum semine mores
.

[La sève qui verdit les feuilles vient des racines, comme les mœurs des pères s’en vont aux enfants avec la semence].

Louis Duret a en effet repris ces deux vers dans son édition de la Pratique (Opera practica) de Jacques Houllier (Genève, 1623, v. note [9], lettre 131) : c’est au livre i, page 544, dans son commentaire sur le chapitre lxii, De Arthritide [L’Arthrite (goutteuse)], où il veut insister sur son caractère héréditaire [gentilitia] ; il y a simplement remplacé le dernier mot, mores [les mœurs], par morbi [les maladies], avec ce seul commentaire, Dixit Poëta, mores [Le poète a dit mores].

Souvent cités ailleurs, mais jamais exactement référencés, ce sont les deux derniers vers de la silve ii (livre i), in nuptiis filiæ Frederici Ducis [pour le mariage de la fille du duc Frédéric (d’Urbino)], fo xxx vo des Opera omnia Baptistæ Mantuani… [Œuvres (poétiques) complètes de Baptista Mantuanus…] (Bologne, Benedictus Hector, 1502, in‑fo de 389 feuilles).

Baptista Mantuanus (Mantoue 1447-ibid. 1516), Jean-Baptiste de Mantoue en français, Giambattista Spagnoli en italien (v. note [33] du Borboniana 1 manuscrit pour les origines espagnoles de Baptista, qui lui valaient ce surnom), est un carme, vicaire général de son Ordre, réformateur, humaniste et poète latin, qui a été béatifié en 1890.

3.

« si je vous connais bien » ; v. notes [14], lettre 83, et [4], lettre 421, pour les scribes et les pharisiens, c’est-à-dire la querelle entre le curé de Saint-Paul et les jésuites.

4.

André Falconet avait sans doute prié Guy Patin de bien vouloir présider à une consultation de plusieurs médecins pour un cas difficile (ce qui l’aurait obligé à faire le voyage de Lyon, qu’il ne fit apparemment jamais).

Anévrisme ou anévrysme {a} (Trévoux) :

« C’est une tumeur molle qui obéit au toucher, {b} engendrée de sang et d’esprits épandus sous la chair par dilatation ou par relaxation d’une artère. Tumor ex sanguine aut arteriarum remissione excrescens, {c} aneurisma. Galien dit que quand l’artère est ouverte par anastomose, il se fait une maladie dite anévrisme. {d} Elle se fait aussi lorsqu’en saignant on ouvre une artère au lieu d’une veine. » {e}


  1. Orthographe préférée par Littré, car conforme à l’étymologie grecque : ανευρυσμα (aneurusma), « dilatation ».

  2. C’est-à-dire perceptible à la palpation (et parfois à la vue), car elle bat avec les pulsations cardiaques.

  3. « Tumeur se développant à partir du sang ou du relâchement des artères ».

    L’anévrisme vrai est le résultat d’une dilatation de l’artère avec perte du parallélisme des bords. Sa cause est congénitale (malformation), dégénérative (artériosclérose liée au vieillissement), inflammatoire ou infectieuse (notamment syphilitique, v. notule {c}, note [9], lettre 122). Toutes les artères peuvent présenter un anévrisme, mais l’aorte est le site le plus commun : dans son segment abdominal (par dégénérescence) ; mais parfois thoracique, notamment en lien avec la syphilis (sans doute la cause la plus fréquente au xviie s.), ainsi que l’illustre l’autopsie de Charles Patin, décrite à la fin des Déboires de Carolus.

    La rupture de l’anévrisme est sa redoutable complication, car généralement mortelle, par hémorragie massive (abdominale, thoracique ou cérébrale).

  4. La communication à plein canal (anastomose) entre une artère et une veine engendre la formation d’une autre sorte d’anévrisme dit artérioveineux (ou angiome). Son origine st congénitale ou traumatique.

  5. Quand elle ne tue pas, une plaie artérielle peut se colmater spontanément en provoquant la formation d’un faux anévrisme : l’hématome compriment l’artère, tarit son saignement, puis subit une organisation fibreuse avec formation d’une poche de sang adhérente à l’artère.

5.

« il s’en ira pour l’au-delà dans peu de jours » ; v. note [13], lettre 248, pour ad plures.

6.

« il s’affaiblit de jour en jour ».

Confisqué « se dit d’une chose qui apparemment est perdue ou ruinée : c’est un homme confisqué qui ne relèvera jamais de cette maladie » (Furetière).

7.

« d’où les colères, d’où les larmes » (Juvénal, v. note [32], lettre 197).

8.

