L. 489.  >
À Charles Spon,
le 21 août 1657

< Monsieur, > [a][1]

On dit ici que les jésuites [2] ont fait une grande conquête dans l’Amérique [3] méridionale, au-dessus du Rio de la Plata ; qu’ils se sont là rendus maîtres d’un pays tout entier jusqu’ici inconnu et de nul abordé, et qu’ils vont y ériger un grand empire ; [1] mais qui en sera le roi ? an Deus ? an papa ? [2] ou leur père général ? Je voudrais que toute l’espèce et tous les individus, et les moines, [4] et les moineaux et les moinillons y fussent tous dans l’eau jusqu’au cou. Ah ! qu’ils seraient bien là ! Ah ! le beau déblai de chétive marchandise ! Que l’Europe serait heureuse ce jour-là !

M. Basset [5] de Lyon demande à ses juges d’être examiné à Paris par les juges de notre Faculté ; [3] qui est ce que vous devez empêcher s’il y a moyen, de peur que la coutume n’en vienne, en dépit de l’ordre établi, dans votre Collège et que cela ne tire à conséquence ; joint que le rapporteur nommera des médecins ceux qu’il voudra et qu’il y a danger que cela n’aille mal. Nous avons ici des Guénault, [6] Béda, [7] Rainssant, [8] Renaudot [9][10] et autres vauriens, qui sont gens à faire ce que l’on veut à qui plus leur donne. Hic et alibi venditur piper[4][11] ces gens-là aiment mieux un écu que toute la vertu du monde : Unde habeas, curat nemo, sed opportet habere[5][12] Et ainsi la liberté de vos statuts et privilèges serait étouffée per nequitiam paucorum nebulonum qui nihil curant præter lucrum et præsentes nummos[6] Nous avons ici un Bodineau [13] qui dit sans rougir qu’il faut faire ses affaires à quelque prix que ce soit et que tout ce qu’on fait est bon, pourvu qu’il en vienne de l’argent ; que les gens de bien n’ont pas de chausses. [7]

On parle ici d’une grande exécution qui s’est faite à Toulouse [14] d’un frère, d’un neveu et d’un valet de chambre, dont deux ont été rompus [15] et le troisième a eu la tête tranchée pour avoir massacré une dame de leurs parentés, avoir tué un abbé de Veracan et un des archers qui les poursuivaient. Cette dame s’appelait Mme de Nevi, [16] et avait autrefois été fille d’honneur de la feu reine mère Marie de Médicis. [8][17]

Faites-moi la faveur de me mander à votre commodité qui est un certain Cl. Alberius Triuncurianus [18] qui a fait Orationes de Immotalitate animæ, de Concordia medicorum, de Terræ motu, de Resurrectione mortuorum, et qui a écrit sur l’Organe d’Aristote, [19] dont quelques-uns disent que M. Du Moulin [20] a tiré sa logique. Il vivait sous Henri iii[21] Je pense qu’il a enseigné à Lausanne, et même qu’il changea de religion, mais où est-il mort ? [9] Mandez-moi, s’il vous plaît, ce que vous en savez ; sinon M. Huguetan [22] l’avocat vous en dira quelque chose, je lui en ai autrefois ouï parler. Je vous demande la même grâce pour Simon Simonius [23] qui a bien fait du bruit en sa vie et qui a plusieurs fois changé de religion, et qui eut grosse querelle avec quelques médecins polonais, dont quelques livres ont été écrits. Il a même enseigné à Genève, à Paris et à Heidelberg. [24] Il avait été grand ami de P. Ramus [25] et a reproché à Jacobus Carpentarius, [26] qui mourut ici l’an 1574, qu’il avait fait tuer ledit Ramus au massacre de la Saint-Barthélemy. [10][27] J’attends là-dessus vos instructions.

Les rois de Suède [28] et de Danemark [29] s’entre-cherchent pour se battre. Cromwell [30] est en colère contre le Mazarin [31] qui lui a manqué de parole, et les Hollandais demandent la ratification de leur traité qu’on ne leur tient pas. [11] Le 17e d’août on a chanté le Te Deum à Notre-Dame [32] pour la prise de Montmédy. [33][34]

Vous savez bien que les jésuites sont rétablis à Venise, [35] et que le pape [36] d’aujourd’hui a obtenu cela pour eux en leur prêtant des galères [37] pour aller à la guerre contre les Turcs. Voici des vers français que je vous envoie sur ce rétablissement :

Tu triomphes, Saint-Marc, dans cette longue guerre,
Où ta valeur, des Turcs, arrête le dessein ;
Mais que te sert de vaincre, et par mer et par terre,
Si déjà d’autres Turcs sont reçus dans ton sein ?

