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À Charles Spon,
le 24 octobre 1656

À Monsieur, Monsieur Spon, docteur en médecine à Lyon.

Monsieur mon cher ami, [a][1]

Ce 18e d’octobre. Depuis ma dernière, laquelle est du mardi, 17e d’octobre, de quatre grandes pages, je vous dirai que notre pauvre ami M. Moreau [2] mourut hier à quatre heures du soir ; si bien qu’il était mort quand je vous écrivis sur les huit heures, mais je ne le savais pas. Cette mauvaise nouvelle nous a été révélée aujourd’hui au matin lorsque nous nous sommes presque tous rencontrés en nos Écoles à la messe de Saint-Luc[3][4] où nous étions environ 86. Il sera enterré demain à onze heures du matin en l’église de Saint-Jean-en-Grève. [5]

Ce 19e d’octobre. Cela est fait en grande compagnie et belle assistance, et avec un très grand regret de tous les gens de bien. Nous étions plus de 30 robes rouges pour honorer sa pompe funèbre, et y avait bien encore autant de docteurs en habit noir. Il a été enterré dans Saint-Jean-en-Grève au bas de la nef, bien près du lieu où fut mis, l’an 1618, un des grands hommes qui ait jamais été depuis Galien [6] en notre profession, savoir M. Simon Piètre, [7] qui avait été le Mæcenas [8] de M. Moreau défunt. Il est fort regretté de tous les honnêtes gens de sa connaissance, et même de la Faculté. Je crois bien qu’il y a quelques grimauds de gente stibiali [1][9] qui n’ont ni humanité, ni pitié, ni charité pour personne, et quorum luminibus officiebat[2] qui ne sont point marris de sa mort, espérant par icelle de faire leur moisson un peu plus dorée. Verba sunt istorum nebulonium[3] mais telles gens ne sont point capables de faire honneur à quelqu’un, ni même du déshonneur. [4]

Pour M. Guillemeau, [10] il est toujours de même. Il est vrai qu’il ne boit point, mais il prend de grands bouillons et quelques œufs frais ; il ne dort que très peu et se plaint de diverses douleurs, mais il me semble qu’il n’est ni affaibli, ni empiré depuis huit jours. Quand il mourra, il ne sera jamais tant regretté que le bon M. Moreau. Aussi était-ce bien un autre homme : M. Moreau a vécu en homme de bien et d’honneur avec beaucoup de probité envers tout le monde et même envers ses compagnons, parmi lesquels il y a, comme vous savez, en toutes les grandes compagnies, d’étranges gens et principalement in gente pædagogica[5] où il y a des maîtres ès arts qui se piquent d’être savants en latin, qui sont sots, impudents et extravagants ; M. Guillemeau au contraire, a été un courtisan recuit et rusé qui privatæ rei suæ studuit ; ex eo tamen laudandus [6] qu’il a toujours été du bon parti et dans les bons sentiments de la méthode, de la saignée, de la paucité des remèdes[7] de l’antimoine et de toute la chimie [11] qui est, à purement et proprement parler, la fausse monnaie de notre métier. Nos maîtres ès arts n’ont pas toujours le sens commun tout entier et nous pourrions à grand droit dire d’eux ce que feu M. Jean Duret, [12][13] fils de Louis, disait des conseillers qui n’approuvaient pas la saignée [14] en la petite vérole : [15] Domini de Parlamento parum habent sensus communis[8] Un habile homme ne se fait pas en un jour, plures anni requiruntur[9]

Voici une étrange nouvelle pour les Espagnols : on dit que les Anglais ont attrapé leur flotte près du Détroit et qu’ils l’ont emmenée en Angleterre, [10][16] où il y a pour 15 millions de butin et entre autres, pour six millions d’argent monnayé. Cela fera faillir [11] plusieurs marchands de Saint-Malo, [17] de Rouen et de Paris.

Ce 20e d’octobre, à onze heures du matin. L’arrêt du Conseil donné par M. le chancelier [18] contre le Parlement en faveur des maîtres des requêtes et entre autres, en faveur de MM. Gaulmin [19] et de Laffemas, [12][20] a été ce matin signifié au parquet et au doyen de la Grand’Chambre.