Vers repris dans les Mémoires de la Ligue, [a} contenant les événements les plus remarquables depuis 1576, jusqu’à la paix accordée entre le roi de France et le roi d’Espagne, en 1598. Nouvelle édition… Tome second (Amsterdam, Arkstée et Merkus, 1758, in‑4o), année 1586, pages 194‑195 :

« Cette trêve {b} fut sans effet, par l’artifice de ceux de la Ligue qui ne redoutaient rien tant que la paix, et ne tâchaient que d’amuser le roi de Navarre, {c} pour le surprendre s’ils pouvaient. Tellement que la reine {d} s’en retourna sans rien faire. Joint qu’en ce même temps s’augmentèrent les défiances à la cour, et les diverses factions, chacun des chefs de la Ligue voulant, sous l’apparence du maintien de la religion romaine, bâtir les fondements de sa grandeur. Ce qui donna l’argument de quelques carmes {e} français, lesquels en peu de mots représentent l’horrible confusion où était réduit l’état de la pauvre France.

Les carmes sont tels :

                   Le roi.
Je désire la paix, et la guerre je jure. {f}
                   Guise. {g}
Mais si la paix se fait, notre espoir n’est plus rien.
                   Duc de Mayenne. {h}
Par la guerre nous croît le crédit et le bien. {i}
                   Card. de Guise. {j}
Le temps s’offre pour nous, avec la couverture.
                   Le roi de Navarre.
Qui comptera sans moi, pensant que je l’endure,
Il comptera deux fois, je m’en assure bien.
                   Le cardinal de Bourbon. {k}
Chacun peut bien compter cela qu’il prétend sien.
                   La reine mère. {d}
La dispute ne vaut, tandis que mon fils dure.
                   Le pape.
Néanmoins poursuivons la Ligue et ses projets.
                   L’empereur.
Le roi donc perdra la France et ses sujets.
                   Le roi d’Espagne.
Si la France se perd, je l’aurai tôt trouvée.
                   La France.
Tout beau, il ne faut pas tant de chiens pour un os.
Et ceux-là n’ont pas bien ma puissance éprouvée,
Qui, pour l’ambition, me troublent le repos. »


  1. V. note [20], lettre 15.

  2. L’édit, signé à Nemours le 7 juillet 1585 par le roi Henri iii, avait révoqué tous les précédents édits en faveur des protestants.

  3. Le calviniste Henri de Navarre devenu le roi Henri iv de France, après l’assassinat de Henri iii en 1589.

  4. Catherine de Médicis, mère de Henri iii.

  5. Pièces de vers.

  6. Je promets.

  7. Henri ier de Lorraine, dit le Balafré, meneur de la Ligue (v. note [1], lettre 463).

  8. Charles de Lorraine, général de la Ligue et frère du Balafré (v. note [6], lettre 445).

  9. Vers cité par Guy Patin avec variante du verbe (« vient » pour « croît ») ; il l’a repris dans deux lettres ultérieures, mais en le mettant sur les lèvres de « M. de Guise » (le Balafré) ; je ne l’ai pas trouvé imprimé dans un ouvrage paru au temps de Patin, mais il avait dû l’être sous forme de feuille volante, que lui-même ou un de ses amis avait lue.

  10. Charles de Lorraine, oncle des deux précédents et chef de la Maison de Guise (v. notule {g}, note [21] du Borboniana 5 manuscrit).

  11. Charles i de Bourbon, cardinal de Vendôme, conseiller du roi Henri iii et oncle du roi de Navarre (v. note [64] du Traité de la Conservation de santé, chapitre ii).

9.

Moréri (1718, tome 5, pages 29), dans l’article qu’il consacre à la famille de Rebé, désigne ce comte comme étant Claude ii, seigneur (et non comte) de Rebé, marquis d’Arques (mort en février 1665), petit-neveu de Claude i de Rebé, archevêque de Narbonne (v. note [2], lettre 416). Le grand-père de Claude ii, prénommé Zacharie, était le frère aîné de l’archevêque. Claude ii était le fils unique de Philibert de Rebé (mort en 1637) et de Diane d’Apchon, fille du marquis de Saint-André ; l’archevêque de Narbonne (probablement son parrain) l’avait désigné comme son héritier. Claude ii mourut aveugle, Guy Patin a signalé ce décès à Mâcon en février 1665. Il avait épousé Jeanne d’Albret, fille de Henri, baron de Miossens, comte de Marennes, et d’Anne de Pardaillan ; ils eurent pour fils unique Claude-Hyacinthe, marquis d’Arques, colonel du régiment de Piémont, brigadier des armées du roi, lieutenant général pour sa majesté en la province de Roussillon, mort à Namur en 1693, âgé de 36 ans, par suite des blessures reçues à la bataille de Nerwinde.

V. note [3], lettre 416, pour Marie de Rebé, nièce de l’archevêque et petite-fille de Jean Fernel. Claude ii de Rebé était un client éminent d’André Falconet ; comme il était à Paris (sans doute pour accompagner l’archevêque de Narbonne qui présidait l’Assemblée du Clergé), Falconet lui avait recommandé de consulter Guy Patin. Les lettres suivantes ont suivi l’affaire.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 1er novembre 1655

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0423

(Consulté le 23/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.