Je vous prie d’en faire part à M. Gras, [38] notre bon ami, avec mes très humbles recommandations.

Comme je vous écrivais ces derniers mots, voilà une petite nouvelle qui m’arrive : c’est une lettre de M. Horstius, [39] de peu de lignes, où il me parle de vous, avec un petit livre qu’il m’envoie, intitulé Manuductio ad medicinam, in Acad. Marpurg. studiosæ iuventuti ante annos vicenos primum prælecta, a Ioan. Dan. Horstio, medicinæ ibidem professore, editio tertia, 1657[12] sans aucun nom de ville ni d’imprimeur. [40] N’est-ce point là le livre qu’il voulait faire imprimer à Lyon ? Celui-ci est in‑12 de petite lettre, où il y a assez de fautes. Il continue d’en vouloir à M. Plempius, [41] et cite quantité de petits modernes, ut ab iis forsan in posterum laudetur[13] Cela n’est point fort nécessaire.

M. Sauvageon [42] m’est venu voir hier, et de peur d’y manquer, il est venu dès cinq heures. Nous nous sommes entretenus assez longtemps, et enfin le sieur Basset, que je n’avais encore vu céans qu’une fois, y est arrivé. Il a été tout étonné d’y rencontrer M. Sauvageon. Je lui ai fait connaître que son affaire était tout autrement plus propre à accorder qu’à plaider ; qu’il y devrait penser plutôt que d’entrer en une Compagnie par la fenêtre, [14] dont il lui resterait un remords toute sa vie. Je lui ai donné des exemples de notre Faculté et des barbiers, [43] qui l’ont un peu fléchi ; sur quoi il a un peu ruminé et m’a dit M. Sauvageon m’a dit qu’il n’était guère temps d’accorder, qu’il avait trop dépensé d’argent, mais que d’ailleurs il craignait bien que son procès ne pût être jugé de ce Parlement. Je l’ai encore exhorté à la paix, et que je m’offrais d’y intervenir envers votre Collège. Il m’a promis d’y penser et qu’il me reviendrait trouver. Votre Collège a fait fort prudemment de choisir M. Sauvageon pour cette affaire, car il aime fort la chicane et est fort entier en ses opinions ; et n’ayez point peur qu’il lui accorde rien, telles gens que lui ne sont point faits pour faire la paix. Le sieur Basset a donc pensé à son fait et la nuit lui a donné bon conseil : ce matin, mais j’étais sorti, il m’a apporté un petit mémoire par lequel il demande que les docteurs médecins agrégés au Collège [44] de Lyon, par une transaction qu’ils passeront avec son père, [15][45] se désistent entièrement de la sentence obtenue à leur profit et que, par la même transaction, ils s’obligent à le recevoir et agréger dans leur Corps en expliquant, à ouverture du livre, [16] une maladie ; moyennant quoi, ledit sieur Basset se départira du procès qu’il a pendant en la Cour, tant à raison de la sentence obtenue contre lui que pour sa réception. C’est à vous à prendre là-dessus vos mesures et à en communiquer avec votre Conseil de delà. J’apprends ici que votre affaire est plus propre à traiter et à accorder qu’à poursuivre, d’autant qu’il y a grande apparence que Messieurs du Parlement ne vous le renverront point pour l’examiner, mais le feront examiner de deçà par des médecins qu’ils nommeront à leur poste ; et de cela l’événement en est fort douteux, et même tire à grande conséquence pour votre Collège et ceux des autres villes. [17] Pensez-y bien.

On a assiégé Saint-Venant. [18][46] Je vous baise les mains et je suis, Monsieur, votre très humble, etc.

De Paris, ce 21e d’août 1657.


a.

Reveillé-Parise, no cccxiv (tome i, pages 336‑339)

1.

Il s’agissait du développement des missions des Guaranis que les missionnaires jésuites avaient commencé d’établir en 1609, sur un vaste territoire enclavé entre les vice-royautés du Pérou et du Rio de la Plata, correspondant à l’actuel Paraguay, avec le nord de l’Argentine, l’Uruguay et le sud-ouest du Brésil. Cet État jésuitique, organisé en une sorte de république théocratique et utopique, allait compter jusqu’à 150 000 Indiens guaranis répartis en une trentaine de missions (dénommées réductions, c’est-à-dire soumissions). Les Portugais y mirent un terme en 1767 quand ils expulsèrent les jésuites.