Je viens de chez M. Guillemeau qui s’en va sans dire adieu à la Compagnie : il est tombé en faiblesse, en convulsion, il a perdu la parole. On m’est ici venu chercher. Lorsque j’y suis arrivé, il avait reçu l’extrême-onction, [21] il ne m’a point reconnu, ni aucun de ses amis. Il n’a presque plus de pouls, c’est un homme que je tiens perdu et qui mourra demain. Voilà bien du désordre dans une même semaine, voire même en quatre jours ; et néanmoins notre Faculté perd beaucoup, tant à l’un qu’à l’autre. Hélas, les méchants, les fourbes et les imposteurs publics ne meurent point et ces honnêtes gens-là meurent, sic male agitur cum rebus humanis[13][22] Et néanmoins je n’y sais point de remède, le temps viendra aux autres ; et en attendant, tâchons de vivre. Et croyez que je serai toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce vendredi 20e d’octobre à sept heures du soir.

Je vous supplie d’annoncer ces deux morts à MM. Gras, Guillemin et Falconet qui tous trois ont connu M. Guillemeau, lequel est mort le samedi 21e d’octobre à cinq heures du matin et a ordonné d’être enterré sans aucune cérémonie dans Saint-Jean auprès de son père qui était chirurgien du roi et qui mourut l’an 1613. [14][23] Celui-ci avait 68 ans, il est bien près de M. Moreau et de Simon Piètre qui ont été de fort honnêtes gens, et deux hommes incomparables.

Ce 22e d’octobre. Voilà M. Ravaud [24] qui vient de sortir de céans pour me dire adieu : il part demain pour Orléans ; [25] il s’en va delà à Saumur, [26] à Bordeaux, enfin à Lisbonne en Portugal ; Dieu le veuille bien conduire et le ramener jusqu’à Lyon. Il m’a appris beaucoup de petites choses que j’avais envie de savoir touchant les livres, dont je lui ai obligation ; et de plus, il m’a promis d’imprimer à Lyon, in‑fo, tout en un tome, le recueil entier de toutes les œuvres de Thomas Erastus [27] qui a été un excellent auteur et le premier, à mon gré, de sa nation, quoiqu’en dise la médisante troupe des chimistes écervelés. [15]

Ce 23e d’octobre. Enfin, la mort est bien affamée, elle ne peut se rassasier de médecins : n’étant pas contente de deux excellents hommes, elle en a pris un troisième qui est bon médecin et bel esprit, mais grand ivrogne ; c’est M. Charles Le Clerc, [28] âgé de 73 ans (c’est beaucoup vivre pour un homme déréglé), qui mourut ici hier à quatre heures du soir d’une apoplexie, [29] de laquelle il ne fut malade que six heures ; si bien que voilà trois de nos anciens emportés en moins de six jours. Vale et me ama.

Tuus ex animo. [16] G.P.

De Paris, ce mardi 24e d’octobre 1656.


a.

Ms BnF no 9357, fo 218 ; Reveillé-Parise, no cclxc (tome ii, pages 256‑257).

L’adresse écrite au‑dessus de la suscription (avec un dédoublement courtois de « Monsieur », v. note [a], lettre 1) atteste que la lettre a été transmise à Charles Spon par un porteur.

1.

« de la nation antimoniale ».

V. note [28], lettre 6, pour René Moreau, qui avait été l’un des mentors de Guy Patin, et un grand défenseur de la médecine dogmatique et antistibiale au sein de la Faculté de médecine de Paris.

Tel que Patin l’a écrit ici (sans jamais le réutiliser ailleurs), le mot grimaux n’est dans aucun dictionnaire. Furetière donne à grimaud le sens de « terme injurieux dont les grands écoliers se servent pour injurier les petits », que Littré a étendu à ceux de « mauvais écrivain, mauvais artiste » et de « pédant encroûté », qui conviennent mieux au contexte.

2.

« et auxquels il faisait de l’ombre ».

3.

« C’est la façon que ces vauriens ont de parler ».

4.

Ces deux premiers paragraphes sur la mort de René Moreau, fort altérés, font le début d’une lettre fabriquée, datée du 7 novembre 1656, qu’on trouve adressée à Charles Spon dans Bulderen (tome i, lettre cix, pages 279‑281), mais à André Falconet dans Reveillé-Parise (tome iii, lettre ccccxlvi, pages 66‑67).

5.

« dans la corporation des enseignants ».

6.

« qui s’est surtout préoccupé de son propre profit ; il faut pourtant reconnaître ».

7.

Fragment employé par Littré DLF pour définir le mot paucité (parcimonie).

8.

« Messieurs du Parlement ont peu de sens commun. »

9.

« il y faut plusieurs années. »

10.