2.

« est-ce que ce sera Dieu ? ou le pape ? »

3.

Guy Patin tentait alors une conciliation dans le procès de Bonaventure Basset (v. note et [27], lettre 477) contre le Collège des médecins de Lyon qui ne voulait pas l’admettre en son sein. Lyon ressortissait aux compétences juridictionnelles de Paris : son Parlement, pour les procédures d’appel et de cassation, et en matière d’expertise médicale, son École de médecine.

4.

« ici comme ailleurs on vend du poivre [on trompe le monde] » (Horace, v. note [3], lettre 247).

5.

« Nul ne se soucie d’où tu l’as eu, l’important c’est d’avoir » : vers d’un poète inconnu, cité par Juvénal (Satire xiv, vers 207, avec quærit au lieu de curat).

6.

« par la malfaisance d’une poignée de vauriens qui n’ont d’autre souci que le profit et l’argent facile. »

7.

Les honnêtes gens vivent dans la misère : « Il est si pauvre qu’il n’a pas des chausses [v. note [36], lettre 309] » (Furetière).

8.

Je n’ai rien trouvé sur cette sinistre affaire, ce qui laisse planer un doute sur l’exactitude de la transcription, car un tel procès aurait dû laisser des traces imprimées.

9.

Claude Aubery (Auberi ou Alberi, Alberius, natif de Triancourt-en-Argonne, Triuncurianus), médecin et philosophe ayant embrassé le calvinisme, se réfugia à Lausanne où il devint professeur de philosophie. Son De Immortalitate animæ Oratio apodictita [Discours démonstratif sur l’immortalité de l’âme] {a} le fit accuser de tendances catholiques par Théodore de Bèze qui le fit condamner au synode de Berne (Bayle, article sur Rotan, note E) :

« sortant de sa sphère et se mêlant de dogmatique en théologie, il {b} avait enseigné de vive voix et par écrit que la justice de l’homme devant le Tribunal de Dieu est une qualité inhérente. Le synode condamna cette opinion et obligea Aubery et ses adhérents à reconnaître qu’ils embrassaient la doctrine contenue dans la confession de foi des Églises suisses et des Églises de France, savoir que nous sommes justifiés devant le Trône de Dieu par la foi comme par un instrument, qui nous fait prendre Jésus-Christ < pour > notre justice. »


  1. Sans lieu [Morgues], Ioannes le Preux, 1586, in‑8o de 61 pages.

  2. Aubery.

Aubery revint alors en France et rentra dans le sein de l’Église romaine à Dijon, où il mourut en 1596 (G.D.U. xixe s. et J. in Panckoucke). Guy Patin citait ici quatre de ses autres ouvrages (tous publiés à Morges, près de Lausanne, chez Jean Le Preux) :

  1. Claudii Alberii Truncuriani, De Concordia Medicorum, Disputatio Exoterica. Ad Vencislaus Lavinius ab Ottenfeld, Moravum ;

    [Disputation publique de Claude Aubery, natif de Triancourt, sur la Concorde des médecins. Dédié au Morave Vaclav Lavinius d’Ottenfeld] ; {a}

  2. De Terræ motu Oratio analytica : In qua, Hybornæ, Pagi, in ditione illustriss. Reip. Bernensis, supra lacum Lemannum, per Terræmotum oppressi, Historia paucis attingitur ;

    [Discours analytique du mouvement de la Terre : où est brièvement décrit l’histoire d’Yvorne, village de l’illustrissime République de Berne, en surplomb du lac Léman, qui a été écrasée par un mouvement de terrain] ; {b}

  3. Oratio apodictica de resurrectione mortuorum ;

    [Discours démonstratif sur la résurrection des morts] ; {c}

  4. Organon. Id est instrumentum doctrinarum omnium in duas partes divisum. Nempe, in analyticum eruditionis modum, et dialecticam, sive methodum disputandi in utramque partem. Ad Henricum iii. Gal. et Pol. Reg. Christ.

    [L’Organe. {d} C’est-à-dire le bagage de toutes les doctrines, divisé en deux parties, savoir le mode analytique de la connaissance, et la dialectique, ou méthode de disputer sur les parties contraires. Dédié à Henri iii, roi très-chrétien de France et de Pologne]. {e}


    1. 1585, in‑8o de 84 pages, apologie de la médecine spagirique, datée de Lausanne, le 1e février 1658, où Aubery s’attache surtout à défendre la doctrine des signatures de Paracelse (v. notes [5], lettre 340). Le dédicataire, Vaclav Lavin, est un alchimiste de Silésie, mort en 1602, qui avait interrogé Aubery sur trois points de son Organon (dernier ouvrage de la présente liste) : anatomie physiognomonique ; réconciliation de Galien et de Paracelse sur le sel, le soufre et le mercure ; pierre philosophale.

    2. 1585, in‑8o de 39 pages ; ce glissement de montagne avait enseveli en partie Yvorne, près d’Aigle, dans l’actuel canton de Vaud.

    3. 1585, in‑8o de 30 pages.

    4. Autre nom de la Logique d’Aristote.

    5. 1584, in‑4o de 712 pages.

10.
V. note [8], lettre 264, pour la participation de Jacques Charpentier à l’assassinat de Ramus (Pierre La Ramée).

Simone Simoni (Simonius Lucensis), médecin italien du xvie s., natif de Lucques, avait embrassé la religion réformée et fut obligé de quitter sa patrie pour venir s’établir à Genève où il fit des cours de philosophie. Ensuite, il passa à Heidelberg puis à Leipzig où il obtint une chaire de médecine vers 1575.

Il parcourut plus tard la Silésie, la Moravie et la Pologne afin de suivre avec plus de liberté les sentiments des sociniens (v. note [13], lettre 127). Son instabilité religieuse et son humeur difficile lui attirèrent de nombreux ennemis qui l’accusèrent d’athéisme. Le principal antagoniste médical de Simoni fut Nicolo Bucella, médecin italien de la cour de Varsovie, avec qui il entretint en 1588-1589 une dispute imprimée sur la santé et la mort du roi Étienne ier Bátory de Pologne (1533-1586).

Trois ouvrages illustrent son abondante production :

11.

La France entretenait un double jeu diplomatique : alliée de l’Angleterre contre l’Espagne depuis le 23 mars (v. note [10], lettre 525), elle concluait un pacte avec les Provinces-Unies (v. note [38], lettre 488), lesquelles étaient favorables à Charles ii et rivalisaient avec la République britannique pour la domination des mers.

12.

« Guide pour la médecine expliquée aux jeunes étudiants, en l’Université de Marbourg, pour la première fois il y a vingt ans, par Johann Daniel Horst, professeur de médecine dans le même lieu, troisième édition, 1657 » : je n’ai pas vu de première édition, antérieure à 1648, dans les catalogues (v. notule {a}, note [32], lettre 458).

13.

« afin peut-être qu’ils l’en louent ensuite. »

14.

« On dit proverbialement d’un importun, que si on le chasse par la porte, il entre par la fenêtre » (Furetière).

15.

Sans doute Nicolas Basset, originaire de Béziers, qui avait été reçu docteur en médecine de l’Université de Montpellier en 1615 (Dulieu), mais qui n’était pas agrégé au Collège des médecins de Lyon (Mollière).

16.

« à ouverture du livre » est à comprendre comme voulant dire sur un sujet décidé par le sort, en ouvrant au hasard un livre (probablement un recueil des Aphorismes d’Hippocrate, ouvrage qui était alors tenu pour la référence suprême en matière de notions médicales à connaître par cœur).

17.

Guy Patin redoutait qu’un procès devant le Parlement de Paris n’aboutît à une sentence défavorable qui fît jurisprudence, enlevant leur autonomie aux collèges des médecins des villes de province pour les soumettre à l’autorité du Parlement et de la Faculté de médecine de Paris.

18.

Saint-Venant (Pas-de-Calais) est une ville, alors fortifiée, située sur les rives de la Lys, dans l’Artois flamand.

L’extraordinaire no 110 de la Gazette, daté du 5 septembre 1657, est intitulé La Prise de Saint-Venant sur la rivière du Lys, par le maréchal de Turenne. Les Espagnols avaient décampé le 24 août après quelques jours d’un combat sans grand relief. La narration de cette petite affaire n’en occupe pas moins onze pages du journal ; c’est qu’on manquait durement de victoires royales à célébrer.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 21 août 1657

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0489

(Consulté le 25/04/2024)

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