Ce « Détroit » était celui de Gibraltar (Trévoux) :

« le nom de Gibraltar s’est fait par corruption de Gibel-Tarif, nom arabe qui signifie “ montagne de Tarif ”, et ce nom vient des Maures. […] Le détroit de Gibraltar, Herculeum fretum, Gibraltariæ fretum ou Gaditanum fretum, {a} est un des plus célèbres détroits du vieux monde. Il est entre l’Andalousie, en Espagne, et le royaume de Fez en Barbarie. Sa longueur est environ de dix lieues, et sa largeur de quatre, et il joint la mer Méditerranée avec l’océan Atlantique. On voit à l’endroit le moins large de ce détroit, du côté de l’Espagne, la montagne de Gibraltar, qui lui donne le nom, et du côté de l’Afrique la montagne des Singes. {b} Les Anciens ont pris ces deux montagnes pour les deux colonnes d’Hercule, et c’est pour cette raison qu’ils ont donné au détroit le nom de détroit d’Hercule. »


  1. Détroit de Cadix : Ultra Gades nil [Il n’y a rien au large de Cadix], v. note [19], lettre 901.

  2. Près de la ville de Ceuta, dans l’enclave espagnole du Maroc.

Le 11 juillet, la flotte anglaise, menée par Robert Blake et Edward Montagu, s’était divisée en trois escadres : dix vaisseaux avaient regagné les îles britanniques pour garder la Manche, douze étaient restés à Cadix avec le vice-amiral Richard Stayner pour y maintenir le blocus, et quatorze avaient fait voile en Méditerranée, avec Blake et Montagu, pour harceler les pirates barbaresques. Le 19 septembre, au large de Cadix, Stayner avait intercepté l’escadre espagnole revenant d’Amérique chargée d’or et d’argent, coulant trois navires, en capturant deux et en laissant fuir trois autres. Cette riche prise incita le Parlement à poursuivre la guerre anglaise contre l’Espagne (Plant).

11.

Mettra en faillite.

12.

V. notes [15], lettre 282, pour Gilbert Gaulmin et [4], lettre 444, pour le différend qui opposait alors le Parlement aux maîtres des requêtes.

Isaac de Laffemas, sieur de Homont (1584-16 mars 1657), était fils de Barthélemy de Laffemas, tailleur du prince de Navarre, surnommé Beau semblant, puis contrôleur général du commerce et des manufactures sous Henri iv. D’abord avocat au Parlement, Isaac avait ensuite été nommé maître des requêtes, conseiller d’État et lieutenant civil de la prévôté et vicomté de Paris (1635-1643). Juge dévoué à la politique terrible de Richelieu contre la noblesse, il avait soulevé des haines ardentes (G.D.U. xixe s.). Laffemas perdit toutes ses charges à la mort du cardinal.

Tallemant des Réaux a consacré une historiette à Laffemas (tome ii, pages 258‑262) :

« Il a passé pour un grand bourreau ; mais il faut dire aussi qu’il est venu en un siècle où l’on ne savait ce que c’était que de faire mourir un gentilhomme ; et le cardinal de Richelieu se servit de lui à faire ses premiers exemples. M. d’Espeisses {a} le définissait ainsi : Vir bonus, stangulandi peritus. {b} Il s’est vanté plusieurs fois de faire le procès à quiconque aurait manié l’argent du roi et d’avoir une manière d’interroger toute particulière pour tirer les vers du nez d’un criminel. »


  1. V. note [15], lettre 41.

  2. « Homme de bien, habile à étrangler. »

Probe et intègre, de l’aveu même de ses ennemis, Laffemas se déclara pour Mazarin pendant la Fronde. Il a laissé entre autres :

Fils d’Isaac, l’abbé Laurent de Laffemas (mort en 1655) a été auteur de vers satiriques et de mazarinades, dont il n’est pas toujours possible de dire s’ils sont de lui ou de son père.

13.

« le bien public s’en trouve défavorisé », Sénèque le Jeune, La Vie heureuse (chapitre ii) :

Non tam bene cum rebus humanis agitur ut meliora pluribus placeant: argumentum pessimi turba est.

[Le bien public n’est pas si favorisé que le meilleur parti plaise au plus grand nombre : le pire se reconnaît à la foule qui le suit].

14.

V. note [15], lettre 219, pour Jacques Guillemeau, père de Charles.

15.

V. note [8], lettre 358, pour ce projet d’éditer toutes les œuvres de Thomas Lieber, dit Erastus, qui n’a jamais abouti, mais dont Guy Patin a souvent parlé dans ses lettres.

16.

« Vale et aimez-moi. Vôtre de tout cœur. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 24 octobre 1656

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(Consulté le 20/04/2024)

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